Mardi 18 avril 2023

Tu me dis « Je suis là« . Mais je ne sais pas d’où vient ta voix.

Déjà certaines portions de ma vie ressemblent aux salles dégarnies d’un palais trop vaste, qu’un propriétaire appauvri renonce à occuper tout entier.
::: Marguerite Yourcenar ; Mémoires d’Hadrien

Dimanche 16 avril 2023

Paris, c’est vous. R (vendredi), N (hier), B (aujourd’hui), toi et les autres. Toi tu reviens ce soir, tu reviens chez toi, là où je suis, là d’où j’ai regardé le ciel changeant, un peu menaçant parfois, le ciel, là où je suis bien parce que justement on le voit, le ciel.

L’homme qui, le 5 janvier 2019, entra timidement, presque craintivement dans son cabinet, Me Susane sut aussitôt qu’elle l’avait déjà rencontré, longtemps auparavant et en un lieu dont le souvenir lui revint si précisément, si brutalement qu’elle eut l’impression d’un coup violent porté à son front.
::: Marie NDiaye ; La Vengeance m’appartient

Samedi 15 avril 2023

Il y a cette date, chaque année c’est la même. La naissance de mon père en 1946. Je pourrais ne pas en parler. Faire l’impasse. Faire comme si. Laisser l’image être comme un hommage. Avec le temps ça bouge, il y a quelque chose que je ne sais pas nommer et qui flotte autour de son absence, quelque chose d’un peu fantomatique comme si les souvenirs s’étiolaient, lentement, et qu’en même temps son existence prenait une autre forme, une autre force.

Il y a cette date, chaque année c’est la même. La naissance de ce journal, 2002, chaque année c’est pareil, je me dis « continuer ? » Écrire, aussi, ça bouge. Ça n’est pas comme avant. Ça veut moins, ça sort moins. Il y aurait pourtant de quoi dire, mais ça reste là, enfoui, comme quelque chose qu’on se sait pas nommer.

Jeudi 13 avril 2023

Prendre le temps d’être ici, maudire un peu la pluie mais elle se fait discrète. Une boutique puis une autre, une expo puis une autre, la beauté d’un gisant en tricoté-tissé par Jeanne Vicerial, l’indispensable regard de Zanele Muholi, et puis un de ces troquets où ça commente les manifs au comptoir. Au loin ça fume un peu. Paris semble vivre au rythme de cela, les poubelles renversées, les fumées, les CRS qui courent, les rues bloquées, et moi je reste au loin.

Curieux d’autres combats, d’autres approches, me voilà plutôt, plus tard, à discuter autour d’une revue, PD la revue elle s’appelle ; tabourets noirs, masques blancs parce que ça se fait encore. Je ne sais pas trop pourquoi je suis là, par curiosité, par « allez, on ne sait jamais »… Je suis, je crois, le plus âgé du groupe, et lorsque la question est posée « Vous vous rappelez la première fois que vous avez entendu parler du Sida ?« , j’évoque un souvenir d’enfance, je pense que c’est en quatrième, je dois faire un exposé (oral il me semble) sur le Sida. Nous sommes donc, je suppose, l’année scolaire 1987-1988. Les décès en France commencent à se compter par centaines et Barbara chante Sid’amour à mort. Je revois les dessins dans le livre de biologie : ça ne s’attrape ni par les moustiques, ni par les toilettes, mais par amour. Je ne me souviens de rien d’autre, surtout pas de mon « regard » sur cette question, de mon appréhension ou de tout autre sentiment ou émotion. Une chose est sûr, je reste au loin.

Mercredi 12 avril 2023

Me revoilà. Comme chez moi. Il suffit du métro, il me suffit d’y penser, de regarder les gens. Dans les écouteurs, Barbara Cassin parle du bonheur de se réveiller. C’est cela. Arriver à Paris, c’est un réveil, l’un de mes réveils.

Mardi 11 avril 2023

J’ai pleuré
je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer quand nous sommes arrivés et que nous avons vu la terre qu’il allait falloir travailler
sainte et sainte mère de dieu
des jours et des jours de voyage, à descendre la Seine et la Saône, et puis le Rhône sur des bateaux plats comme la main tirés par des chevaux qui prenaient leur temps, vous pouvez me croire, pendant que les hommes aux arrêts des écluses couraient faire ripaille dans les auberges, et que nous autres pauvres femmes profitions de ce répit pour changer de linge et torcher nos enfants, des jours et des jours je vous dis, jusqu’à ce que nous finissions par apercevoir la mer, la mer et sa lumière éblouissante qui claquait comme un drapeau au-dessus du port de Marseille
sainte et sainte mère de Dieu
::: Mathieu Belezi ; Attaquer la terre et le soleil

