Lundi 25 avril 2022

C’est donc toi qui posteras la carte. « Et je lui dirai quoi ? » t’ai-je dit hier quand tu m’as demandé si tu pouvais la signer.
Je ne sais plus ce que tu as répondu. C’est flou. « La vérité » peut-être m’as-tu répondu en me regardant. Je n’ai pas rebondi. A tort ou à raison.
Je ne sais plus ce que tu as répondu. Vite, je n’ai plus su. C’est ce que cela devient, ce journal, le signe de l’évaporation de mes souvenirs. C’est ce que devient la vie. Souvent, le lendemain, je ne sais plus ce qui a été dit. Souvent c’est juste après.

Vendredi 22 avril 2022

Il est parti alors que j’étais tout enfant. L’image que je garde de ce grand frère que j’ai à peine connu, et celle d’un jeune homme à la fois ombrageux et doux. Je ne puis me le remémorer sans éprouver une grande tendresse et presque une souffrance. Il incarne pour moi toute une époque, toute une histoire à la fois collective et familiale. Il symbolise ces années de guerre et d’après-guerre qui marquèrent si profondément l’existence de chacun de nous, de temps et tant d’êtres humains.
::: Alva-Carcé ; Mémorial du silence

Soudain dans le train j’écris. Je parle de toi. J’écris ce que je ressens, là, depuis hier, ce qui me traverse en pensant à toi, ce quelque chose qui vient du manque réel ou enfoui ou de la mer qui s’approche. C’est peut-être elle qui me manque, la mer. Ici, j’ai envie de me souvenir que ce sentiment m’a traversé sans trop savoir s’il était vrai, éphémère.

Nous nous connaissons sans nous connaître, nous coexistons sans liens, sans espaces communs, sans habitudes, sans messages quotidiens. Nous nous parsemons, si j’ose dire puisque cela ne se dit pas. Nous nous effleurons, à peine. Je ne sais pas exactement comment je suis là pour toi. Je ne sais même pas comment tu es là pour moi, parfois tu n’es plus vraiment là non plus même si je pense à toi. Jamais je ne t’appelle, pourquoi ?

Ce matin, il y a eu ta voix dans deux messages vocaux : tu proposais d’aller danser. Où tu iras, j’irai et nous irons danser. Et tu me disais « Viens !« . J’ai aimé cela. Ordonne-moi de te rejoindre. Dis-moi que quelqu’un m’attend quelque part et que c’est toi. Dis-moi, pour voir… voir si j’en ai envie.

Jeudi 21 avril 2022

C’est inattendu, joyeux, étonnamment joyeux, éclatant, émouvant sans doute aussi alors il y a des silences, le visage qui se tourne. Nous aurions aimé que mon père soit là. Qu’il voit ce cadeau, qu’il en soit, lui aussi, le destinataire, qu’il y ait aussi son prénom sur la dédicace. On s’habitue, quelque part, à ça, à ce qu’il ne soit pas là. Je ne sais pas exactement si c’est une forme d’habitude que l’on prend. C’est peut-être un sentiment qui n’a pas de nom.

Et puis plus tard, là-haut, dans un grenier poussiéreux, il y a des traces, celles de mon grand-père, inattendues, surprenantes. Elles rejoignent l’Histoire, celle qui a croisé les pénuries de papier de 1945. Ainsi, à l’intérieur des enveloppes qui servaient de feuille de paye : des couleurs, des motifs, peints. Ici, aussi, un centime, oxydé. Impression inédite, presque une exaltation, de découvrir cela, de vouloir le partager.

Dans le grenier poussiéreux, il y a aussi, nombreuses, les traces de mon père. Des cartons remplis de magazines et de journaux. Combien ? Des dizaines. Dans ma tête, en écrivant ce texte, je compte, j’estime. Cinq fois quatre fois deux fois… six ? Je ne sais plus, les jours ont passé. Folie. Vaine folie sous des millions de pages.

Mardi 19 avril 2022

Tu me dis qu’on se connait. Tu insistes. Tu précises. J’aurais donc oublié ce moment avec toi au point de ne pas l’écrire ? Je n’y crois pas. J’aurais donc oublié ce qui te recouvre, métal et encre ? Tu n’es pourtant pas quelqu’un qu’on oublie, je te dis.

Dimanche 17 avril 2022

Elle porte une robe blanche à fleurs, fraîcheur inattendue sur l’herbe verte. Je m’installe pas très loin, à l’ombre d’un arbre immense, toujours le même.

Je viens de voir beaucoup d’images, festival photographique oblige, sept auteurs je crois. J’ai été peu ému, je me suis ennuyé, je me suis enthousiasmé avant de soupirer un peu. Parfois un visage, magnifique, un noir et blanc, magique, une construction, réussie. Soudain l’idée d’investir tout l’espace, moi, là, moi seul.

De la même façon que le « je » s’est imposé dans ce journal depuis quelques temps, je crois que je n’ai plus peur de ça : imposer quelque chose, quelque part. Ce serait un peu fou. J’ai envie d’être un peu fou.

