Lundi 11 juillet 2022

Montreuil, métro Croix-de-Chavaux. C’était il y a presque vingt ans, l’été 2002, nous nous installions ici, à quelques rues. J’arrivais enfin à Paris. J’allais aimer cette ville et désaimer celui qui, dans ce journal, était appelé Fabio, d’abord dans le petit appartement de la rue Molière, puis dans les hauteurs du Clos des Français, sixième étage aux fenêtres donnant sur le ciel et une ou deux tours et, si l’on regarde vers le bas un douze février 2004, son dos courbé de tristesse après que je l’avais quitté à deux jours d’une Saint Valentin dont je n’aurais pas pu affronter le symbole et les mensonges à fournir.

Montreuil, métro Croix-de-Chavaux, bien sûr je me rappelle où est la rue Kléber ; c’est là que tu habites. Dans ce journal, parfois, je t’ai appelé Z. Je découvre ce lieu qui est aujourd’hui le tien, calme et blanc, un peu loin de ton énergie et de tes couleurs. C’est pourtant bien toi, c’est pourtant bien chez toi, on s’y sent bien, j’y retrouve ta cuisine, celle dont les épices savent vous titiller avec malice, comme toi. Ton balcon surplombe un parking, si je me retourne il y a un voisin, là, qui brasse je ne sais quel mobilier de jardin, une présence. Je te regarde et t’écoute, tu es un peu un autre que celui que j’ai connu et aimé, tu te construis dans cette ville immense où tu puises des espoirs de vie à deux dans des relations fugaces mais sincères, où tu t’épanouis d’un travail fait pour toi. Tu es bel et bien un autre, puisque autour de toi c’est différent : les jours n’ont pas les tensions d’autrefois. A cette sérénité, alors, je ne peux répondre que par la mienne. Peut-être me trouves-tu autre ?

Samedi 9 juillet 2022

Il y a toujours dans les escaliers de chez R, lorsque l’on franchit le deuxième étage, cette odeur étrange. Cela m’évoque toujours une personne sale car cela me rappelle surtout cet homme qui, une nuit d’hiver où le thermomètre était descendu extrêmement bas, s’était réfugié sur le paillasson du 383 rue des P. J’avais à peine vu son visage, tellement il était prostré, ne disait rien. Nos placards étaient vides, je lui avais donné deux pommes et du chocolat je crois ; il avait refusé la paire de chaussettes.

Lorsque F était rentré, l’homme n’était plus là. C’était un jeudi.

Vendredi 8 juillet 2022

Te revoilà et donc nous revoilà avec ce qu’on ne se dit pas, pas ce soir. Tu reviens avec ces accessoires qui, entre nous, seront un lien, une nouvelle forme d’attache de cuir et de métal telle que celle que je porterai alors au poignet.

 

Jeudi 7 juillet 2022

Il y a, aujourd’hui aussi, quelques visages connus, rares. Il y a un monde avec ses codes, ses références, ses éclats de rire, réuni pour regarder DragRace France sur un écran de grande taille. Je suis donc, une fois encore, double spectateur d’une émission de télévision et d’une communauté joyeuse, jeune, exubérante, fardée, même si la majorité des personnes ici n’a pas plus de mascara que moi. Je suis d’ailleurs plus intrigué – je cherche cependant un adjectif plus neutre – qu’amusé par ce qui se déroule sur l’écran. J’ai envie de creuser, doucement, ce qu’il y a en-dessous : sous les perruques… ou sous les larmes. J’ai envie de les regarder comme un photographe, et de les voir autrement. Car moi-même, je ne sais pas exactement ce que je cherche, ce que je perçois ou ce que je fais là. Je suis comme sur un fil, à une frontière, en un lieu où peut-être j’interroge ma propre place.

Et puis il y a M, nous parlons du projet qui nous réunit, encore lointain mais presque demain, un projet dans lequel, là aussi, j’interroge ma propre place.

Et puis je te dis qu’il est trop tard.

Mercredi 6 juillet 2022

Derrière son masque, un visage inconnu, une voix chaude, ferme, ne laissant échapper aucune incertitude. Au-dessus, des yeux verts, une chevelure bouclée, un cerveau rempli de toutes ces connaissances engrangées pendant toutes ces années d’études. Il remplace le Dr LL, en congés je ne sais où, il porte des baskets et me rappelle que le remplaçant d’il y a trois ans était un insupportable blanc bec sans masque.

Mardi 5 juillet 2022

Nous choisissons une table à l’extérieur. C’est un nous auquel j’appartiens rarement aux heures du déjeuner, car je préfère une solitude apaisante, ou d’autres visages que ceux que je cotois dès 9h00 à supposer que je sois alors arrivé au bureau disons plutôt 9h35. Je rejoins donc aujourd’hui leur habitude de manger ensemble, pour célébrer avec eux le départ prochain d’A. Je ne rejoins pas leur monde, c’est-à-dire celui qui transparait dans ce qu’ils disent, fait d’enfants et de prénoms d’enfants, de famille et de noms de famille, de goûters d’anniversaire, de mariage et de strip-tease (décrits comme) minables. Bien sûr nous en partageons d’autres, riant, c’est un exemple, d’idioties zodiacales.

Dimanche 3 juillet 2022

Ils dansent, et moi je m’ennuie un peu avant que tu n’arrives, après que je suis reparti.