Lundi 10 avril 2023

Tu me demandes ce que je vais faire durant ces quelques jours à Paris ; je te demande en retour si c’est une invitation pour la Normandie. Sans trop savoir si j’en ai envie ou pas, j’interroge une éventualité, j’avance un pion sur l’échiquier. Quelques heures plus tard, lorsque j’écris ces lignes, je ne me souviens pas de ta réponse, il y avait des ailleurs qui t’éloigneraient, le Portugal et quoi d’autre ? Les mots, ceux des autres et les miens, trop vite, disparaissent, à supposer qu’ils se soient accrochés quelque part, quelque temps. Écrire ce journal, c’est être face à l’oubli. De samedi, je n’ai rien su dire. J’aurais pu parler du garçon en vêtement de sport rouge qui ne voulait plus être coiffeur et montait à Paris pour travailler dans le luxe. Mais je voulais parler de toi. J’aurais voulu longuement parler de toi.

Je m’invite chez toi, dans un sourire. N’y vois-tu qu’un trait d’humour de plus puisque hier tu avais ri de mes mots ? Je m’invite parce que si nous sommes là, encore, toi et moi, à cette terrasse trop à l’ombre, ce n’est peut-être pas pour rien.

Et puis nous marchons, quelque chose s’éteint peut-être tandis que je te suis et que je t’observe, ton chien au bout de sa laisse. Notre au-revoir ne dit pas que nous ne sommes là pour rien, il ne dit pas non plus que nous nous attendrons. Nous avons été là pour quelques heures et un prénom de plus.

Dimanche 9 avril 2023

Nos regards s’étaient croisés et s’étaient plus. Il me renvoyait à la figure toute ma vulnérabilité, ma mélancolie, comme un miroir. Nous ne savions pas encore ce que nous attendions l’une de l’autre mais, tels deux aimants, nous étions restés tout près, puis nous nous étions quittés sans chercher à nous revoir, tout simplement.
::: Thierry Falivene ; Il se reconnaîtra

::: Sébastien Lifshitz ; Casa Susanna, 2022

 

Jeudi 6 avril 2023

L’Italie revient. Elle me fait envie, oh ce n’est pas nouveau, je voudrais retrouver Venise, je voudrais la Sicile, Naples, et des trains qui traversent la mer. Mais ce soir, elle me fait autrement envie : j’ai envie de la raconter, l’an prochain, de la dire, comme j’ai dit le Japon, bien sûr pas de la même façon, en rêver peut-être, montrer Antonioni, Rosselini, Pasolini peut-être.

::: Leonardo Brzezicki ; Cœur errant, 2023

Mercredi 5 avril 2023

Ils rient autour de moi, fortement, trop fortement, trop. Ils sont, je pense, des amis de l’acteur qui, sur scène, nous embarque dans un étonnant mélange de réflexion sur le temps, de performance physique, d’humour noir, d’audace, de souvenirs d’enfance et de chansons de Michel Berger. Sentiment désagréable de « devoir » rire, puisqu’eux, ils y vont, aux éclats, notamment ce type juste à ma gauche, hahaha, gorge déployée. Parfois il y a des silences. Parfois je ris, aussi.

En sortant, les JL me demandent : « Alors, ça t’a plu ». Bof. Le parasitage a été trop fort ; il faudra attendre, repenser, raconter aux amis, et rire à nouveau d’une France Gall qui se gratte.

Lundi 27 mars 2023

Bien entendu, j’ai de nombreux souvenirs de mon père. Comment pourrait-il en être autrement, étant donné que, depuis ma naissance et jusqu’à ce que je m’envole du nid à dix-huit ans, nous avons vécu côte à côte dans notre modeste demeure ? Et comme il en va de même, je suppose, pour la plupart des pères et de leurs fils, certains de ces souvenirs sont heureux, d’autres beaucoup moins agréables. Mais ceux qui me restent le plus vivants en mémoire n’appartiennent à aucune de ces catégories. Il s’agit plutôt de scènes parfaitement ordinaires de la vie de tous les jours.
Celle-ci, par exemple :
Lorsque nous vivions à Shugukawa, nous sommes allés un jour à la plage afin d’abandonner un chat.
::: Haruki Murakami ; Abandonner un chat. Souvenirs de mon père

Mardi 21 mars 2023

Alors, puisque hier tu étais là, devant moi, et ici dans mes mots, ce soir je t’envoie des phrases, je sais que tu aimes cela. Tu as abandonné la littérature pour vivre autrement mais elle est toujours là et il y a tes poèmes. J’enregistre un passage de Pierre Michon parce qu’il est beau, parce qu’il y a un présent ou milieu du passé ; j’ai envie que tu connaisses cela :
« A la fin de novembre le temps changea, les eaux se prirent. Les champs inondés gelèrent, des touffes de jonc cuites sortaient toutes droites de l’étendue. On était dans l’époque où on vend des vignettes pour les autos ; il pouvait être trois heures et nous étions encore un dimanche. »