Samedi 16 avril 2022

Alors je prends le temps. Toute la journée. Pour me préparer, prendre un double expresso en terrasse, prendre le tram et traverser le pont Chaban à pieds sous le soleil, retrouver E et G puisque l’heure de rendez-vous n’était pas précise, parler du travail de G, déjeuner au soleil après que S nous a rejoints, finir l’édition de ce qui sera imprimé et montré, écrire un texte ou quelque chose qui s’en approche, boire une bière avec E, regarder la pièce d’Olivier Crouzel et rentrer à pieds.

Ainsi, comme je le dirai au téléphone à E mais ne le répèterai pas en le(s) retrouvant plus tard, je passe un excellent samedi. Cela vient du rythme, conjugué avec l’aboutissement du travail – même si c’est un aboutissement inabouti en quelque sorte en attendant d’aller plus loin.

Cela vient du rythme de la journée, oui.

C’est le premier jour de mes vacances, aussi. Mais le travail n’est pas tout à fait derrière moi. Il fourmille trop pour me laisser en paix si vite. Il ne me laisse pas le temps. Comment le prendre, le temps ? Il est où, le temps qu’on peut prendre ? Dans quels recoins de mon agenda ? de ma tête ?

Vendredi 15 avril 2022

Je ne sais alors pas exactement ce que signifient son sourire, son geste, son regard appuyé, même si je soupçonne plus que fortement un simple besoin de séduire, seulement un besoin de séduire puisque qu’il sait – et tout le monde autour aussi -, dès le départ, le pouvoir de séduction qu’il a, dans toute sa jeunesse, sa gouaille et sa gueule d’ange et en sachant, là, maintenant, l’alcool qu’il a ingurgité depuis le début de la soirée qui lui fait perdre toute notion de ce qu’on peut dire et faire en cet instant. Je suis prêt à jouer à son petit jeu, un court instant, surtout dans cette raisonnable griserie qui m’enveloppe, d’ailleurs je tombe un peu dans son piège, peut-être qu’on nous regarde un peu, qu’on nous épie. Peut-être qu’on ne comprend pas, qu’on ne voit pas.

Je ne sais pas exactement comment regarder cette date. Elle a plusieurs sens, cette date, toujours l’aura-t-elle bien sûr, celle de la naissance de mon père d’abord, qui avait fait que je n’étais pas certain de vouloir faire la fête ce soir lorsque l’on m’a invité. Celle de la naissance de ce journal sous sa forme quotidienne, le 15 avril 2002, aussi. Tous les ans le même truc, se dire « déjà », se dire « encore ? ».

Mardi 12 avril 2022

Je cherche. Il faudra, dans quelques jours, avoir terminé, c’est-à-dire proposer quelque chose qui se tient. Le thème : Habiter. Cela fait plusieurs semaines ou mois, j’avais déjà pris la décision de ce que je montrerais, j’avais écrit un petit texte, je m’y tiens. Depuis, c’est dans un coin de ma tête, pas vraiment dans un coin de mon emploi du temps. Alors, cette semaine, je creuse. Que dis-je ! J’y vais à la pioche, à la pelle, je lutte, je photographie, je me bats contre la lumière et les angles. Je ne cherche pas ce qu’il faut dire, je cherche avec quoi le dire : quelle posture prendre ? quelle lumière ? quels vêtements ? quel objet ? quelle fleur ? Ce seront des diptyques, je n’y serai pas seul, il y aura ce qui vit à côté de moi.

Ce n’est pas une temporalité habituelle pour moi, ce ne sont pas non plus des contraintes habituelles – me suis-je d’ailleurs déjà mis des contraintes ?

Sans compter que le travail – celui qui me nourrit l’estomac – est depuis quelque temps en conflit avec ce travail – celui qui me nourrit l’esprit. Ils s’écrasent mutuellement, s’empêchent, presque se giflent. Le premier déborde sur le temps de l’autre, presque je ne respire plus, apnée, dispersion, explosions. Le second démontre au premier que l’on peut lutter dans l’exaltation, presque il le piétine avec condescendance. Les deux, pourtant, cohabitent. Chacun, dans son coin, remporte sa bataille.

Dimanche 10 avril 2022

Le 24 mars, il animait la rencontre sur Mishima ; il est aujourd’hui attablé à un stand du salon du livre. J’avais surtout parlé avec l’invité, le 24 mars, que j’avais qualifié de philosophe sur l’affiche mais qui se considérait plutôt, c’est-à-dire avec certitude, professeur de philosophie.
Sur le stand, devant lui, le livre « Paysages avec tombes ». En haut de la couverture, son nom : Patrick Rödel. En-dessous, celui du photographe : Victor Cornec. Je n’avais pas acheté ce livre le jour où j’avais vu l’exposition : il était cher, en couverture rigide. J’avais alors un peu lu le texte, je l’avais trouvé magnifique. L’exposition m’avait plu, le travail m’avait touché. J’étais avec E, je crois. J’en avais parlé à mes parents : cela traitait des tombes des protestants. J’aurais aimé offrir ce livre à mon père.

Je lui dis tout cela, à lui, derrière le stand. Nous sommes heureux de cette coïncidence, heureuse elle aussi. Le livre en version couverture souple ne coûte que 20 euros. Encore plus heureux me voici. Page 5, il écrit : « Pour Arnaud et la chance des rencontres. »

Et puis il y aura d’autres histoires. Il y aura une lecture par Sandrine Bonnaire, un film superbe. Ç’aura été un dimanche riche, amical. On aura ri, il faisait beau.

