Jeudi 1er juin 2023

L’homme est là. Je ne sais plus son prénom. Il est là presque tous les jours maintenant, devant la supérette où je fais régulièrement mes courses. Je crois que c’est l’été dernier que j’ai commencé à m’arrêter quelquefois, je lui achetais des crevettes, une bouteille de rosé dont il connaissait le prix, 3euros51 peut-être. Elle, elle préférait le saumon, elle était là parfois aussi. J’avais su son prénom, aussi, ou plutôt je crois que je ne l’avais pas très bien compris, elle est tchèque. Parfois on parle un peu, la dernière fois il s’était étonné de mon pantalon, il m’avait demandé si j’allais à la messe, elle était là aussi. Il ne croit pas, mais il y va parfois, pour elle, pour sa maladie. Je l’avais mieux regardée, ça crevait les yeux.

Je ne sais pas si c’est un couple. C’en est un quoi qu’il en soit, enfin je veux dire, heu… une forme de.

Depuis quelque temps elle n’est plus là. Je vais le voir, lui, seul, je lui demande s’il veut quelque chose. Je lui dis : “Ça fait un certain temps que tu es seul…” Elle est hospitalisée. Elle a eu le Covid. Pas compatible avec le reste : cirrhose, VIH, cancer. C’est la patronne de la supérette qui avait appelé le Samu, elle avait bien vu que ça n’allait pas du tout. Depuis elle remonte la pente. Doucement.

Pourtant, je voulais parler de toi, aussi, toi qui soudain dans le jour apparais.

Mercredi 31 mai 2023

– Vous me connaissez ?
– Ben oui je vous connais.
– Mais heu… vraiment ?
– …

Mardi 30 mai 2023

Train intercités, lumière de fin de journée, John Grant dans mes oreilles, puis Lana del Rey, j’ai 49 ans, i dance with noone on a Hollywood sign, certains s’en étonnent, puisque après les “Joyeux anniversaire” et les “Auguri” il y a cette même question.

En revanche toi tu danses. Ça fait deux mois, dis-tu. Tu en souris, bien sûr, je souris avec toi.

Dimanche 28 mai 2023

Les livres, le père les trouvait dans les trains de banlieue. Il les trouvait aussi séparés des poubelles, comme offerts, après les décès ou les déménagements. Une fois il avait trouvé la Vie de Georges Pompidou. Par deux fois il avait lu ce livre-là. Il y avait aussi des vieilles publications techniques fichées en paquets près des poubelles ordinaires mais ça, il laissait.
:: Marguerite Duras ; La Pluie d’été

Samedi 27 mai 2023

Je passe ma convalescence à Ostende. Une aide-soignante qui ne parle pas français (peut-être ne parle-t-elle que néerlandais), vient tous les jours, ui me couche le soir et m’assiste pour mon lever. J’ai le sentiment qu’ils n’y a pas de discontinuité dans ma vie, que cela fait des mois maintenant que je suis immobilisé ici dans un fauteuil roulant et que les journées se succèdent, identiques, devant la fenêtre de mon appartement.
::: Jean-Philippe Toussaint ; La Disparition du paysage

Se revoir. Toi, après mardi. C’est peut-être ce moment, cet après-midi avec toi, qui scelle quelque chose entre nous dans notre relation, je me dis que tu es sans doute le fils que j’aurais aimé avoir, c’est comme une amitié mais nos années la détourne un peu, non ? Je te raconte le musée, c’était beau, le musée de l’imprimerie et de la communication graphique, le personnel était chaleureux et j’avais navigué entre Gutenberg et les souvenirs informatiques de mon enfance et puis Excoffon, bien sûr. “Vous aimez Excoffon ?” m’avait dit l’agent en charge de la ‘accueil et de la boutique. “Je vais vous donner quelque chose alors.” Et il m’avait donné quelque chose : le dépliant de l’expo de 2012. Je te raconte la pause déjeuner au bord de l’eau – j’aime Lyon aussi pour la présence du Rhône et de la Saône -, le sandwich emballé dans une quantité absurde de plastique, le groupe d’hommes dont celui un peu perché qui s’extasiait pour un énorme silure, un requin, il disait, un requin, le mot chat aussi, il allait et venait sur quelques mètres du quai et perdu dans une incohérence assez coriace. Et je te raconte P, bien sûr, peut-être déjà loin.

Se revoir, bis. Vous deux, la dernière fois c’était l’été, c’était aussi pour un congrès que je passais pas là. Les conversations glissent, comme toujours, jusqu’à cette question :
– Tu es déjà allé à Londres ?
– Oui, avec toi, en 2008.