Samedi 2 juillet 2022

L’étape la plus importante pour nous tous je parle sans avoir demandé à mes frères et sœurs mais je me doute de leur réponse c’est quand on a découvert la dernière porte celle qui ouvrait sur le jardin. Personne ne peut s’imaginer mais j’ai encore la sensation de l’herbe rêche sous les pieds nus et des cailloux invisibles qui me piquaient la peau tendre. Rien n’était hostile je regardais en haut en bas, le sol et le ciel et les couleurs et les formes et pour moi c’était comme si la chaleur du nid avait existé là avant et que nous venions de là et cette chaleur fondamentale aurait tout créé. J’étais sorti un jour de printemps et mon père avait déclaré c’est le printemps c’est comme ça que je l’ai retenu. Il y avait des fleurs dans un arbre et c’est la première fois que je tombais nez à nez avec une chose aussi belle et des couleurs qui me volaient les yeux. Dehors je me sentais bien parce que j’étais dans la chaleur pulvérisée dans des inventions magnifiques et folles et c’étaient des arbres, des plantes, des pierres. J’en ramassais pour les mettre dans mes poches et une chose aussi belle et des couleurs qui me volaient les yeux. Dehors je me sentais bien parce que j’étais dans la chaleur pulvérisée dans des inventions magnifiques et folles et c’étaient des arbres, des plantes, des pierres. J’en ramassais pour les mettre dans mes poches et je les faisais crisser et je pensais que c’était la chanson du monde. Les pierres elles étaient toutes précieuses et je louchais des heures sur le moindre scintillement et j’avais trouvé un galet avec des lignes lisses personne n’arriverait à faire si bien en faisant exprès. »
::: Dimitri Rouchon-Borie ; Le démon de la colline aux loups

(Il vous faut à tout prix lire ce livre)

Nous nous retrouvons, marchons un peu, là-bas nous asseyons. Les sujets défilent, beaucoup nous parlons de nous, toi de toi, moi de moi, avec, aux croisements de nos histoires, ce(ux) qu’il y a autour de nous : écrire, Antoine de B., les amours d’autrefois. Celles de demain interviennent aussi, dans un questionnement : qui y a-t-il entre ce que tu viens de vivre et ce que j’ai vécu ? Qu’y a-t-il, en quelque sorte, entre nous ?

La formule qui précède, alors, me fait sourire. Elle suggère, laisse supposer, le lecteur s’imagine, se demande, interprète, peut-être hâtivement, peut-être pas.

Et toi, maintenant que tu lis cela, souris-tu ?

Vendredi 1er juillet 2022

Alors tu me parles d’A. Peut-être que je devrais plutôt te faire parler de toi, te demander comment tu vas, où tu vas, comment tu vis.

Jeudi 30 juin 2022

«  Regardez. Regardez. »
Nous étions accroupies dans notre soupente, sur les planches qui devaient nous servir de lit, de table, de plancher. Le toit était très bas. On n’y pouvait tenir qu’assis et la tête baissée. Nous étions huit, notre groupe de huit camarades que la mort allait séparer, sur cet étroit carré où nous perchions. La soupe avait été distribuée. Nous avions attendu dehors longtemps pour passer l’une après l’autre devant le bidon qui fumait au visage de la stubhova. La manche droite retroussée, elle plongeait la louche dans le bidon pour servir. Derrière la vapeur de la soupe, elle criait. La buée amollissait sa voix. Elle criait parce qu’il y avait des bousculades ou des bavardages. Mornes, nous attendions, la main engourdie qui tenait la gamelle. Maintenant, la soupe sur les genoux, nous mangions. La soupe était sale, mais elle avait le goût de chaud.
::: Charlotte Delbo ; Aucun de nous ne reviendra: Auschwitz et après, I

Mardi 28 juin 2022

Et puis soudain, ils sont là, attablés. C’est Prudence que je reconnais, avec hésitation tout de même : il manque les perruques, le contexte, les strass. C’est peut-être plutôt lui qui me reconnait, il me sourit, me salue, un signe de la main. Je m’approche, ils me remercient, disent que les photos sont superbes. Je suis comme figé, je ne sais pas quoi dire, j’ai l’impression que je suis idiot, là, comme ça, que j’ai 15 ans, que je suis embourbé dans un mélange de timidité et de vide face à eux, eux qui étaient lumineux samedi.

Je dis « Le hasard fait bien les choses », puisque les photos, je leur avais envoyées un peu plus tôt. C’est un peu idiot, cette phrase, elle n’est pas tout à fait à la bonne place. Le moment est comme grippé, et même les mots, ici, dans ce journal, ne savent pas quoi dire ou comment le dire. Ni poésie ni rien.

Et puis je les salue, je repars, pas loin, où je vais t’attendre, pas longtemps.

Lundi 27 juin 2022

Soudain ton visage apparaît. Tu es dans les images que je trie, encore, encore et ta beauté me frappe, c’est une gifle, que tu es beau là, là, ou là encore, grave, à la foi docile et sûr de toi devant l’objectif, innocent sans l’être, je crois que personne d’autre ne sait faire ça, faire cette gueule, avoir cette gueule.

Sur l’une d’elles le cadrage est beaucoup trop serré, c’est dommage c’est peut-être la plus belle de toute, il y a la présence de tes yeux, ils crèvent l’image ; tes cheveux sont ras.

Dimanche 26 juin 2022

Soudain ton visage apparaît. Enfin, je ne suis pas très sûr. Tu es là, sur mon petit écran, nous discutons. Est-ce toi qui passe là-bas, au même instant ?

Samedi 25 juin 2022

En ne venant pas hier, vous m’avez permis de parler de votre absence.
::: Jean-Pierre Léaud, dans La Maman et la Putain de Jean Eustache.

Soudain ton visage apparaît. Au milieu de la foule, éclairé par un spot. Plus tard je pourrai venir vers toi, nous nous embrasserons, la surprise retombée, à peine. O est là avec toi, elle rit peut-être de notre intimité palpable, elle sait peut-être que. Tu n’es que de passage, le week-end : les chants.