Lundi 20 mars 2023

Entre Les Martres et Saint-Armand-le-Petit, il y a le bourg de Castelnau, sur la Grande Beune. C’est à Castelnau que je fus nommé, en 1961 : les diables sont nommés aussi je suppose, dans les Cercles du bas ; et de galipette en galipette ils progressent vers le trou de l’entonnoir comme nous glissons vers la retraite. Je n’étais pas encore tombé tout à fait, c’était mon premier poste, j’avais vingt ans. l n’y a pas de gare à Castelnau ; c’est perdu ; des autobus partis le matin de Brive ou de Périgueux vous y larguent fort tard, en bout de journée. J4y arrivai la nuit, passablement ahuri, au milieu d’un galop de pluies de septembre cabrées contre les phares, dans le battement de grands essuie-glaces ; je ne vis rien du village, la pluie était noire.
::: Pierre Michon ; La Grande Beune

Il y a cette image de toi parmi tant d’autres : ce soir, je creuse. Je cherche ce qu’il y a à dire avec toutes ces photos, je cherche ce que je dois garder. C’est sans fin. J’ai l’impression d’avoir écrit cela cent fois ici. J’ai l’impression que je n’ai plus que ça, cette quête, ce regard sur un passé, des passés. Mais parfois tu apparais et toujours je suis surpris.

Samedi 18 mars 2023

Tu m’écris. Je dors alors. C’est l’après-midi. Je ne réponds pas alors tu précises « Tu dois faire des photos j’imagine. » J’y lis, au réveil, que soit tu t’intéresses un peu à moi, soit tu cherches à me le faire croire. Cela fait trois mois. Tu le sais. Mais tu tentes quand même. Je pense que tu sais que je viendrai. Tu sais sûrement que je veux savoir s’il est encore dans ta vie. Je ne crois pas avoir une place mais moi aussi, je tente quand même.

Mardi 7 mars 2023

Il y a un message d’une minute, puis un deuxième. Il dit qu’il a regardé mes photos, les deux dernières, il dit qu’il y a quelque chose d’assez sombre, presque criminel, et puis il dit que je pourrais faire partie des photographes invités en fin d’année. Il aime énormément l’épave de voiture. Il pourrait poser, aussi.

Lundi 6 mars 2023

Je cherche le prénom de L : j’hésite à mettre son visage au milieu des images. La photo a été prise à Versailles, c’était l’été, il y avait Z aussi.

Et puis le visage d’A apparait sur la plateforme de discussion verte : je n’avais répondu à son smiley du 17 août 2020, je ne sais pas pourquoi.

Non pas que je l’avais oublié, son visage. Mais il est le même mais un autre : une boucle d’oreille assume une identité. Il ne sourie pas, il est presque de profil, il regarde l’objectif ; ses yeux sont verts, sa barbe brune, ses cheveux ras comme en 2019. Il est ceux qui resplendissent quand ils ne sourient pas.

Je suis pour lui un premier souvenir. Il est pour moi le souvenir d’un prénom menti. Il se serait alors appelé comme mon grand-père, même prénom, même nom – le deuxième pour lui, celui de sa mère. Combien ont menti sur un âge, une géographie, un état du cœur, un état civil, glissant entre les non dits pour être ce qu’ils voulaient alors être eu moment du silence : un autre.

Dimanche 5 mars 2023

Il y a d’abord des confettis et puis la foule, des petites filles avec des ailes et des enfants éternels parés comme bon leur semble. Nombreux sont ceux qui guettent l’arrivée du carnaval. Et toi tu es là aussi ; c’est moi que tu attends.

Lundi 27 février 2023

C’est revenu sans prévenir : j’ai regardé mes images. J’en ai envoyées à J et N, celles d’août ; elles étaient coincées, dirais-je, coincées entre mon embarras et ma lassitude.

Dimanche 26 février 2023

C’est un premier visage connu, très très connu puisque vu chaque jour au travail, accompagné de cette fille qui elle, vaguement, me dit quelque chose. Elle est, elle aussi, peut-être, de cette communauté vaste de plus de 750 personnes pour laquelle je travaille. Un autre visage connu, très très connu (puisque etc.), suivra, puis deux, puis deux encore, descendant aussi au sous-sol de la pizzeria où nous dînons, P et moi. Je les salue, dans une langue ou une autre, glisse dans un demi-rire que ça se passe downstairs, leur visage s’étonne en me voyant. Il y a une salle, 18 places, et des formules pizzas et vin rouge, me dit la serveuse. Ils sont tous de cette jeunesse doctorante qui anime régulièrement de rires l’espace restauration où parfois je déjeune seul parce que c’est bien ainsi. La communauté aussi, certains l’animent de leurs articles, ils sont brillants, jeunes, il y a des couples d’amoureux, et tout ça vibre, réjouissant.