Flee ; Jonas Poher Rasmussen ; 2022

Samedi 9 avril 2022

Ils me regardent avec admiration pendant que je prépare mes valises pour quitter la Syrie. Ils sont fascinés par ce combat que je mène contre les frontières. Ils sont fiers de moi parce que j’ai réussi à arracher un visa touristique de deux mois à l’ambassade française de Damas. Eux, ils savent que je ne suis pas un touriste et que je ne reviendrai pas dans deux mois.
::: Abdulrahman Khallouf  ; Ne parle pas sur nous : chroniques syriennes

Vendredi 8 avril 2022

P m’avait envoyé un SMS avant la séance : il était derrière moi, je m’étais retourné. Entre nous, on m’avait alors souri, cheveux blonds, jeune, accompagné d’une jeune femme brune aux cheveux bouclés. On m’avait souri encore après le film et puis… on avait disparu, le temps que je parle avec P. Peut-être n’avais-je pas tout à fait souri, surpris.
En sortant du cinéma, je raconte à P les déboires avec la société pour laquelle il travaille. Il m’offre la même réponse que les autres. Ça lui parait normal. Réponse d’employé modèle qui m’énerve. On va pourtant boire un verre puisque c’est convenu, on parle d’autre chose, de cette passion commune, de son voyage ailleurs, de S avec qui il m’apprend avoir discuté autrefois, du film bien sûr : des paysages et pas grand chose de plus.

Jeudi 7 avril 2022

Alors sur scène ça gigote et ça se peinturlure, sans comprendre pourquoi. Un peu plus tôt, un peu d’espoir : des mots. Finalement, c’est un peu comme le travail, il y a parfois quelque chose qui m’accroche mais trop souvent je gigote ou peinturlure. L’esprit est ailleurs, lutte. Bien sûr, comme sur scène, ça avance, parfois ça accélère, parfois ça va dans un coin, dans un autre : ça fait. Parfois ça s’arrête, comme si ça ne pouvait plus. Parfois ça s’entasse. Au début ça criait, puis ça a ri. Pareil.

Mercredi 6 avril 2022

Il y a sur la table les demi-visages qui nous appellent à voter, dans le frigo le reste de soupe de fanes de radis que j’ai faite hier après que j’avais acheté une botte, une baguette, un Saint-Marcellin et un pot de crème fraîche qui feront mon dîner deux soirs de suite. Il y a à l’entrée quelques paires de chaussures, ici ou là quelques vêtements au sol, sur le bureau quelques bols ; la table à repasser attend, on y perçoit l’ennui ou la routine, on se sait pas forcément le geste que j’ai, souvent le matin, de repasser une chemise. Il y a sur le canapé des serviettes provenant de chez ma grand-mère et stockées depuis vingt années chez mes parents. Au pied du lit, des livres – « encore des livres » avait dit D lundi -, dont l’inavouable épaisseur proustienne de 2410 pages et des piles qui attendent mais dont leur présence m’apaise. Il y a peut-être, c’est cela, dans les livres, une forme de présence humaine, en attendant. Il y a dans mes pensées ce vingt-deux avril où nous nous reverrons, il y a aussi ce soir T qui ne viendra pas, N qui n’est sans doute plus.

Mardi 5 avril 2022

Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant, et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que vers le matin après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente de celle où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire reculer le soleil, et à la première minute de son réveil, il ne saura plus l’heure, il estimera qu’il vient à peine de se coucher. Que s’il s’assoupit dans une position encore plus déplacée et divergente, par exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans l’espace, et au moment d’ouvrir les paupières, il se croira couché quelques mois plus tôt dans une autre contrée. Mais il suffisait que, dans mon lit même, mon sommeil fût profond et détendît entièrement mon esprit ; alors celui-ci lâchait le plan du lieu où je m’étais endormi, et quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j’étais ; j’avais seulement dans sa simplicité première le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal ; j’étais plus dénué que l’homme des cavernes ; mais alors le souvenir – non encore du lieu où j’étais, mais de quelques-uns de ceux que j’avais habités et où j’aurais pu être – venait à moi comme un secours d’en haut pour me tirer du néant d’où je n’aurais pu sortir tout seul ; je passais en une seconde par-dessus des siècles de civilisation, et l’image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu, recomposait peu à peu les traits originaux de mon moi. »
::: Marcel Proust, Du côté de chez Swann

Lundi 4 avril 2022

Alors tu me fais rire, c’était inattendu. Inattendu que tu sois là, aussi. Inattendu que tu restes encore un peu.

Dimanche 3 avril 2022

Je l’avais reconnue dans la côte, tandis que l’on se rendait au cimetière. « Elle est encore en vie, Michèle S ? » avais-je demandé à ma ma mère. C’était elle, en effet, puisque la voici au cimetière, elle aussi. Je suppose que la dernière fois que je l’ai vue c’était aux obsèques de ma grand-mère, en août 2001. Elle m’aurait reconnu, dit-elle : je ressemble tant à mon père. Mme S, sa mère, était la voisine de ma grand-mère Lucette. C’était aussi, surtout, la meilleure amie de ma grand-mère, du moins c’est ainsi que je les vois. Je ne sais plus son prénom. Quand j’y repense, quand je repense au fait que ma grand-mère avait une meilleure amie, cela me semble étrange, doux. J’ai tendance à n’avoir gardé en mémoire que la solitude – due au veuvage dès ses 44 ans – de ma grand-mère. Ainsi, c’est mieux. Moi qui en ce moment écoute des podcasts sur Proust, me voilà plongé dans l’analyse de la réminiscence des souvenirs, et plongé dans l’espoir que me revienne l’odeur de la cuisine de Mme S. Mais ce que je me rappelle, là, c’est l’odeur de la peau de ma grand-mère quand je l’embrassais.