Tu es arrivé tard, tu as manqué un peu de cette folie. Mais elle continuera. Je suis accompagné sans l’être vraiment, il y a ceux que j’attendais – A, F -, et ceux que je n’attendais pas  – A, L… Je ne sais pas encore, tandis que l’on s’étonne d’être là l’un et l’autre, que celui me regardait et me regarde encore, me fixe même et me sourit, celui qui m’a demandé mon prénom avant d’aller chercher d’autres bières, celui-ci ne me laissera pas, non, son numéro de téléphone. Je suis marié, dira-t-il. Tu entends ça ? Ici, aux regards de tous, je note cette anecdote : elle aurait presque éteint les étincelles de ce samedi soir.

Mais ensuite on dansera.

Vendredi 24 juin 2022

Alors, comme parfois, je cherche quoi faire de mon corps. Je cherche comment en faire des images.

Jeudi 23 juin 2022

J’ai posé trois petits bouts d’écorce sur une feuille de papier. J’ai regardé. J’ai regardé en pensant que regarder m’aiderait peut-être à lire quelque chose qui n’a jamais été écrit. J’ai regardé les trois petits lambeaux d’écorce
comme les trois lettres d’une écriture d’avant tout alphabet. Ou, peut-être, comme le début d’une lettre à écrire, mais à qui ? Je m’aperçois que je les ai spontanément disposés sur le papier blanc dans le sens même où va ma langue écrite : chaque « lettre » commence à gauche, là où j’ai enfoncé mes ongles dans le tronc de l’arbre pour en arracher l’écorce. Puis elle se déploie vers la droite, comme un flux malheureux, un chemin brisé : ce déploiement strié, ce tissu de l’écorce qui se déchire trop tôt.
::: Georges Didi-Huberman ; Ecorces

Seul, dans ce CAPC où la foule virevolte, je m’ennuie. Je suis là pour, disons, être là, dire que j’ai vu, j’ai fait, je suis allé, dire que je ne suis pas resté chez moi. Ma solitude me colle à la peau, je pense tout le monde voit que je suis seul, que je m’ennuie, seul, que je n’ai pas envie de rester. Alors que tout le monde m’ignore. G ne me réponds pas, de toute façon ça ne capte pas.

De toute façon, tu m’attends ou plutôt nous nous attendons, et finalement toi aussi tu pars de là où tu es, un autre vernissage. Je ne sais pas si tu as vraiment hâte de me revoir, je me méfie des mots.

En repartant de chez toi, il pleut. Il est tard. Je lirai pourtant un peu ce livre pioché dans l’étagère. C’est ce livre que j’avais offert à JLM ; il y a la pastille qui cache le prix.

Mercredi 22 juin 2022

On se retrouve en cercle, je suis un peu en retard alors que j’étais en avance ; nous sommes trois hommes, neuf femmes. Nous sommes là pour lire, à voix haute, dès la rentrée, ensemble. L’idée m’enthousiasme, vraiment. Lorsque vient le moment de parler un peu de nous au groupe et surtout à celle qui animera l’atelier, je dis que moi, oui, je lis parfois à voix haute dans mon lit, seul le soir. Je dis que parfois je t’envoie des extraits. Je dis d’abord « à des amis » et puis je rectifie, je dis : « à un ami, étudiant en lettres ».

Une fois rentré, au moment de dîner, je t’envoie un message. J’aime te parler ainsi. Ce n’est peut-être pas assez souvent. Je te demande si tu es bien arrivé, là-bas, loin. Je te dis que j’ai parlé de toi. Je ne dis pas que tu me manques, enfin si, mais pas comme ça, à la fin du message, parce qu’en te parlant, ça monte, comme ça, le manque de toi. Je me dis que si j’avais vingt ans de moins, je prendrais un avion et je viendrai te voir. Je serais un peu fou.

Je réécoute ensuite l’extrait de Riboulet que je t’ai envoyé le 22 mai. Deux minutes et dix-sept secondes. J’aime ces moments où je laisse assez de silence, où je me pose aux virgules. Et puis je lis à haute voix, dans la cuisine, comme la femme qui était à ma droite et qui a dit « Moi je lis dans ma cuisine », cet extrait que tu m’avais envoyé de La Mort en été, de Mishima et qui commence par cela : « Elle perdit l’habitude de se souvenir ».

Nous avons toi et moi ce même amour des phrases. Elle en est un exemple. Les phrases, c’est parfois comme des cadeaux. C’est évidemment pour cela que je suis un peu fou – de toi ou de nous -, pour cette manière qu’à la littérature – qui te dévore tant, tellement plus qu’elle ne me dévore moi, qui te fait tant briller aussi – de nous faire être ensemble, le peu qu’on l’a été et le peu qu’on l’est encore. Il ne s’agit pas uniquement de tes yeux malicieux, il s’agit, oui, des phrases, que d’autres ont écrites, et qu’on pourrait croire écrites pour nous.

Mardi 21 juin 2022

Il y avait donc cette boîte contenant des CD, avec des photos ou des compils, dites « compils pour l’auto-radio ». Je l’avais rapportée de chez maman récemment, elle y trainait depuis longtemps, cette boîte, dans une caisse plastique dans laquelle il y a quoi d’autres ?… oh… je ne sais plus. La caisse est au pied de la fenêtre, enfin presque, sur le côté. Il reste encore là-bas des machins, plein de machins, pas jetés, par possible. Pas grand chose, mais tout de même…

Sur l’un des disques, soudain, Paco Ibañez. Il est arrivé comme ça, l’émotion aussi.

