Mercredi 16 août 2023

Que pourrais-je saisir pour dire ce que nous avons été durant quelques heures accumulées, se finissant encore sur un quai qui te porte ailleurs ? Bus 249, direction Aubervilliers, on t’attend, on t’y loge, et demain on t’emmène, Roissy, vol transatlantique, this is the end. Que pourrais-je attraper de nous pour glisser ici quelque chose de joli alors que ça ne l’est peut-être pas, joli, alors que c’est peut-être autre chose, quelque chose qui n’a pas de nom mais simplement le goût de l’été ? Tu laisses quoi qu’il en soit en moi le goût d’un possible, oui, l’idée que c’est possible encore de vivre quelque chose qui y ressemble, à ça, c’est-à-dire quelque chose qui commencerait comme ça.

Lundi 14 août 2023

Longtemps, j’ai soutenu que j’avais tout vu de la scène de ma naissance. Chaque fois que j’affirmais cela, les adultes riaient puis, croyant que je me moquais d’eux, finissaient toujours par dévisager d’un œil empreint de vague hostilité cet enfant au teint blême qui avait si peu l’air d’un enfant. Quand ces propos m’échappaient en présence de visiteurs qui n’étaient pas des intimes, ma grand-mère, de peur que je ne passe pour un demeuré, m’interrompait d’un ton tranchant et m’enjoignait d’aller jour dans la pièce d’à-côté.
::: Yukio Mishima ; Confession d’un masque

Samedi 12 août 2023

C’est alors qu’intervient, dans “Les Pays” de Marie-Hélène Lafon, roman qu’enfin je peux lire parce qu’il me fallait être là, peut-être, dans un autre pays, et parce qu’il me fallait du temps pour me plonger dans la densité lafonnienne, oui c’est alors qu’intervient ce bout de phrase : “les approximations dont il s’était toujours contenté.

Je comprends alors que c’est cela, ce qui traîne dans ce livre que j’écris ou que, donc, je n’écris peut-être pas vraiment : mon contentement des approximations.

Ici, dans ce mois d’août, je cherche à le retrouver, ce livre. J’ai alors creusé ailleurs, dans ce que d’autres ont écrit. Je ne sais pas si j’y ai puisé des mots, de la fluidité, une prose, mais j’y ai trouvé des clefs, des clefs sur la vie de mon grand-père, des clefs sur ma présence ici.

Ici, dans ce mois d’août, je cherche à faire silence, pour ne pas épuiser mes mots. Pourtant il y a tant à dire. Il y a par exemple à dire que c’est aussi en lisant Marie-Hélène Lafon que je comprends que la quatrième partie du livre que j’écris est mal écrite. Rien de va. C’est nul. Poussif. Comme ce paragraphe. Ici j’écris cela car je dois me rappeler ce virage, ce moment de la prise de conscience, et me rappeler le lieu : la maison où un homme a écrit des livres.

Dix ans. Dix ans que ce livre avance, à petit pas. Parfois, durant des mois, il attend. C’est peut-être aussi un peu moi, qui l’attends.

Mardi 1er août 2023

Au fin fond d’une banlieue sans âme, soleil presque de plomb, nous voilà, P et moi, en quête. Je rectifie, P m’accompagne. C’est moi qui suis en quête, d’une paire de baskets. Il faut bien un alexandrin pour sauver le peu qu’il y a là, dans les routes d’une ZAC et l’odeur caoutchouteuse d’un magasin d’articles de sport où je vair prier Sainte Grolle pour trouver mon bonheur, un bonheur confortable et stylé, comme ils disent et comme je dis aussi, parfois.

Dimanche 30 juillet 2023

La seule et dernière fois que nous nous sommes vus, j’avais 20 ans peut-être. D’après elle, c’était en 1994. C’était après son cancer. Elle, elle avait 30 ans. Je me souviens de sa chevelure frisée, de rien d’autre. Nous partageons un grand-père, mais nous ne nous connaissons pas.
Nous nous parlons au téléphone, je suis à la terrasse du Couleur café, je lis vaguement Les Armoires vides. Je regarde surtout les gens qui passent. Tiens d’ailleurs voici S. Je ne sais pas s’il m’a vu mais je suis à peu près sûr que si. Il a cette attitude étrange, une forme d’agressivité, qui me confirme l’impossibilité d’un deux.
Soudain elle pleure.

Samedi 29 juillet 2023

Je marche sur un sentier boueux. Des abeilles incandescentes bourdonnent dans la brume. J’ai peur de glisser avec ma lourde valise. Quelqu’un dit : « Regarde ton bras gauche. » Des flammes courent sur ma manche. Je jette la valise et me mets à retirer les lambeaux noircis, qui se détachent avec la peau.

Hérissé de flammes
Mon horizon gauche
Déjà la cendre-serpent
Rampe aux confins
Et mord…

Il faut arracher, jeter la peau du rêve. Je tends ma main vers le téléphone portable près du lit. Quatre heures et demie du matin. Je lis : « La Russie bombarde l’Ukraine. » Non, ce n’est pas cela, je me suis réveillée par la mauvaise porte. Dois rebrousser chemin. Impossible, me voilà épinglée au mur dans une salle de classe. Quelqu’un dit : « Elle ne sert plus à rien.