Le soir-même, en écrivant ce journal, je veux d’abord parler de « ça », les alignements de tombe, les phrases laissées sur les dalles de marbre, la mort, la crémation, ce moment avec ma mère à aller dans un cimetière puis un autre, à partager cela, même s’il aurait été bien plus souriant de parler ici des autres moments passés ensemble ; c’est très souvent léger, joyeux, entre nous. Drôle, aussi, nous rions. Les pleurs sont rares ; on ne cherche pas à tous les enfouir. Bien sûr mon père intervient souvent, tant nous ramène à lui. Tant est aussi entassé, dans les armoires, dans les tiroirs, il faut se résigner, petit à petit, se dire « à quoi bon garder ça ». Je comprends, là, que j’ai envie de raconter tout ça, les chaussettes de foot, les maillot de cyclisme, le nœud papillon, la collection de timbres.

Le soir, en écrivant ce journal, je me dis qu’il y a sans aucun doute une forme de violence ultime dans la crémation, mais elle offre une autre présence : un peu de nous devient un nuage.

Samedi 2 avril 2022

Je ne regarde pas les années d’enfance et d’adolescence avec nostalgie. Mais pour peu qu’on soit en avril, et que les fleurs sauvages envahissent les bois – asphodèles, pentecôtes, clochettes, anémones, boutons d’or…- alors j’en cueille quelques-unes, et m’imagine les rapporter à ma grand-mère. On chercherait un vase, peut-être qu’il serait bleu, un peu fêlé, sur la cheminée.

Jeudi 31 mars 2022

Tu me dis que tu as lu. Que tu as aimé l’image, le texte. Que cela t’a rendu joyeux, que tu as souri. Je ne sais pas exactement ce que la traduction proposait. Peut-être que la simplicité de mes mots permettait d’en respecter le sens. La mélodie ?

Tu me demandes si tu peux partager cela, les mots et l’image. Je dis bien sûr. Je te dis que j’ai hésité à montrer ton visage à la place, mais que j’aime cette photo plus… secrète. Tu me dis que j’aurais pu montrer ton visage.

Est-elle plus secrète qu’une autre, puisqu’elle laisse imaginer, puisque ton visage est masqué par ce tee-shirt que tu enlèves ?

Ensuite, tu le remettras, et nous ferons tous ces portraits de toi ; je n’ai pas su lequel choisir.

Mardi 29 mars 2022

« Un jour, j’étais âgée déjà, dans le hall d’un lieu public, un homme est venu vers mol. Il s’est fait connaître et il m’a dit : « Je vous connais depuis toujours. Tout le monde dit que vous étiez belle lorsque vous étiez jeune, je suis venu pour vous dire que pour moi je vous trouve plus belle maintenant que lorsque vous étiez jeune, j’aimais moins votre visage de jeune femme que celui que vous avez maintenant, dévasté. »

Je pense souvent à cette image que je suis seule à voir encore et dont je n’ai jamais parlé. Elle est toujours là dans le même silence, émerveillante. C’est entre toutes celle qui me plaît de moi-même, celle où je me reconnais, où je m’enchante.

Très vite dans ma vie il a été trop tard. À dix-huit ans il était déjà trop tard. Entre dix-huit et vingt-cinq ans mon visage est parti dans une direction imprévue. À dix-huit ans j’ai vieilli. Je ne sais pas si c’est tout le monde, je n’ai jamais demandé. Il me semble qu’on m’a parlé de cette poussée du temps qui vous frappe quelquefois alors qu’on traverse les âges les plus jeunes, les plus célébrés de la vie. Ce vieillissement a été brutal. Je l’ai vu gagner un à un mes traits, changer le rapport qu’il y avait entre eux, faire les yeux plus grands, le regard plus triste, la bouche plus définitive, marquer le front de cassures profondes. Au contraire d’en être effrayée j’ai vu s’opérer ce vieillissement de mon visage avec l’intérêt que j’aurais pris par exemple au déroulement d’une lecture. Je savais aussi que je ne me trompais pas, qu’un jour il se ralentirait et qu’il prendrait son cours normal.
::: Marguerite Duras ; L’Amant

Depuis quelques temps, j’écoute des podcasts. Ce soir, la voix de Ludmila Mickaël m’accompagne avant que je m’endorme, elle lit L’Amant, de Duras. Un peu plus tôt, ma sœur m’avait appelé ; elle était joyeuse, elle sortait d’un concert. Elle s’étonnait de mon SMS, elle aussi.