Vendredi 26 mai 2023

Il est 20h30. Tu es arrivé à l’heure exacte, sans m’avertir. Mais je suis à deux pas, place de la République. C’est alors le même sourire que samedi. C’est un hasard géographique qui nous fait nous retrouver ici, ou presque : tu as fait de la route.

Jeudi 25 mai 2023

Nous nous attendions tant, depuis août. J’avais alors espéré octobre sans promettre, parce qu’il me fallait retrouver cette ville ; j’en avais envie. Trop loin, cette ville, trop loin, on le comprend bien vite. Trop loin pour nous.

Mercredi 24 mai 2023

C’est sur une pelouse accueillante que l’on s’allonge. J’aime ce moment, là, avec toi, à la sortie du congrès, nous sommes passés acheter une boisson, tu as prévu une couverture et le parc est immense, immense à se perdre. C’est du côté des roses que l’on s’installe, il y aura peu de promeneurs peut-être.

Entre nous, je ne sais pas si c’est une amitié naissance ou déjà établie ; nous nous voyons si rarement. Oh bien sûr j’aurais aimé qu’autre chose naisse, tu es de tous ceux qui échappent, tous ceux qu’on tait, tous ceux à qui l’on ne dit rien parce qu’ils flottent dans l’impossible, l’immense impossible, immense comme le parc, parfois on y gambade, parfois on s’y allonge. Tu pourrais être un des chapitres de ce livre qui n’est que dans ma tête, à la lettre O, ronde, oh ! Un livre immense.

Mardi 23 mai 2023

Les années passent, je te regarde devenir un autre, mais peut-être es-tu toujours le même ? Peut-être ai-je oublié qui tu étais vraiment. Peut-être n’arrivè-je à me rappeler que ton visage, tant photographié. Il change, lui, pourtant, évidemment. Ton style aussi, les anneaux aux oreilles, tout ça. De ton sac tu sors un roman : un Guibert. Enfin, ça y est, tu lis des romans. Tu en ris.

Bientôt tu reprendras la fac, ça te manque, la littérature. Tu es joyeux, joyeux en le disant, mais ça tu l’as toujours été. Rieur. Espiègle. Tu vois, je me contredis.

Et puis tu fais des collages.

Lundi 22 mai 2023

Tous les matins, je passe devant le club Mickey.
Au club Mickey, ils ont des balançoires, des toboggans, des monos bronzés en tee-shirt, et surtout ils ont une piscine.
Ma mère dit que c’est ridicule, une piscine sur le bord de mer.
Moi, je ne trouve pas.
::: Jean-Philippe Blondel ; Accès direct à la plage

Vendredi 19 mai 2023

– Ils étaient à ce prix-là, vos sandwiches ?
– Non, ils ont augmenté aujourd’hui.
– Ah oui c’est l’ascension en effet.

Jeudi 18 mai 2023

C’est moi qui regarde les livres. Je viens de me lever du canapé en velours vert bouteille, de cette matière qui brille un peu et qui est belle sur les photos que nous venons de faire de toi – il me semble soudain incongru d’écrire “que je viens de faire”, ne sommes-nous pas deux ?

Pour une fois, c’est moi qui regarde les livres des autres“, je te dis. J’ai repéré les Duras, alors je m’en approche, on en parle. J’aime ce moment. J’aime comment les trois heures avec toi dimanche n’ont pas dévoilé cela. J’aime comment les relations se construisent au fil des premiers jours, comment on pose les premières pierres. J’aime un peu moins ne pas savoir ce qu’elles deviendront précisément, une amitié ou un amour : j’aime un peu moins devoir attendre.

Mercredi 17 mai 2023

Je n’imaginais pas son visage ainsi. Je la savais jeune, tu me l’avais dit, 27 je crois, 26 peut-être. J’imaginais une jeune femme dégageant une certaine force, une coupe au carré acajou pour mieux affronter ton énergie et cette Andalousie qu’il y a en toi, puisque je n’ai pas peur soudain de quelques clichés régionalistes. Non, elle porte des cheveux châtain bouclés, des lunettes aux fines montures de métal fin comme j’en portais peut-être à l’école primaire. C’est sa fragilité qui s’assied avec nous, sur les tabourets hauts de chez Berthom. Elle ne commande rien, finit un peu de ta pinte, et puis nous partons. Une pizza d’abord. Fragile, elle ? Non, évidemment non.

Puis un premier bar où la jeunesse n’est plus de mon âge et où je n’avais pas mis les pieds depuis au moins trois années. Dehors K fume, derrière la porte d’entrée c’est D qui est là : vais-je m’y sentir moins seul donc moins vieux ? La liesse y déborde, on y danse, iels y dansent sans relâche sur des airs que j’ignore. Au bar il y a cet homme qui n’a même plus mon âge et qui semble perdu, triste, ailleurs, je ne sais pas. Bien vite, d’un accord presque commun, puisqu’on hésite toujours un peu – ne faut-il pas attendre ? – on part.

