Samedi 29 avril 2023

Finissons-en.
Mon père ou ma mère, un jour de valse, serra un peu plus fort qu’il n’était permis le corps dansant de l’autre. Cela suffit. Au temps où la province ne rêvait que de mariage, un rien était prétexte.
C’est dans cette étreinte de bal que commence l’idée de mon existence.
::: Mathieu Belezi ; Le Petit Roi

Tu n’as pas les yeux bleus du garçon en terrasse, qui me regardait, me regardait encore et que je regardais et regardais aussi. Non, toi tu as des yeux noirs, andalous. Tu es là par hasard, par leur retard, un message au cas où. Tu es là et cela me plait, surtout quand tu mets ton nez entre les pages du Belezi pour en connaître l’odeur. Moi je te parle du toucher, comment on peut caresser les couvertures des grandes maisons d’édition françaises. Tu m’offres aussi une de ces erreurs de subjonctif dans ton accent discret quelques vers de Dante. Je crois qu’on y parle d’amour mais ce n’est pas pour moi. Même si tu me regardes.

Jeudi 27 avril 2023

Je t’attends sans t’attendre. Je sais que tu ne viendras pas non plus.

Mercredi 26 avril 2023

Elle dit, de sa voix fragile, les mots de la mort à venir. C’est quand elle dit qu’ils n’ont pas fini de fumer leurs gitanes qu’elle se met à pleurer. Elle dit qu’elle ne peut pas. Mais Sophie insiste. Elle essaye mais non. Sophie insiste encore. Et puis elle peut.

Voilà. Nous revoilà, pour lire. Lire ensemble mais les uns après les autres, un ensemble qui s’écoute mutuellement. Je suis le troisième à passer. Avant moi il y a S et sa voix qui vient des montagnes. C’est là, justement, qu’elle nous emmène.

Comme la première fois, j’ai envoyé deux textes : j’avais furieusement envie de dire les deux premières pages de L’Amant, celles du visage dévasté. Et puis, Belezi. Les premières pages, là aussi, du magistral Arracher la terre et le soleil. Moins facile que Duras, alors c’est Belezi. Là encore c’est la mort qui attend. Au début, dans ces premières pages, ça ne le dit pas : ça dit le temps, l’attente, la traversée, en deux pages Belezi arrive à nous faire vivre des jours interminables. Alors il faut aller lentement. Ma voix est plus basse que pour le Rouchon-Borie : le texte la déplace ; j’aime. J’aime où la lecture à voix haute m’emmène. J’aime la sensation quand ça vient de là, du ventre. J’aime ma lutte pour me concentrer sur les mots afin de les voir et les faire voir. On me regarde. On m’écoute surtout, certaines ont les yeux fermés.

Mardi 25 avril 2023

Je t’attends sans t’attendre. Je sais que tu ne viendras pas. Je lis dans ton silence ce genre de moment où l’autre n’existe pas, c’est-à-dire pas assez. J’ai pourtant la naïveté, avant d’éteindre, de m’inquiéter, et de te l’écrire.

Lundi 24 avril 2023

Il est 11h25, tu m’envoies deux images : deux pages de Passion simple, d’Annie Ernaux. Parce que je l’apprécie. Et puis tu écris que tu t’es mis à l’apprentissage du japonais, avant de me faire entendre ta voix, cette voix qui s’allonge ici ou là. Tu es toujours amoureux, aussi.

Dimanche 23 avril 2023

Je suis là pour faire des images du jardin, tel qu’il est aujourd’hui, tel qu’il est depuis qu’elle est partie et depuis qu’ils ont tout nettoyé. Je dis jardin mais ce n’est pas tout à fait un jardin. Ce n’est pas un lieu où l’on jardine. Sur la terrasse, devant la maison, il n’y a plus le moindre des objets. Cette fois encore, subsistent les images, quelque part. Ce n’est pas vraiment triste, pourtant, ça caquette encore follement.

Samedi 22 avril 2023

Dans les cartons encore des objets, tant et tant d’objets, interminable liste sans liste — on ne note rien, on pourrait, dans un inventaire fou, écrire, empoigner les milliers de choses, compter, retranscrire ce qu’il y a dans chaque petite boîte, elle-même dans un carton. Je pourrais faire des images, comme un autre inventaire que celui du 10 juillet 2014, comme cette artiste vue à Arles. Quel était son nom ? De chez elle, elle avait tout photographié : chaque objet.