Lundi 28 mars 2022

Nous nous disons un au-revoir qui n’a pas beaucoup de réalité, sinon celui, peut-être, d’une curiosité qui me poussera jusqu’à ton pays de sable, de pétrole et de soleil. Hier, tu me disais les températures extrêmes qui ne t’effrayaient plus. Hier tu parlais de l’Australie qui t’attend, de la Californie qui ne te verra pas cette année, de quel autre continent encore ? Tu n’as dans les yeux que des rêves de voyage, tu n’as à l’esprit que les images que tu partageras, tu n’as de lendemain que des espaces gourmands. Tu repars avec ta joie de vivre soulignée sans cesse de ton sourire éclatant, me laissant, là, sur le quai du tram, avec ce quelque chose de bien plus terne que toi. Je sais qu’au fond de toi – nous avons, hier, un peu parlé de ton père – il y a autre chose que ce que tu montres. Je suis sûr qu’il y a une richesse – j’en connais une partie, c’est ce cœur qui s’exprime, cette générosité, cet amour pour les autres – qui dépasserait cette éternelle jeunesse. Mais n’est-ce pas là ton trésor, cet esprit enfantin ? Un trésor qui noircit lorsque tu me regardes, comme hier, en fixant l’objectif. Avant que nous ne riions.

Samedi 26 mars 2022

Soudain ton visage, comme une apparition, comme quelque chose d’étonnamment inattendu, comme un éclair.

Vendredi 25 mars 2022

Parfois j’allais me baigner tout seul, sur des petites plages isolées où il n’y avait personne. J’y arrivais en voiture au long de ces virages lents où de temps à autre surgissait l’éblouissante apparition de la dalle marine. J’arrêtais la voiture, je descendais à pied sur des sentiers envahis d’une végétation dure et épineuse. Je me déshabillais, je me couchais sur le sable brûlant. Je pénétrais dans l’eau, je nageais un moment vers le large, je faisais la planche sur le ventre, le visage plongé dans la bouillie chaude de la mer. Je revenais m’écrouler sur la petite plage déserte, face à la déclivité de l’eau. Son éclat gélatineux traversait le voile de mes paupières fermées tandis que je restais ainsi, hors d’atteinte, seul, hébété.
::: Antonio Moresco ; Les Incendiés

Jeudi 24 mars 2022

Un condamné à mort s’est échappé, ou Le vent souffle où il veut
Réalisé par Robert Bresson
France, 1956

Vendredi 18 mars 2022

Il y a soudain cet improbable message que tu m’envoies, cette improbable légèreté de l’être qui s’en suit, mêlée de curiosité, d’appréhension. Tu viens en Europe, alors il suffit d’un détour.
Nous allons nous voir, presque deux années après ce premier message, le 10 avril 2020, suite à ta demande comme ami que j’avais acceptée sur le réseau social bleu. J’avais demandé « Hi. Why ? » auquel tu avais répondu « Why not » et nous avions été, ensuite, une compagnie virtuelle, l’un pour l’autre, dans tout l’épuisement que cela comporte et avec, à l’horizon, tout l’épuisement vers quoi cela, sans le sucre, le sel ou d’autres grains de folie, mène.
Nous aurions dû nous voir, vingt-quatre heures à peine, à Londres, l’été dernier. J’avais gardé un peu d’amertume que tu aies annulé, j’avais compris, mais nous avions manqué quelque chose. Au fond de moi, je crois que j’étais surtout déçu de ne pas avoir fait ce truc assez fou, qui dans ma tête était devenu un projet photo dans le huis-clos d’une chambre d’hôtel londonienne aux papiers peints fleuris.
Nous allons nous voir et je ne sais pas ce que j’attends de cette rencontre, puisque entre nous il n’y a pas qu’un continent à traverser, il y a un monde voire plusieurs. Je ne sais pas ce que j’attends en dehors de ta photogénie qui crève depuis deux années le petit écran de mon ordinateur ou de mon téléphone. Je pense aux images que je ferai de toi.

Mercredi 16 mars 2022

Tu m’envoies un lien, une archive de l’INA : Henri Salvador chantant « Le Lion est mort ce soir. » Je m’étonne. Cela ne te ressemble pas. Disons que cela ne ressemble à celui que je connais, jusqu’à ce que tu précises : « It’s kinda comforting.« 

Dimanche 13 mars 2022

Tu n’y es jamais allé, au Capc. Ni au Capc, ni dans aucun musée d’ici, en fait. Alors tu me suis. La Nef est habitée d’une pièce phénoménale, dans laquelle il faudrait creuser, insister, mais non, je ne veux pas : dès les premiers pas, dès les premiers mots écrits noirs sur blanc sur les murs pour guider le spectateur, je comprends que je n’ai pas envie de ça, ni envie ni besoin. Toi, tu me fais remarquer que c’est tout de même du gâchis, tout ces matériaux, pour ça. Alors on va là-bas, au fond, à gauche, puis à droite. En parlant avec toi, en me retrouvant un peu obligé de commenter ce que je vois, je comprends quelque chose que je n’ai jamais vraiment exprimé depuis toutes ces années à voir de l’art contemporain, qui a trait à ce que l’artiste me donne à voir en tout premier lieu. Je comprends, même s’il y a des exceptions, qu’il me faut une forme de joliesse, de douceur, ou quelque chose de fort mais sans âpreté. Il ne me faut pas, en tout cas, ces costumes de sirènes, qui veulent me dire… qui veulent me dire quoi ?