::: Luba Jurgenson ; Quand nous nous sommes réveillés

Vendredi 28 juillet 2023

Tu arrives, soudain, mais lorsque tu entres dans la boutique, je ne te vois pas. Toi-même m’ignores-tu. Tu viens chercher tes nouvelles lunettes, tu as perdu les autres, dans le métro, mal réveillé. Tant mieux, je te dis en souriant, je ne les aimais pas. Ici je viens chercher une envie, un désir, mais je doute. J’ai à nouveau envie de la chaleur discrète d’une paire couleur framboise ou bleu canard, comme autrefois. Changer de lunettes est difficile, choisir, être sûr,  et puis il faut se regarder, voir cet œil à demi-fermé, voir le visage qui vieillit et devoir le fixer, voir la fatigue du jour parce que j’ai mal dormi : je me suis levé tôt pour mettre enfin un mot sur la douleur présente depuis 7 semaines et 1 jour : arthrite. J’ai même abandonné les béquilles qui m’accompagnaient depuis 8 jours, je n’ai pas moins mal qu’hier, mais j’ai moins peur.

Roberto Rossellini ; Allemagne année zéro, 1948

Mercredi 26 juillet 2023

In this heart lies for you
A lark born only for you
Who sings only to you
My love, my love, my love

I am waiting for you
For only to adore you
My heart is for you
My love, my love, my love

This is my grief for you
For only the loss of you
The hurting of you
My love, my love, my love

There are rays on the weather
Soon these tears will have cried
All loneliness have died
My love, my love, my love

I will have you with me
In my arms only
For you are only
My love, my love, my love

::: Sinead O’Connor; In This Heart

Dimanche 23 juillet 2023

« Vous aurez des contractions. » Depuis hier j’attends, lovée autour de mon ventre, à guetter les signes. Qu’est-ce que c’est au juste. Je sais seulement que ça meurt petit à petit, ça s’éteint, ça se noie dans les poches gorgées de sang, d’humeurs filantes… Et que ça part. C’est tout.
::: Annie Ernaux ; Les Armoires vides

Jeudi 20 juillet 2023

Il dit repos. Je dis béquilles. Il sourit : repos. J’aurais dû enregistrer. J’oublie vite, j’oublie trop vite, tout, tout ce qu’il m’a dit, tout ce qu’on me dit. De ses paroles, il reste une incertitude et des mots, dont celui-ci, figé dans ma mémoire : repos. Je l’ai sans doute retenu parce que je l’attends.

Mercredi 19 juillet 2024

Je suis là, nous regardons mes photos, il s’agit d’en choisir douze. Ils/nous/on élimine le cheval, le visage de Patricio, le bec sur le sable, le panneau qui aurait pu donner le titre à la série, les oiseaux qui s’envolent. Le résultat, c’est-à-dire la sélection de douze images, est nette. Elle tient. J’ai perdu des images que j’aimais, mais j’ai gagné bien plus. J’ai gagné une certitude, une solidité, celle-là même que je fuyais en proposant des respirations (un skateur, un chien qui court). C’est la frontalité qui l’emporte, celle qui m’avait happé, celle que j’avais chercher à affronter, celle – sans comparaison – qui depuis vingt ans et l’expo des Bescher, me hante. Surtout, c’est l’absence qui l’emporte.
(Rendez-vous le 30 août)

Dimanche 16 juillet 2023

C’est au Palais de Tokyo que j’achète un carnet à spirale et à lignes. Je sens que j’ai besoin de cela, écrire, à nouveau, dans un carnet. Peut-être que ce sera furtif. Je sens que j’ai besoin de ne plus oublier et que l’exposition que je vais voir va être belle à en écrire des lignes.

L’exposition que je vais voir, c’est Anna-Eva Bergmann, en face, au Musée d’Art Moderne, mais j’écorche son nom quand j’en parle à Benjamin, rencontré à la boutique du Palais de Tokyo : il a le nez dans les revues et Bjork dans les oreilles.

L’exposition que je vais voir, Serge ou encore Gilles m’ont dit “Il faut y aller”, alors j’y vais.

C’est au milieu des œuvres que je commence à écrire dans le carnet, au feutre bleu à pointe fine : “Ai eu envie d’écrire pour me rappeler cette sensation d’être entré dans la toile, qui n’est pas une toile, mais du papier. N°42-1958 Forme sombre sans métal.”

J’écris sur ces femmes qui prennent tout en photo, je note aussi que pour Bergmann, l’horizon est un domaine physiquement inatteignable pour l’homme, mais dont on peut faire l’expérience. J’écris que les tableaux où la mort est présente ou évoquée sont les plus forts, avant même que j’en lise le cartel.

Et puis la voilà. Elle est parfaitement assortie à un tableau alors je lui dis : “Vous êtes parfaitement assortie au tableau, avec votre robe bleu et votre sac rouge.” Le bas du tableau aussi a la couleur de ses jambes.

C’est plus tard, tandis que j’erre dans la collection permanente du MAM, qu’Olivier W apparait. Nos regards surpris se croisent, insistent pour y croire. Que fais-tu là ? Alors on parle un peu, de Bergmann, de la solitude, de la jeune femme en robe bleue, de Perec et de mon journal qui manque de souffle et qu’il ne lit plus.

Samedi 15 juillet 2023

Chaque fois qu’il ouvrait la porte, mon père arborait la même expression. Il avait ce léger sourire, un imperceptible plissement de la lèvre droite, qui indiquait son plaisir à me revoir, aussitôt suivi d’un petit hochement de tête, qui signifiait qu’on était bien le deuxième mercredi du mois. Puis il s’effaçait légèrement pour me laisser entrer dans un long couloir au parquet grinçant.
::: Olivier Schefer, Conversations silencieuses

C’est une émotion immense qui me prend, là, devant les cranes, immenses, blancs, pas tous du même blanc, dès que l’on entre dans la première salle de la Fondation Cartier, cette salle si belle, lumineuse, généreuse. Pleurer n’est pas bien loin, il suffirait de presque rien. Pourtant je viens juste de plaisanter, et la femme qui nous accueillait, tendant ce livret qu’on hésite toujours à garder ou à rendre à la fin, avait ri.