Lundi 20 février 2023

Un marais n’est pas un marécage. Le marais, c’est un espace de lumière, où l’herbe pousse dans l’eau, et l’eau se déverse dans le ciel. Des ruisseaux paresseux charrient le disque du soleil jusqu’à la mer, et des échassiers s’en envolent avec une grâce inattendue — comme s’ils n’étaient pas faits pour rejoindre les airs — dans le vacarme d’un millier d’oies des neiges.
Puis, à l’intérieur du marais, çà et là, de vrais marécages se forment dans les tourbières peu profondes, enfouis dans la chaleur moite des forêts. Parce qu’elle a absorbé toute la lumière dans sa gorge fangeuse, l’eau des marécages est sombre et stagnante. Même l’activité des vers de terre paraît moins nocturne dans ces lieux reculés. On entend quelques bruits, bien sûr, mais comparé au marais, le marécage est silencieux parce que c’est au cœur des cellules que se produit le travail de désagrégation. La vie se décompose, elle se putréfie, et elle redevient humus : une saisissante tourbière de mort qui engendre la vie.
::: Delia Owens ; Là où chantent les écrevisses

Samedi 18 février 2023

Tu es un visage connu mais disparu des écrans. Depuis quand ? Quelques mois ? Tu es parmi tous ceux qui sont restés coincés dans ces formules du type « On se voit bientôt ? » et puis tu es là. Enfin pourrais-je ajouter. Tu es avec D, je vous souris. J’ai hésité à venir, pourtant.

Mardi 14 février 2023

Quand j’en arrive aux notes prises lors de relectures antérieures – je relis, je note ce que m’évoque ma relecture, je recopie des fragments, je fais les mêmes constats et prends les mêmes résolutions , dont celle d’arrêter de me relie -, je me retrouve entre deux miroirs en vis-à-vis, face au vertige d’un gouffre sans fond.
::: Bruno Pellogrino ; Tortues

Samedi 11 février 2023

Il dort sur le banc. Elle ne bouge pas, son corps est vissé sur la chaise, les filles et Gilles sont dans la cour. Ils sont sortis aussitôt après avoir mangé, ils savent qu’il ne faut pas faire de bruit quand il dort sur le banc.
::: Marie-Hélène Lafon ; Les Sources

Tu dis « Je vais partir de Bordeaux » comme si tu avais senti immédiatement qu’il y avait un possible. Tu l’as déjà dit un peu plus tôt, dans le brouhaha joyeux où nous sommes peu à danser. Toi tu ne danses pas. Tu le redis, tu vas partir de Bordeaux, tu as beaucoup bu, tu as l’alcool fragile et audacieux, et ce qu’il reste de vodka dont la bouteille restera au bar avec ton prénom dessus : F.

Mardi 7 février 2023

Je n’ai aucun souvenir de ce voyage. Même ce moment de l’annonce, je le reconstitue. Je dis mes parents un soir, c’était peut-être ma mère un matin. Il me reste à peine de très, très vagues impressions –  une sorte de marché dans une rue d’Istanbul. Légumes dans des caisses en plastique, édifice en contre-plongée, la rue est en pente et c’est tout, et je ne veux pas décrire davantage parce que déjà je déforme.
::: Bruno Pellegrino ; Tortues

Je dis à J que je n’écris plus ici. Je ne dis pas tout à fait pourquoi, peut-être parce que je n’arrive pas plus à dire qu’à écrire, dans une forme d’épuisement né des journées, à peu près de 9h30 à 18h, du lundi au mercredi, où je donne beaucoup, du coq à l’âne via d’autres bestioles, plutôt des souris, parfois des têtards, et puis il y a les singes. Hier un ambassadeur, même si j’ai fait peu présence.

Et puis, je crois que je laisse le silence s’installer ici comme il s’installe avec T. Je crois que ce qu’il y a à dire n’a pas la joliesse que j’attends. L’état amoureux est, ici, indicible : absent. Sans doute le reste n’a pas beaucoup d’importance, même si jusqu’alors, ou pendant longtemps, c’est le peu – le reste – dont j’ai témoigné. Peut-être que le peu a pris trop de place. Peut-être que faute d’un Autre, faute d’un état amoureux, je me contente des images, des films et des livres et laisse planer l’indicible de ceux qui passent.

Et puis tout simplement, c’est bien de souffler un peu.

Alors silence.