Tú no puedes volver atrás
porque la vida ya te empuja
con un aullido interminable,
interminable…

Soudain. Sans comprendre les paroles, parce que l’émotion vient de la voix, de la langue, d’un adjectif. Parce que bien sûr surgissent les images d’un matin froid pour dire adieu, une autre forme d’adieu. Parce que revient l’idée que je ne sais que peu de sa sensibilité, si ce n’est qu’elle était bien enfouie.

La chanson suivante c’est aussi soudain, et c’est autre chose. Et me voilà dansant, sans pour autant enfouir.

Samedi 18 juin 2022

Sans maquillage ni postiche, te voilà donc. Sur l’une des images de dimanche, j’avais manqué ton sourire et ton regard droit dans le mien, ou dans l’objectif, c’est tout comme. En revoyant la série, le soir, j’étais déçu, j’étais persuadé qu’ainsi, j’avais attrapé son visage et conservé cet instant. Ce soir, bien entendu, tu ne portes pas non plus cette robe qui, sur une autre photo, dévoile ton dos. Tu l’adores, dis-tu, cette photo.

Vendredi 17 juin 2022

Nous nous reverrons le 8 juillet, et presque deux années auront passé. Alors nous parlons de cet endroit où nous pouvons encore nous rejoindre, c’est-à-dire où ma photographie regardera tes objets.

Samedi 11 juin 2022

Ça commencerait par la fin, la fin de ce moment entre nous en attendant le prochain. Dans le hall de la gare Montparnasse – le réveil avait sonné bien tôt -, nous nous embrassons donc. Je pars rejoindre C au musée d’Orsay. Paris est ensoleillée, je la retrouve enfin. Petit à petit elle ne manque plus vraiment. Avec le temps, va, tout s’en va, chantait Ferré, c’est aussi vrai avec les villes alors ?

A Orsay on retrouve Sophie Calle. Il peut donc arriver qu’elle me déçoive. Peut-être que je suis arrivé au bout de quelque chose avec elle, peut-être qu’elle m’a assez donné de pistes sur ce que l’on peut faire de sa propre vie. Peut-être que cette fois-ci, il manque pour moi une pointe de douceur, une pointe de légèreté, une pointe d’humilité aussi. Cette fois-ci, et le prix du catalogue à 69 euros n’aide pas, elle ne me parle pas, ou du moins je n’ai pas envie d’entendre ça. Je n’avais surtout pas envie que quelqu’un d’autre parle avec elle, surtout pas envie de ces textes, là, apposés, vains, écrits d’une plume qui m’indiffère, qui ne me donne rien. J’exige trop ? Il y a pourtant dans la deuxième salle la beauté sombre des tableaux dans la nuit, surplombés – zut ! – d’une phrase inutile.

Puis Maillol – vite fait – puis Gaudi. Passée la claque de l’entrée de l’expo, il s’agit de se faufiler au milieu de la foule et des espaces trop étroits. On étouffe. L’art nouveau disparait petit à petit de ma vie, mon blog n’est plus là, mon investissement pour le Cercle Guimard non plus. Il s’agit de respirer.

Ce samedi parisien se poursuit avec C entre le café d’un palace et l’anguille d’un restaurant japonais, c’est apaisé, agréable, bien sûr on parle des amis, puis seul, une boutique tentatrice, des fripes, et puis Beaubourg, enfin.

Enfin parce que l’expo sur l’Allemagne des années 20 est d’une densité magistrale. On pourrait s’y épuiser puisque facilement je m’épuise dans ces expositions fleuves où mon esprit volage cherche des accroches et voudrait tout embrasser en un clin d’œil, comprendre tout de suite, savoir enfin, ne pas oublier. Le sixième étage de Beaubourg sait toujours – toujours ? N’ai-je pas le souvenir de moments aux foules extravagantes ? – utiliser les espaces et laisser de la place aux spectateurs. Cette fois-ci, on navigue, on peut se perdre, revenir, croiser.

Et puis on repartirait.

Vendredi 10 juin 2022

A la terrasse je te retrouve. Nous ne nous connaissons pas : tu as vu mes images et tu es de passage. Nos vies professionnelles actuelles auraient pu nous faire nous rencontrer avant, ou bientôt. C’est aujourd’hui, par la photographie.

L’instant se prolongera, dans tant et tant d’images, les couleurs des tenues et leur matière, du blanc du jaune du rouge des strass des transparences, les regards que l’on pose, toi sur moi, moi sur toi, soudain tu te détournes, parfois tu n’attends pas alors il est trop tard, ou bien tu laisses, tu as aussi compris le temps qu’il me faut pour un angle, une lumière, moi jamais sûr de moi.

Jusqu’au soir volubile, dans ce bar où la foule, elle aussi, est autrement vêtue.

Jeudi 9 juin 2022

Alors je reviens chez toi, fatigué de la journée, fatigué de la nuit précédente bousculée et raccourcie par les voisins. Je tente de masquer tout cela, j’ai un peu dormi avant de venir, et je te raconte les petits bonheurs des jours passés, j’essaye d’être un peu quelqu’un d’autre pour voir s’il suffit d’être moi-même.

Lundi 6 juin 2022

Je raconte à G, tandis que nous approchons du Rocher de Palmer, que j’ai du mal à écouter Michka Assayas, parce que ça, sa voix, son phrasé, me rappelle mes vingt ans, quand il intervenait chez Bernard Lenoir et que j’étais attablé à mon bureau d’étudiant. J’ai peut-être tendance à fuir la nostalgie parce que cela me rappelle des années que je veux enfouir, ou dont je veux enfouir certains pans – la solitude, etc. J’écouterais néanmoins aujourd’hui, volontiers, ce qui me faisait rire ou la voix de Laurent Bon.