Ce que je ressens ou comprends cette après-midi auprès de toi, c’est que l’âpreté me demande du temps. Je n’en ai pas. Aujourd’hui, je n’en ai pas, pas pour ça. Pas pour cette complexité, pas pour cette forme de complexité.

Et puis l’on monte. On prend notre temps, tout là-haut, dans les collections permanentes. Ça commence avec Sylvie Blocher et son dyptique vidéo « Change the Scenario », c’est beau, c’est fort, et puis il y a Tillmans, les Bescher, un paysage de vagues métalliques, ou encore ces tubes qui bougent, mi-chorégraphie mi-mouvements militaires. J’aime. Globalement, j’aime, j’aime être là, peut-être que j’aime que nous soyons-là tous les deux, que je sois le témoin de ta découverte, que je sois peut-être face à moi-même et à ce que je ne sais pas dire malgré l’inconfort que cela produit. Il se dégage, dans les espaces, une ambiance que je dis smooth. Nous la prolongerons avec une bière que tu n’aimeras pas et un kebab rompu par son message : « Where are you? » On lui enverra un image de nous deux, moi grimaçant, et tu en riras.

Lundi 7 mars 2022

– C’est quoi votre plat du jour ?
– Ah je ne sais pas encore, ça va dépendre que ce que je sors du frigo.

Dimanche 6 mars 2022

Nous – nous et eux – sommes là pour rendre hommage à mon père, à titre posthume. Elle, la présidente de la fédération française, dit des mots, nous sommes émus, très émus. Nous sommes là pour dire à quel point mon père a donné de son temps et de son énergie. Ma mère dit qu’elle ne peut rien dire, je tends le bras, prends le micro, ma gorge s’est desserrée, parler devant des gens est une habitude, je n’ai ni appréhension ni doute, je parle, je raconte un peu, je rappelle qu’au départ, la généalogie, c’était ma mère et moi : il avait suffi de quelques actes dans un tiroir. J’ai aussi besoin de parler de lui. J’oublie de dire comment je l’ai découvert autrement, oui un peu autrement, après sa mort, par les messages que nous avons reçus. Parfois je mets le micro devant maman, bien sûr elle veut parler, comment se taire ?

Je me retrouve à parler de ce que cela voulait peut-être dire, pour lui, la généalogie, quand on est un fils d’exilés dont les aïeux ont disparu avec les registres, je parle de territoire aussi, ça me vient comme ça, je leur dis que ça me viens comme ça, soudain, cette idée du territoire. Je me dis qu’il aurait été terriblement ému d’être là, et d’entendre tout ça. Parfois, il pleurait ; il suffisait qu’on évoque son père. Il aurait été ému, qu’ainsi j’évoque le mien.

Parfois je regarde des photos de papa. J’essaye de comprendre qui il était, c’est-à-dire, maintenant qu’il n’est plus là, ce que ça fait, d’avoir un père, ce que ça signifiait sa présence à lui et ma présence à moi. On y pense pas, avant ça, il est là, quoi, il vous parle, vous emmène en voiture à la gare, vous parle de l’association, vous demande un peu si ça va le boulot, dit « T’as vu quoi de beau ? » quand vous êtes allé à Paris ou ailleurs et alors vous ne savez pas trop quoi répondre, alors vous êtes là aussi, autant que vous pouvez, vous l’appelez pour son anniversaire, vous lui envoyez une carte postale du pays basque en signe d’amour filial, vous avez peur que ce soit la dernière même si vous avez envie de le prendre par le bras et de lui dire « Viens, on y va » et puis vous pleurez en écrivant un vendredi soir de mars. Il était là, sans que j’ai totalement conscience de ce que ça voulait dire en moi, comme si il avait manqué, un matin sur France Culture, une chronique philosophique expliquant l’évidence d’être un fils, juste ça, pour faire tilt.

Samedi 5 mars 2022

– Allô ?
– Ah allô, justement j’étais en train d’imprimer mes tickets pour le théâtre.
– ………. Oh merde le théâtre !

L’esprit envahi par la préparation de l’exposition, j’avais donc totalement oublié que je devais aller au théâtre – ou à la danse -, et me voilà me dépêchant… pour finalement arriver avec 15 minutes d’avance à la Manufacture où l’horaire (19h30) s’avéra non pas celui du début du spectacle OVTR de Gaëlle Bourges, mais l’heure à laquelle ils se décidèrent à faire entrer les spectateurs dans la salle, et ainsi me voici donc au beau milieu du premier rang, place idéale pour deux heures au début desquelles je craignais m’assoupir, mais non, me voilà happé, happé par tout ça, ce que ça dit, et comment ça le dit, avec ici ou là quelques pirouettes pour – c’est l’impression que cela me donne – que ça n’ait pas l’air trop prétentieux. J’aime – c’est la deuxième fois que je vois l’un de ses spectacles – comment Gaëlle Bourges dit les choses. Comment elle les glissent. Ce qu’elle fait des corps aussi. La première fois, c’était un peu long. Pas cette fois ?, me demandera-t-on.

Jeudi 3 mars 2022

Te dire qu’il faut faire des choix.

Te lire : tu en as fait un.