Il gardait tout.

Je crois que je veux tout voir pour me rappeler. Le retrouver, surtout celui de mon enfance effacée. Me la rappeler aussi, mon enfance, aussi. Elle est là : dans une pipe, des allumettes, des pin’s.

Aujourd’hui, ce 22 avril, je garde de ce “tout” une médaille de Lourdes au bout d’une chaine en toc qui appartenait à ma grand-mère Lucette, un vide-poche (même provenance), une pièce de 25 centimes de 1926, une pièce de 2 francs de 1943.

Je garde aussi une photographie. Elle est abimée. Il y a le visage de mon grand-père Antonio, nous sommes vraisemblablement avant ou pendant la guerre d’Espagne, il n’a donc pas 30 ans. C’est le visage de mon père. C’est frappant, émouvant. C’est un peu le mien, donc, mais d’abord celui de mon père. Je crois qu’il ne lui ressemble que sur une seule photo, je crois que c’est ce que j’ai écrit, ailleurs, dans ce livre qui attend.

Vendredi 21 avril 2023

Il n’y a plus les vaches, mais une terre raclée et le ronronnement d’un tracteur qui finit la besogne. Il n’y a plus les vaches. C’était annoncé, c’est fait. Il reste des images, le souvenir de leur truffe humide et de leur langue rapeuse qu’on évitait ; parfois ça passait tout près de l’appareil photo, les cornes aussi.

Jeudi 20 avril 2023

C’est ainsi qu’ils arrivent au bout de la rue, hilares, grisés par une soirée déjà entamée. Tu leur avais donné un indice, le lieu de notre rendez-vous, ils en rient encore. Peut-être avais-tu dévoilé cela par crainte de t’ennuyer avec moi. La terrasse était pleine, nous sommes allés au B., c’est là que nous nous sommes rencontrés.

La soirée avance, je te sens tiraillé entre eux et moi, parfois ils s’immiscent entre nous, ce sont encore des rires et des moqueries douces, parfois des élucubrations à la limite du trop. J’aime cela, c’est sincère, comment ils interfèrent joyeux dans notre rencontre, comme autant de confettis qu’on nous jetterait au visage, virevoltants, oui c’est ça, à la limite du trop. Les années qui nous séparent n’existent que alors peu. J, S, A, JL et les autres sont là, aussi. Et certains s’impatientent.

Mercredi 19 avril 2023

Il y a le matin. Tu dis que c’est super, qu’il y a des livres partout ici. Même là, sur le canapé.

Il y a l’après-midi. Je me dirige vers lui ou elle, je ne suis pas trop sûr que ce soit il ou elle, elle ou il. Je lui dis qu’il y a une erreur, le même QRcode sur les deux panneaux, là oui, ces deux là. Les textes y sont trop longs, c’est toujours la même histoire dans ce festival, mais c’est un autre débat. Les travaux photographiques exposés me touchent, m’indiffèrent, m’étonnent, m’agacent. Les textes aussi parfois me crispent, ils disent trop, ils ne savent souvent pas se taire.
Je lui dis aussi que le festival ne répond pas aux questions sur leur compte Instagram, je leur ai écrit hier, et rien…
– C’était quoi votre question ?
– Si on pouvait venir avec un chien.
– Ah oui moi je les accepte, et je les compte comme un spectateur.

Mardi 18 avril 2023

Tu me dis “Je suis là“. Mais je ne sais pas d’où vient ta voix.

Déjà certaines portions de ma vie ressemblent aux salles dégarnies d’un palais trop vaste, qu’un propriétaire appauvri renonce à occuper tout entier.
::: Marguerite Yourcenar ; Mémoires d’Hadrien

Dimanche 16 avril 2023

Paris, c’est vous. R (vendredi), N (hier), B (aujourd’hui), toi et les autres. Toi tu reviens ce soir, tu reviens chez toi, là où je suis, là d’où j’ai regardé le ciel changeant, un peu menaçant parfois, le ciel, là où je suis bien parce que justement on le voit, le ciel.