Ce soir, au Rocher de Palmer, je retrouve le passé : G m’a invité, un peu plus tôt dans la journée, via un « Que fais-tu aujourd’hui ? », à aller voir un concert de Cat Power. Cat Power, c’est surtout 2003, et l’album You are free, écouté, écouté, écouté, écouté. Il y a alors eu un moment d’hésitation, surtout quand j’ai su qu’il allait falloir rester debout, surtout quand j’ai pensé à moi, là, aujourd’hui, et cette incertitude dans laquelle je baigne en ce moment, mais être avec G – peut-être plus qu’avec Cat Power – me plaisait. Elle restera dans l’ombre.

Sur scène, elle restera dans l’ombre, précédée par une première partie réussie portée par une voix aux intonations dylaniennes. De Dylan, je préfère toujours évoquer la première chanson, que j’aime tant, de l’album Baez sings Dylan. G l’a vue, Joan, en concert : souvenir d’enfance, nostalgie douce, trémolo et vibrato. Bref, elle restera dans l’ombre, Cat Power, mais sa voix, c’était beau, c’était beau. On cherchera son visage, elle cherchera les paroles dans un classeur vert, susurrera ici une blague qu’on ne comprendra pas, et partira bien vite, sans offrir de rappel, sans que cela me gêne. 1h30 de concert, tout de même.

1h30 de présent. Je comprends, là, debout, que c’est bien le présent que j’écoute, que je vis. Ni nostalgie ni quoi que ce soit. Mais un mal de tête qui petit à petit m’étreint.

Samedi 4 juin 2022

Regarder qui est là. Se demander qui est le plus absent parmi les absents mais ne pas se le demander trop, se dire que c’est ainsi que la vie continue, que c’est ainsi qu’on peut faire famille, même s’il semble être un peu trop tard. Dans mes images j’attrape les sourires mais d’abord le visage de maman. Plus tard, la nuit tombée, elle montrera les étoiles.

 

Jeudi 2 juin 2022

Il y a sur l’agenda du mois d’août des espaces à remplir. Il y aura Arles, Lyon et puis ? Il y a sur l’agenda du mois d’août la crainte d’une forme de lassitude, celle née d’un nouvel été durant lequel personne ne m’attend entièrement ni ne m’accompagne totalement, puisqu’un été n’est pas un été sans les peaux sur les draps frais. Parfois on les repousse, ils sont au pied du lit.

Il y a la crainte de trouver Arles triste avant, ouf ! de découvrir Lyon et d’y revoir – ô joie – A, O, l’un avec la beauté farouche de ses vingt ans, l’autre avec la douceur de ce qui ne s’appelle pas une amitié. Et puis ? J’évoque encore l’idée de l’été, quelques jours chez S, tandis qu’il me fait découvrir la chaleur d’un lieu tout près de chez moi, bière locale et poutine bordelaise, la patronne vous tutoie d’emblée : « Je m’appelle Ludivine mais tu peux m’appeler Divine« . Avec S on évoque l’amour et la mort, l’été qui s’approche donc, et l’on rit encore de cette faune bigarrée, tendant plus tôt l’oreille dans les allées du jardin puisque la sono était morte, morte on ne sait pas pourquoi : les piles ? la malchance ? l’incompétence ? l’optimisme ? Et ça brillait parfois sous les liquettes et le botox.

Mercredi 1er juin 2022

Il y a toujours le regard puis le sourire, ou bien le sourire puis le regard, l’un ou l’autre appuyé, avant que l’un ou l’autre ne capitule. A partir de quel moment, combien de secondes, les yeux disent ce qui n’a jamais été dit ? Allons-nous longtemps nous taire ? Souvent il y a des silences, mais laissons-nous planer les mêmes ? Te rappelles-tu que je t’attends ?

Mardi 31 mai 2022

Il y a derrière toi tant de choses : vous êtes au passé. Et devant toi, bien plus. C’est cela qu’il faut voir dorénavant, cet horizon si grand devant toi, les montagnes et puis le reste. Je t’écoute, dans cet étonnant mélange de force et de fragilité que tu offres à voir et entendre, d’assurance et de paix. Et puis nous allons juste là, à cette autre terrasse où l’on s’assied peut-être un peu trop vite, sans demander, mais ça va. Les sushis, eux, ça va moins. Je ne dis rien sur le riz, médiocre ; on s’en fout, du riz.

Lundi 30 mai 2022

Alors il y aura ceux qui s’étonneront encore de ce rendez-vous donné à 19h17, ils y verront peut-être quelque mot d’une chanson, une précision suisse. Ils ne sauront peut-être pas que c’est mon anniversaire, il s’étonneront alors encore : « Mais pourquoi tu ne me l’as pas dit?« 

Samedi 28 mai 2022

Dans la littérature médiévale, Renart est le goupil affamé dont le roman retrace les aventures désordonnées, le mot de desroi désignant en ancien français le tumulte, l’agressivité ou tout simplement le désordre. Le desroi, ou l’envers du roi, nomme l’art rusé de ne pas se laisser gouverner. Renart n’a pas d’autres identités que sa propre joie à transgresser : il est non pas d’où il vient, mais où il va. Et où va-t-il ? Où la fiction le porte – là où se trouve son abri, son invitation fictionnelle, si l’on veut le dire ainsi. Ce récit sans contrainte s’adresse à des lecteurs affranchis – il faut être déjà libres pour se laisser libérer par les livres, je propose d’appeler cela se délivrer.
::: Patrick Boucheron, Mathieu Riboulet ; Nous sommes d’ici, nous rêvons d’ailleurs.