Enfin, un autre bar, mes habitudes. Ici c’est tout l’inverse : personne ne danse. Le DJ se démène, presque pour nous. Parfois S s’approche, une vodka-orange à la main, gigote un peu, et puis repart. Soudain N arrive, surprise réciproque, nous voilà dans nos bras et puis je vous présente. Vous partagez cela : le même prénom, le tien a un accent. “Tu connais tout le monde“, ils disent. Non, évidemment non.

Mardi 16 mai 2023

::: Lola Cambourieu, Yann Berlier ; Enterrement de vie de jeune fille ; 2021

Dimanche 14 mai 2023

⋅ ⋅ ⋅

::: Chantal Akerman ; Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles ; 1975

Mercredi 10 mai 2023

Tu es là, quelque temps, sur ce continent qui te manque. Tu as voulu me voir. Nous étions pourtant peu de choses. Quatre ans, déjà. Mais suffisamment, oui, nous étions quelque chose, un peu à découvert ; tous se souviennent sûrement de nous.

Mardi 9 mai 2023

Ils rient de l’homme qui va et vient dans sa folie, ils rient méprisables et tu me retiens. Tu dis “Viens, on y va.

Dimanche 7 mai 2023

Je ne sais pas si c’est leur visage, le vrai, qui éclabousse le mur de ma cellule d’une boue diamantée, mais ce ne peut être par hasard que j’ai découpé dans des magazines ces belles têtes aux yeux vides. Je dis vides, car tous sont clairs et doivent être bleu ciel, pareils au fil des lames s’accroche une étoile de lumière transparente, bleus et vides comme les fenêtres des immeubles en construction, au travers desquelles on voit le ciel par les fenêtres de la façade opposée. Comme ces casernes le matin ouvertes à tous vents, que l’on croit vides et pures quand elles grouillent de mâles dangereux, écroulés, pêle-mêle sur leur lit. Je dis vides, mais s’ils ferment leurs paupières, ils deviennent plus inquiétants pour moi que ne le sont, pour la fillette nubile qui passe, les lucarnes à barreaux des immenses prisons derrière lesquelles dort, rêve, jure, crache un peuple d’assassins, qui fait de chaque cellule le nid sifflant d’un nœud de vipères, mais aussi quelque confessionnal au rideau de serge poussiéreuse.
::: Jean Genet ; Notre-Dame-des-Fleurs

Tu es un souvenir, un deuxième. Trois peut-être. Cinq années déjà. Mais tu es ici à présent : oui tu vis ici à présent. Nous nous retrouvons devant la fontaine des Quinconces, c’est simple. Avec moi il y a JL. Avec toi il y a A. Nos amis avec nous, ces retrouvailles n’en sont presque pas : les conversations vont rapidement ailleurs, au milieu des brocanteurs. Ici une table, là des fauteuils. Jusqu’à ce qu’arrive J, ses deux mètres et son audace étriquée dans un bermuda bordeaux et sa gouaille : “Mais tout le monde connait Arnaud”, crie-t-il à qui veut l’entendre. Qui ne le connait pas, lui ?

Jeudi 4 mai 2023

Le message apparait, réponse à ma candidature. Je clique en m’attendant à un refus : nous aurions dû être notifié fin avril. C’était écrit, fin avril.

Mon regard se pose à peine sur le message et croise le mot plaisir. Il est là, dans la phrase que je lis alors entière : “Suite à votre candidature, j’ai le grand plaisir de vous annoncer que votre série a été sélectionnée…”

Monte en moi un mélange de joie et de fierté. Je suis heureux. J’explose. Le projet sur mon grand-père va naître autrement, par les images nées de l’absence, nées de la quête. Par écrit, j’explose aussi : “Oui oui oui oui oui oui ouiiiiii !!”, ainsi le message commence. Et puis je pense qu’il aurait été fier, mon père. Dans le message, je ne l’écris pas. Je n’écris pas non plus qu’alors je pleure.

Lola Cambourieu, Yann Berlier : Automne malade, 2019

Lundi 1er mai 2023

Je me souviens de la mélodie, pas du nom de la chanson, je ne suis pas fort en noms, mais de l’air. Je n’oublierai jamais l’air de cette mélodie. Même si je ne me souvins pas de la tête du routier, et c’est ça qui est rigolo, parce que je le regardais pendant qu’il agonisait, et ma mémoire n’a rien gardé de s figure, à part qu’il avait des cheveux noirs. Pauvre routier.
::: Walker Hamilton ; Tous les petits animaux