L’homme qui, le 5 janvier 2019, entra timidement, presque craintivement dans son cabinet, Me Susane sut aussitôt qu’elle l’avait déjà rencontré, longtemps auparavant et en un lieu dont le souvenir lui revint si précisément, si brutalement qu’elle eut l’impression d’un coup violent porté à son front.
::: Marie NDiaye ; La Vengeance m’appartient

Samedi 15 avril 2023

Il y a cette date, chaque année c’est la même. La naissance de mon père en 1946. Je pourrais ne pas en parler. Faire l’impasse. Faire comme si. Laisser l’image être comme un hommage. Avec le temps ça bouge, il y a quelque chose que je ne sais pas nommer et qui flotte autour de son absence, quelque chose d’un peu fantomatique comme si les souvenirs s’étiolaient, lentement, et qu’en même temps son existence prenait une autre forme, une autre force.

Il y a cette date, chaque année c’est la même. La naissance de ce journal, 2002, chaque année c’est pareil, je me dis “continuer ?” Écrire, aussi, ça bouge. Ça n’est pas comme avant. Ça veut moins, ça sort moins. Il y aurait pourtant de quoi dire, mais ça reste là, enfoui, comme quelque chose qu’on se sait pas nommer.

Jeudi 13 avril 2023

Prendre le temps d’être ici, maudire un peu la pluie mais elle se fait discrète. Une boutique puis une autre, une expo puis une autre, la beauté d’un gisant en tricoté-tissé par Jeanne Vicerial, l’indispensable regard de Zanele Muholi, et puis un de ces troquets où ça commente les manifs au comptoir. Au loin ça fume un peu. Paris semble vivre au rythme de cela, les poubelles renversées, les fumées, les CRS qui courent, les rues bloquées, et moi je reste au loin.

Curieux d’autres combats, d’autres approches, me voilà plutôt, plus tard, à discuter autour d’une revue, PD la revue elle s’appelle ; tabourets noirs, masques blancs parce que ça se fait encore. Je ne sais pas trop pourquoi je suis là, par curiosité, par “allez, on ne sait jamais”… Je suis, je crois, le plus âgé du groupe, et lorsque la question est posée “Vous vous rappelez la première fois que vous avez entendu parler du Sida ?“, j’évoque un souvenir d’enfance, je pense que c’est en quatrième, je dois faire un exposé (oral il me semble) sur le Sida. Nous sommes donc, je suppose, l’année scolaire 1987-1988. Les décès en France commencent à se compter par centaines et Barbara chante Sid’amour à mort. Je revois les dessins dans le livre de biologie : ça ne s’attrape ni par les moustiques, ni par les toilettes, mais par amour. Je ne me souviens de rien d’autre, surtout pas de mon “regard” sur cette question, de mon appréhension ou de tout autre sentiment ou émotion. Une chose est sûr, je reste au loin.

Mercredi 12 avril 2023

Me revoilà. Comme chez moi. Il suffit du métro, il me suffit d’y penser, de regarder les gens. Dans les écouteurs, Barbara Cassin parle du bonheur de se réveiller. C’est cela. Arriver à Paris, c’est un réveil, l’un de mes réveils.

Mardi 11 avril 2023

J’ai pleuré
je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer quand nous sommes arrivés et que nous avons vu la terre qu’il allait falloir travailler
sainte et sainte mère de dieu
des jours et des jours de voyage, à descendre la Seine et la Saône, et puis le Rhône sur des bateaux plats comme la main tirés par des chevaux qui prenaient leur temps, vous pouvez me croire, pendant que les hommes aux arrêts des écluses couraient faire ripaille dans les auberges, et que nous autres pauvres femmes profitions de ce répit pour changer de linge et torcher nos enfants, des jours et des jours je vous dis, jusqu’à ce que nous finissions par apercevoir la mer, la mer et sa lumière éblouissante qui claquait comme un drapeau au-dessus du port de Marseille
sainte et sainte mère de Dieu
::: Mathieu Belezi ; Attaquer la terre et le soleil