Il y a dans les cartons, des images à la pelle, des mots aussi, qui parfois me feront rire, sourire. Ou pas. Ainsi, quelques mots de mon grand-père à mon père, sur une carte postale, parce qu’il sera absent pour son anniversaire, ou à ma grand-mère – « à ma femme que je n’oublie pas » précède la signature – sur une autre, montrent la distance, l’absence. A son fils, il signe Antonio, aussi. Le français de mon grand-père est parfait, élégant ; seul le futur remplace les terminaisons en ai par des é.

Vendredi 27 mai 2022

Dernier vendredi du mois, six mois plus tard. Que faut-il faire du temps qui passe ? Que faut-il également faire des jours, semaines, mois, qui ont précédé le 26 novembre ? Comment en faire quelque chose ? Qu’est-ce qu’on peut encore en dire ? Comment ne pas oublier ce qui aide à comprendre, à accepter puisque parfois encore on revient sur tout ça ? Comment oser oublier tout le reste, tout ce qui n’est pas « ça » et comment même y penser encore ? Il y a quelque chose d’effrayant dans l’oubli, qu’il soit volontaire ou involontaire, qu’il nous aide ou nous perturbe.

Jeudi 26 mai 2022

Tu as le visage que J aurait eu à ton âge, tu as sa voix, plus douce peut-être. Tu n’as pas sa verve, tu te retiens un peu. Et puis sur une terrasse, face au fleuve toujours brun dont les eaux si hautes t’avaient surpris, nous nous rafraichissons.

Mercredi 25 mai 2022

Nous parlons, parlons. Tu racontes le dimanche à Cologne, déjà lu autrefois mais oublié, et qui attend, page 49 de ces Lisières du corps, avec pour marque-page un morceau de carton déchiré d’une boîte de gâteaux mangés dimanche avant d’être viré du parc. Je dis ce CDI inattendu. Tu décris ce qu’on voit depuis la terrasse. Et nous regardons les tirages.

Car tu m’en as acheté, trois.

Il y a, rares, des photographies que j’ai faites sur les murs des appartements de mes amis. Ici, alors, je réfléchis : ça me fait quoi ?

Plaisir.

Qu’en sera-t-il si c’est un inconnu ?

Dimanche 22 mai 2022

Il n’a aucune de ces marques distinctives du corps qu’on note au premier coup d’œil, la structure imposante, la démarche veloutée, la belle gueule consciente de son effet, le soupçon de déhanchement qu’on met dans un coin de sa tête pour y repenser plus tard… On le croise une fois, deux fois, dix fois sans y prêter une attention particulière. Il n’est pas désagréable, certes, mais il fait partie du personnel, d’une part, et d’autre part on a suffisamment à faire pour se familiariser avec le lieu et ne pas d’emblée se garer dans les délices de la pulsion scopique à laquelle, dans les hammams plus que partout ailleurs, on donne libre cours, surtout lorsque les corps qui le peuple ne sont pas encore courants, habituels, corps pratiqués de longue date, mais corps neufs, bruns, sombres, résolument hors code occidentaux balisés. On est à Cihangir, un petit quartier de l’arrondissement de Beyoglu, à Istanbul, pas dans le Marais, on ne perd pas ça de vue parce que c’est essentiel, parce que c’est ça qu’on est venu faire là, se noyer dans l’autre indéchiffrable, dans l’autre brun corbeau, dans l’autre qui ne nous dira rien qui ne soit incompréhensible et qu’il faudra donc bien attraper.
::: Mathieu Riboulet ; Lisières du corps.

Soudain, furieusement, elle klaxonne ; il nous faut partir.

Samedi 21 mai 2022

C’est très simple, je voudrais retrouver le moment où soudain Marguerite s’est arrêté de me parler et que tout s’est suspendu. Je resterai d’abord là, sur ces secondes, puis je partirai, sans destination précise, juste partir. Sur un morceau de soie. J’aime toujours faire ça, revenir sur des moments modestes car à les déployer lentement on y voit se réveiller tant de formes et de couleurs, de la joie, des rires, des cris d’oiseaux sur la langue, un grand ciel, du sable, des feux et bien sûr un cœur qui bat le tambour. Les forêts, l’inquiétude et la peur ne sont jamais très loin.
::: Colette Fellous ; Le Petit Foulard de Marguerite D.

E. veut que l’on photographie là, au milieu des hommages à l’Ukraine, et moi je dis non, je dis non, ce n’est pas possible. On transforme l’idée, je crois que je l’impose un peu parce que je ne veux pas de cela, je ne veux pas me prêter à son jeu qui déplacerait tant ma pratique photographique, entraînant l’autre, l’inconnu qui passe par hasard, dans des mises en scène et dans nos images. Nous restons entre nous, les autres sont-ils d’accord ?

Jeudi 19 mai 2022

Tu me parles du fait que tu es arrivé au bout d’un récit. Je ne pense pas à te demander de quoi cela parle. Je ne sais pas pourquoi, inlassablement, j’interroge peu.

On évoque l’effort et le temps que cela demande d’écrire. On parle aussi de tout, de rien, et l’on parle – moi je parle beaucoup, non ? – sans m’épuiser. Sans t’épuiser non plus, semble-t-il.
Je te regarde. Je me demande comment nous pourrions être encore deux, puisque comme d’autres, nous aurions pu être encore deux. Tu me parles de D, tu me dis que c’est difficile entre eux, mais qu’ils vont s’en sortir. Tu dis probablement cela en pensant à nous. Est-ce qu’on aurait pu s’en sortir ? J’ai la réponse mais je ne l’écris pas. Je laisse le lecteur en proie au doute.
Aujourd’hui il y a toujours le piège de ce que tu dégages, il y a le piège de ces rares moments où nous nous voyons, cette harmonie, cette aisance. Et cependant, ce voile entre nous, le vois-tu toi aussi ? Je pourrais facilement dire, alors, que je t’aime encore, d’une certaine façon, peut-être aussi que je m’aime enfin avec toi, dans ces moments-là, éphémères, le temps d’un dîner, d’un partage. Peut-être parce que je sens, d’une certaine manière, que c’est moi qui tiens les rênes. Et puis je ressens l’espère de médiocrité qu’il y a à écrire cela ici dans toute cette brièveté.
Tu me demandes où j’en suis, moi, de l’écriture de ce livre. Tu ne me demandes pas ce que raconte l’autre manuscrit dont je te parle. Il raconte combien j’ai aimé A plus que tout. Plus que tout donc plus que toi.