Mardi 1er mars 2022

A moi que la poésie n’émeut pas, écris-tu, voici Beams, le poème qui clôt les Romances sans Paroles. Que c’est beau, réponds-je.

Elle voulut aller sur les bords de la mer,
Et comme un vent bénin soufflait une embellie,
Nous nous prêtâmes tous à sa belle folie,
Et nous voilà marchant par le chemin amer.

Le soleil luisait haut dans le ciel calme et lisse,
Et dans ses cheveux blonds c’étaient des rayons d’or,
Si bien que nous suivions son pas plus calme encor
Que le déroulement des vagues, ô délice !

Des oiseaux blancs volaient alentour mollement
Et des voiles au loin s’inclinaient toutes blanches.
Parfois de grands varechs filaient en longues branches,
Nos pieds glissaient d’un pur et large mouvement.

Elle se retourna, doucement inquiète
De ne nous croire pas pleinement rassurés,
Mais nous voyant joyeux d’être ses préférés,
Elle reprit sa route et portait haut la tête.

::: Paul Verlaine

Lundi 28 février 2022

Je grimace, m’inquiète. L’exposition est dans une semaine, et j’affronte quelques déconvenues. Seul.

Dimanche 27 février 2022

Alors je me demande qui tu pourrais bien être, c’est-à-dire qui nous pourrions devenir. Je ne t’attendais pas là, pas maintenant. Ne seras-tu qu’une impermanence le temps d’un dimanche dont on avait partagé le soleil ?

Samedi 26 février 2022

Je passe la porte de ton appartement mais m’arrête. L’odeur de tabac est forte. Je grimace et puis oublie ; il y a cette légère euphorie d’être avec vous tous ce soir et d’arriver là avec vous. Demain je t’en parlerai, puisque tes draps me le rappelleront.

Vendredi 25 février 2022

Nous sommes le dernier vendredi du mois et je regarde les trois mois passés depuis la mort de mon père. Il y a toujours cette impression en moi, que je ne sais ni nommer, ni décrire, qui apparait lorsque que je pense à « ça ». Et puis je regarde le carnet noir dans lequel je n’écris plus. Je regarde ce journal dans lequel il n’y a plus d’image. Je regarde les photographies prises lors du dernier cours, il y a trois semaines, mais j’en suis las.

Comme tout vendredi, je regarde la semaine passée, je vois combien je me donne dans le travail, peut-être plus que jamais en raison de la présence d’A, en stage pour six mois et que je dois être là pour lui, c’est-à-dire en alerte, attentif, attentionné, alors qu’évidemment parfois mon esprit s’emballe, s’embrouille, hésite. Nous nous ressemblons, je crois, sans nous ressembler.

Jeudi 24 février 2022

Je suis mal assis, et c’est notre dernier soir, oui probablement notre dernier soir. Le 4 mars tu partiras, et d’ici là nous serons l’un et l’autre pressés par ce qui nous entoure. Bien sûr nous nous reverrons, subrepticement peut-être, si ce n’est pas avant ton départ ce sera un jeudi d’avril ou un dimanche d’été. Et puis quelques gouttes du ramen éclaboussent sur mon pull-over et mon nouveau pantalon au bleu printanier ; je m’en fiche.

Mercredi 23 février 2022

Quant aux estampes – époque Tokugawa, quelques bons maîtres -, plutôt que d’érotisme au sens où nous l’entendons, c’est d’un mélange de grotesque et d’histoire naturelle qu’il s’agit. Sans esthétisme aucun, ni retenue. Le jeu d’organes énormes très crûment figurés, l’air stupide, affairé, béat des partenaires. Aucune frivolité, aucun parfum de fruit défendu : la rencontre d’une betterave et d’un chou frisé, et voilà ! Tout ça n’est pas pour moi.
::: Nicolas Bouvier ; Le vide et le plein

Alors je ris, et ris encore. Le relis, et ris encore.

Mardi 22 février 2022

Il y a les silences de l’un et les silences de l’autre. Tous deux sont très ou trop occupés, disent-il, mais leur mots se déploient différemment quand je fais signe, m’inquiète ou réclame. L’un écrit « désolé », s’émeut presque, appose un adjectif attentionné. L’autre a trop de choses à faire, c’est tout et je ne sais pas quoi penser de la distance qu’il impose ainsi. Et puis il y a toi, sans silences, dans ta présence nouvelle et bienvenue dans ce tumulte de ma vie actuel : un travail duquel je ne sais pas comment m’extirper si ce n’est à forte dose d’optimisme, de patience, de respiration, et ce projet d’exposition dans ma tête quand il n’est pas devant mes yeux. Ainsi, près de ton chat silencieux, face à une télévision évidemment inédite, je trouve un repos nécessaire et même plus.

Et sinon la phrase du jour entendue dans le bus et prononcée par une petit dame réservée : « J’vais aller dans l’autre trou si ça n’vous dérange pas.« 

Lundi 21 février 2022

Tu m’écris. Où es-tu ? À quelques dizaines de mètres de moi sans doute. Tu me dis que tu partiras, c’est fixé, le 4 mars. Nous nous étions déjà, en quelque sorte, d’une autre manière, dit au-revoir, sans le dire. Nous ne nous étions pas vraiment lassés, nous étions juste allés au bout de ce que nous pouvions nous offrir, sur ces quelques passerelles un peu fragiles, ou redondantes, qui nous reliaient. Mais nous aimions, je crois, ce petit goût de secret.