Lundi 10 avril 2023

Tu me demandes ce que je vais faire durant ces quelques jours à Paris ; je te demande en retour si c’est une invitation pour la Normandie. Sans trop savoir si j’en ai envie ou pas, j’interroge une éventualité, j’avance un pion sur l’échiquier. Quelques heures plus tard, lorsque j’écris ces lignes, je ne me souviens pas de ta réponse, il y avait des ailleurs qui t’éloigneraient, le Portugal et quoi d’autre ? Les mots, ceux des autres et les miens, trop vite, disparaissent, à supposer qu’ils se soient accrochés quelque part, quelque temps. Écrire ce journal, c’est être face à l’oubli. De samedi, je n’ai rien su dire. J’aurais pu parler du garçon en vêtement de sport rouge qui ne voulait plus être coiffeur et montait à Paris pour travailler dans le luxe. Mais je voulais parler de toi. J’aurais voulu longuement parler de toi.

Je m’invite chez toi, dans un sourire. N’y vois-tu qu’un trait d’humour de plus puisque hier tu avais ri de mes mots ? Je m’invite parce que si nous sommes là, encore, toi et moi, à cette terrasse trop à l’ombre, ce n’est peut-être pas pour rien.

Et puis nous marchons, quelque chose s’éteint peut-être tandis que je te suis et que je t’observe, ton chien au bout de sa laisse. Notre au-revoir ne dit pas que nous ne sommes là pour rien, il ne dit pas non plus que nous nous attendrons. Nous avons été là pour quelques heures et un prénom de plus.

Dimanche 9 avril 2023

Nos regards s’étaient croisés et s’étaient plus. Il me renvoyait à la figure toute ma vulnérabilité, ma mélancolie, comme un miroir. Nous ne savions pas encore ce que nous attendions l’une de l’autre mais, tels deux aimants, nous étions restés tout près, puis nous nous étions quittés sans chercher à nous revoir, tout simplement.
::: Thierry Falivene ; Il se reconnaîtra

::: Sébastien Lifshitz ; Casa Susanna, 2022

 

Jeudi 6 avril 2023

L’Italie revient. Elle me fait envie, oh ce n’est pas nouveau, je voudrais retrouver Venise, je voudrais la Sicile, Naples, et des trains qui traversent la mer. Mais ce soir, elle me fait autrement envie : j’ai envie de la raconter, l’an prochain, de la dire, comme j’ai dit le Japon, bien sûr pas de la même façon, en rêver peut-être, montrer Antonioni, Rosselini, Pasolini peut-être.

::: Leonardo Brzezicki ; Cœur errant, 2023

Mercredi 5 avril 2023

Ils rient autour de moi, fortement, trop fortement, trop. Ils sont, je pense, des amis de l’acteur qui, sur scène, nous embarque dans un étonnant mélange de réflexion sur le temps, de performance physique, d’humour noir, d’audace, de souvenirs d’enfance et de chansons de Michel Berger. Sentiment désagréable de “devoir” rire, puisqu’eux, ils y vont, aux éclats, notamment ce type juste à ma gauche, hahaha, gorge déployée. Parfois il y a des silences. Parfois je ris, aussi.

En sortant, les JL me demandent : “Alors, ça t’a plu”. Bof. Le parasitage a été trop fort ; il faudra attendre, repenser, raconter aux amis, et rire à nouveau d’une France Gall qui se gratte.

Lundi 27 mars 2023

Bien entendu, j’ai de nombreux souvenirs de mon père. Comment pourrait-il en être autrement, étant donné que, depuis ma naissance et jusqu’à ce que je m’envole du nid à dix-huit ans, nous avons vécu côte à côte dans notre modeste demeure ? Et comme il en va de même, je suppose, pour la plupart des pères et de leurs fils, certains de ces souvenirs sont heureux, d’autres beaucoup moins agréables. Mais ceux qui me restent le plus vivants en mémoire n’appartiennent à aucune de ces catégories. Il s’agit plutôt de scènes parfaitement ordinaires de la vie de tous les jours.
Celle-ci, par exemple :
Lorsque nous vivions à Shugukawa, nous sommes allés un jour à la plage afin d’abandonner un chat.
::: Haruki Murakami ; Abandonner un chat. Souvenirs de mon père