Samedi 14 mai 2022

Je reviens te voir, et tu sais probablement pourquoi, tu l’as lu quelque part, dans mes yeux, mon sourire, pas celui que tu réclames mais celui qui t’écoutes, et qui t’écoutes encore, puisque tu parles, tu parles. Tu l’as lu forcément dans mon déplacement brusque, te regardant alors dans les yeux et te disant « Ah bon ? Il ne faut pas ? »

Je sais pourquoi tu parles, parce que tu me le dis – un manque d’assurance, etc. – et parce que j’espère que ce n’est pas pour une autre raison. Tu dis beaucoup de toi, comme pour combler les espaces que tu ne voudrais pas m’entendre difficilement combler moi-même. Comme cela arrive parfois, je me sens alors au ralenti – plus tard je te dirai « vide  » – tandis que toi tu vrombis à mille à l’heure comme une vieille carrosserie qu’on aurait retapée, rutilante, sonorité rocailleuse et chaude, pleine de vécu. Tu parles de ton corps, tu dis que tu as pris un coach, que tu vas redevenir comme avant. Tu parles aussi du temps béni de tes heures de gloire, de tes livres, de tout ce que tu sais, mais que sais-tu alors de moi ?

Pourquoi n’attends-tu pas de savoir quelque chose de moi et, puisque tu y fais allusion, par exemple, quelque chose des livres qui habitent ma maison, comment et pourquoi ils m’accompagnent ? Quelque chose que j’aimerais changer moi aussi ? Quelque chose qui m’attendrait demain ?

Vendredi 13 mai 2022

De tout là-haut, on voit la ville, la vierge dorée, les clochers, le léopard de Saint Eloi, c’est le prix à payer pour un spritz à dix balles et un rosé par là-dessus, au milieu de cette faune qui guète, ô proie de velours, un siège. Voilà qui change un peu des terrasses au ras des villes, voilà qu’on se retrouve à trois, le quatrième larron pris par quelque imprévu. Et l’on se grise un peu puisque on n’est pas tentés par trois tartines planquées dans un sac en papier.

Jeudi 12 mai 2022

Il y a cinq ans, j’ai passé une nuit malhabile avec un étudiant qui m’écrivait depuis un an et avait voulu me rencontrer.
::: Annie Ernaux ; Le Jeune Homme

Après que Marielle Macé m’a demandé mon prénom, et alors qu’elle écrit quelques mots avec un stylo publicitaire que m’a tendu le disquaire et sur lequel est noté le nom de Corinne Atlan, ce qui m’a déclenché un rire un peu idiot, je lui dis que j’avais justement, hier, vu son nom sur quelque chose que j’avais écrit, et qu’elle y parlait des oiseaux. Elle a dû se demander pourquoi je lui disais cela, et moi-même me le suis-je demandé. C’était je crois quelque part vers la fin de mon manuscrit, je n’avais plus la référence, tout était donc flou. Après l’heure passée à l’écouter parler des oiseaux, ce flottement que j’imposais par mon manque de précision et mes points de suspension, était, malgré tout, presque dans le ton : quelque part bien au-dessus du sol.

Mardi 10 mai 2022

Le premier janvier 1981, vers midi, je m’éveille avec une gueule de bois carabinée dans une chambre que je ne connais pas. Contre moi est allongée une jeune femme brune que je ne connais pas davantage. Désireux de ne pas briser l’enchantement, je me blottis contre son dos et me rendors jusqu’à ce qu’elle m’arrache à mon deuxième sommeil en m’apportant un bol de café et une tartine. Une belle plante, indéniablement, vêtue maintenant d’une culotte et d’un ample tee-shirt en coton sur lequel est écritTake it easy. Les seins qui ballent derrière ce message donnent envie de le traduire trop littéralement, mais, de toute évidence, ma chance est passée. La fille s’appelle Ariana, et parle français avec un ravissant accent italien. Il se confirme que nous avons passé la fin de la nuit ensemble dans cet appartement que lui prête une amie lyonnaise. Tandis que me reviennent en mémoire les fragments d’une scène de gymnastique rythmique sexuelle assez fastidieuse, elle me confirme que nous avons essayé de faire quelque chose qui s’apparente à l’amour. D’après elle, je me suis montré opiniâtre et vaillant, mais hélas trop ivre pour conclure. Elle ne s’en formalise pas, mais en revanche il faut maintenant que je m’en aille vite car elle doit prendre un train pour Paris à quinze heures et il lui reste mille choses à faire d’ici là. Petit à petit, se reconstitue le puzzle du réveillon à Charbonnières, chez des amis d’Antoine où cette Ariana est arrivée avec un petit groupe sur le coup de minuit. Il me semble que nous avons longtemps discuté ensemble – mais de quoi, au juste ?
::: Emmanuel Venet ; Virgile s’en fout

Oh bien sûr tu sais que j’ai pu attendre cela de nous, marcher ainsi, ou bien t’attendre là, comme ce soir.