Dimanche 20 février 2022

Alors nous n’irons pas au cinéma ; nous parlerons de toi, de moi. Je crois que notre amitié prend une forme réciproquement indispensable puisque nous sommes là, à cet endroit de nos vies, la tienne plus cabossée et douloureuse que la mienne, dans cette ville. C’est peut-être un peu présomptueux d’écrire cela ici, je ne sais pas, un peu naïf. Mais tu es ce qui me raccroche à cet autrefois qui manque. Ou plutôt, sans nostalgie, tu es ce qui remplit ce qui me manque.

Jeudi 17 février 2022

C’est comme si les jours s’étaient enfuis. Je n’ai pas la force de les rattraper. Ils restent vides ce soir, reviendront peut-être ; j’aurai repris mon souffle.

Jeudi 3 février 2022

Le film – La Place d’une autre – se termine et il s’agit alors de se demander, puisque c’est le sujet de la discussion proposée ce soir à l’Utopia, comment le cinéma influence la littérature, ce qui n’a rien à voir avec le sujet du film. Durant la discussion, alors que j’ai pris la parole pour citer le nom de Tanguy Viel comme « descendant » potentiel d’Echenoz, me revient alors en mémoire cette conférence, en 2013 dans le cadre d’un séminaire du Bal, conférence dans laquelle, je crois, Tanguy Viel parlait de ces séances de films où les personnages conduisent et où le paysage défile derrière, mais la prochaine je relirai mes fiches avant de prendre la parole. Et ensuite ? Ensuite j’ai parlé de Duras, de cette tension que subit la littérature d’être à la fois un loisir et une matière enseignée à l’école et heu… et c’est tout je crois.

Mercredi 2 février 2022

Je suis un imposteur.
Adolescent, j’étais un garçon éthéré qui ne savait que faire de sa propre vie. Adulte accompli, je ne le sais toujours pas. Je suis un dandy falot. Je m’en suis contenté longtemps. Jusqu’à ce mois de novembre qui vient de s’achever.
Chacun de nous porte au plus profond de soi une part cachée de vie, un petit secret misérable, une lâcheté, une traîtrise qu’il dépense une énergie et une imagination folles à étouffer, une pépite noire qui empoisonne son existence et risque de ruiner une carrière, une honora­bilité et une position sociale durement acquises au moyen de toutes sortes d’artifices.
Jusqu’à présent, je l’ignorais.
::: Richard Collasse ; La Trace

Le film à peine fini, comme à plusieurs reprises je l’avais déjà exprimé, parfois en appuyant sur trois touches du clavier pour garder trace de l’image – alors malheureusement fixe – et en glisser une ci-dessous, me voilà qui dis « Que c’est beau. » C’était Cris et Chuchotements, de Bergman, réalisateur à côté duquel je suis passé depuis 47 ans, par manque d’opportunité plus que par manque de curiosité : on ne peut pas crier au génie maintes fois à mon oreille sans que cela m’interpelle, n’est-ce-pas ?

Cris et chuchotements, Ingmar Bergman
Cris et chuchotements, Ingmar Bergman

Lundi 31 janvier 2022

Alors pour retrouver le cinéma abandonné depuis le 16 janvier, je choisis Juste la fin du monde. Et assez vite ça crie, puis ça gueule, et ça crie, et ça gueule. Au milieu, il fait silence, c’est beau, oui, assez beau. Mais enfin, autour ça gueule beaucoup, beaucoup trop. Et encore. Et encore.

Juste la fin du monde, Xavier Dolan
Juste la fin du monde, Xavier Dolan

Dimanche 30 janvier 2022

– Tu veux une autre crêpe ?
– Bôôôh…

Je dis un bôôôh qui veut dire je ne dis pas non, exactement comme mon père : même onomatopée, même ton de voix. Hier, j’avais évité de dire « T’es là ? » pour interpeler maman, comme il le faisait aussi, depuis sa pièce. Ce « T’es là ?« , je l’avais une fois crié doucement sans réfléchir, c’était en décembre je crois. J’avais alors été saisi par ce mimétisme fantômatique. Cette fois, après ce bôôôh, nous parlons brièvement de lui : tout comme hier, nous disons qu’il est encore là. Parfois, c’est la nuit qu’il est là : ce fut le cas au petit matin, tandis qu’il passait lentement, malade, en trainant des pieds, silhouette grise comme une ombre ; je me battais alors contre une montée des eaux dans la maison avant de me réveiller brusquement.

Plus tôt, nous étions allés « aux carrières » ; il y avait le danger que tout cela s’écroule au-dessus de nos têtes. Il y avait la mâchoire inférieure d’une biche au milieu de la végétation, nous avions ramassé un peu de bois. Et partagé autre chose.

Samedi 29 janvier 2022

– Je me représentais le Japon aseptisé, dit-elle, pas qu’on y sentait la friture.
– On n’est pas chez les Protestants, dit-il, et je sais de quoi je parle. Le Japon est majoritairement un joyeux bordel.
– Pas chez lui, dit-elle, incapable de dire chez mon père.
– Majoritairement, répéta-t-il.
::: Muriel Barbery ; Une rose seule.