Lundi 9 mai 2022

Quel plaisir alors de pouvoir se livrer à toutes ces fantaisies ! Par exemple, on va perdre, oui, perdre deux heures dans l’arrière-boutique d’un bar inconnu (il y a aussi à Londres des bar ; ils s’ouvrent seulement à certaines heures et on y entre en se glissant comme un voleur) et on cause avec le garçon de café, des derniers records d’aviation. Ce garçon ne se doute de rien, il ne sait pas qu’il doit mourir un jour ou l’autre (et moi je le sais).
::: Jean Grenier ; Les Îles

Je t’envoie ces mots, lus, provenant du chapitre intitulé « Les Îles Kerguelen » que j’ai trouvé magnifique. J’ai la voix plus basse que l’autre jour, quelque chose d’un peu cassé. Juste avant, j’avais chanté un peu puisqu’après une chanson de Mercedes Sosa, tu m’avais écrit  « c’est très beau , mais j’ai cru que t’allais me chanter un truc haha« . Et donc ces mots, tu ne les reconnais pas, c’est pourtant toi qui m’a poussé dans ces pages, combien de fois ?

Samedi 7 mai 2022

Alors je m’emporte. Est-ce parce que j’aimerais que l’on m’emmène ?

Non.

Mais je ne résiste pas, à jouer avec les mots. Pour faire diversion ?

Non plus.

Mercredi 4 mai 2022

Je te dis que je ne comprends pas vraiment, ce qu’ils veulent dire en se disant « Appelle-moi par ton nom. » Je n’ai jamais cherché ce que cela pouvait réellement signifier, une fois l’esprit traversé par l’idée d’une fusion qui fait qu’on deviendrait l’autre, ou qu’on deviendrait un. Tu me dis que toi non plus, tu ne comprends pas vraiment. Mais tu as lu le livre, alors tu me parles, brièvement, du rapport à l’écriture, entraperçu dans le film par quelques pages dans un carnet. Tu dis que tu as pleuré. Nous n’en verrons pas la fin.

Vendredi 29 avril 2022

Alors, dans cette histoire de solitude, sur les plus belles images, elle est absente.

La Fille aux Allumettes / Aki Kaurismäki / 1990

Jeudi 28 avril 2022

Elle est assise devant moi, concentrée, attentive, soucieuse d’apporter des réponses à mes questions. Sa petite taille, la minceur de son corps enfoui dans une robe de chambre et l’expression sérieuse de son visage la font ressembler à une enfant un peu malade, momentanément consignée dans sa chambre. Quand elle sourit, des rides strient la peau fine, pâle, presque transparente. Sa voix singulière est demeurée la même malgré quelques hésitations. C’est celle de Thérèse, la bouleversante criminelle des Anges du péché, le premier film de Robert Bresson, tourné à Paris, en 1943. Pour moi, elle s’efforce d’évoquer l’homme qu’il a été. Cette femme s’appelle Jany Holt.
De temps en temps, elle se tait. Mais ses silences sont pleins, je ne sais pas de quoi, peut-être d’autres morceaux de sa vie dans lesquels elle s’attarde. Je me tais aussi, ma respiration suspendue à la sienne. J’attends qu’elle se rappelle que nous sommes là, qu’elle reprenne le récit commencé.
::: Anne Wiazemsky ; Jeune fille

Soudain, puisqu’elle parle de Godard, je me lève, vais à la lettre W dans les étagères de livres et le prends. J’ai envie de ça. Depuis longtemps : je me souviens lorsque le livre est paru. C’est le moment.

Finalement, c’est peut-être celui-ci le livre que je cherchais, quand je te disais que je n’avais plus envie. J’avais écouté un peu plus tôt une conférence de presse que Godard avait tenu à Cannes, après le film Passion. C’était passionnant, brillant, drôle, piquant. Et puis voilà cet extrait ce soir, que je lis dans le téléphone.

Mercredi 27 avril 2022

J’avais retrouvé cette terrasse avec E et finalement une assiette de frites, comme l’autre fois. Il y avait, dans nos échanges, ceux qui remplissent nos vies, les rythmes qui nous traversent, les évidences et les vides que nos amours proposent, lui ou moi, c’est selon.

Et puis, voilà, il est bien tard et je te susurre, comme tu le souhaitais, des mots. Je te susurre du d’Ormesson, c’était bête, c’est finalement drôle. Comment c’est venu ? Ah oui j’ai dit que tu étais de droite, que ça ne m’étonnait pas.
Alors je lis d’une voix qui chuchote, un extrait au hasard sur Internet. Au bout de quelques phrases, c’est finalement insupportable.

Mardi 26 avril 2022

Je te dis qu’en ce moment je ne lis plus, presque plus. Ah si : il y a ce livre ce livre qui m’a accompagné dans le train. Je te le dis, c’était dans le train pour aller à Hendaye.

Je te dis qu’il faudrait que je trouve un livre que j’aie envie de lire. C’est aussi cela qu’il me manque : l’envie. Il y a quelque chose qui m’échappe, avant la lecture, puis pendant.
Je te dis beaucoup d’autres choses, tout comme tu me dis beaucoup d’autres choses. Il y a entre nous beaucoup de choses qui se disent. J’aime presque éperdument comment nous nous disons tout cela, comme tu le provoques, par tes questions, tes partages, ton enthousiasme et ta curiosité. Et par tout ce que tu sais, et tout ce que tu aimes savoir, aimes découvrir. Tu engloutis tout ce qui t’entoure, combien de livres ?, dis-moi, et tu souris encore. J’aurais aimé être toi, savoir tout ça et savoir le dire, briller. Non pas que je sois toujours terne, mais, je n’aie plus trop cette étincelle, il y a quelque chose qui m’échappe, là aussi. C’est peut-être dû à la solitude ; il faut être un phare pour briller tout seul et rester debout.
Bientôt tu pars, déjà ; même pas le temps de faire habitude.