Samedi 5 janvier 2019

Alors, tenter de partager les images, les goûts. Je n’évoque pas les sons, à savoir les chants des oiseaux au petit matin. La lumière peut-être, puisque sur la photo le soleil se lève. La chaleur bien sûr, juste ce qu’il fallait, vous savez. Les gens. Les gens oui, bien sûr. Et les goûts, donc, puisque alors on découpe un fruit.

Jeudi 3 janvier 2018

Le petit objet cubique de marque Sony, revenu de mon enfance en décembre, est définitivement une source de bonheur. Après la voix de Duras hier, nous voici à nouveau avec Laure Adler. Elle interviewe un réalisateur japonais et soudain nous propose un extrait du film. Donc, là, c’est en japonais. En japonais. Pas de traduction. Rien. C’est complètement fou, sûrement un peu idiot, mais c’est le cinéma à la radio. Elle revient, parle à nouveau du film, parfois c’est un peu naïf, elle le dit elle-même qu’elle pose des questions un peu bêtes. Et puis un deuxième extrait. J’attrape des mots. C’est un moment magnifique, là encore, juste ça, ces voix, et je me demande ce que je ressentirais si c’était en russe ou en swahili, sûrement une pointe d’agacement derrière la folie du geste radiophonique. Elle revient, comme si ce rien n’était. Et puis le troisième extrait. Cette fois je comprends, c’est un homme et une femme, ils se présentent l’un à l’autre.

Alors il y a un petite ellipse dans mon récit. Je suis dans le tram. La fille à côté de moi raconte comment elle s’est fait aborder dans la rue par un type essoufflé. Il l’a attrapée par le bras, il lui a dit : « Vous marchez trop vite mademoiselle. » Et puis il lui a dit qu’elle était jolie. Ils étaient gênés tous les deux, il y avait des blancs dans la conversation, il disait qu’il se trouvait bête, qu’il avait envie de lui parler mais qu’il ne savait pas quoi lui dire. Pourtant elle était pressée, elle allait s’acheter ce manteau avant que le magasin ferme. Elle lui a donné son numéro. C’est quand elle dit qu’il a 24 ans que je me tourne pour voir son visage.

Mercredi 2 janvier 2019

Je m’assieds sur mon lit pour écrire en écoutant la radio. Duras parle de l’écriture. Elle rejoint les divagations qui, dans le tram, me dévoraient. Je n’arrivais pas à lire Semprun, j’étais perturbé, distrait par l’autour, prêt à sauter sur une description qui aurait précisé la couleur du blouson de mon voisin de siège, son absence de « pardon » ou « merci », sa toux hivernale. Duras parle de l’écriture qui ne laisse pas de place à la vie et la question de Laura Adler à son invitée, dont soudain le nom m’échappe – il suffirait pourtant d’aller réécouter le podcast – trouble ce que je viens d’écouter – il suffirait pourtant…

Et puis je pars. E a changé de lunettes. Elles lui vont vraiment bien, je pense que j’aimerais les mêmes mais il ne me vient même pas à l’idée de les essayer. Bar à vin, paroles, il faut dire, dire encore, sur ce qui nous traverse et nous empêche, alors il dit. J’ai avec moi trois petites choses pour lui, dont une que je coupe en deux : un fruit de la passion, dont l’odeur si douce nous emporte. Le goût est une volupté discrète, j’évoque le Chili, mais c’est à présent surtout le fruit de N ; de quelle passion est-ce dont le fruit ?

Retour. Un bref regard sur l’écran. Et puis ces mots de Julien Gracq :

« Il y a dans notre vie des matins privilégiés où l’avertissement nous parvient, où dès l’éveil résonne pour nous, à travers une flânerie désœuvrée qui se prolonge, une note plus grave, comme on s’attarde, le cœur brouillé, à manier un à un les objets familiers de sa chambre à l’instant d’un grand départ. Quelque chose comme une alerte lointaine se glisse jusqu’à nous dans ce vide clair du matin plus rempli de présages que les songes; c’est peut-être le bruit d’un pas isolé sur le pavé des rues, ou le premier cri d’un oiseau parvenu faiblement à travers le dernier sommeil; mais ce bruit de pas éveille dans l’âme une résonance de cathédrale vide, ce cri passe comme sur les espaces du large, et l’oreille se tend dans le silence sur un vide en nous qui soudain n’a pas plus d’écho que la mer. Notre âme s’est purgée de ses rumeur et du brouhaha de foule qui l’habite; une note fondamentale se réjouit en elle qui en éveille l’exacte capacité. Dans la mesure intime de la vie qui nous est rendue, nous renaissons à notre force et à notre joie, mais parfois cette note est grave et nous surprend comme le pas d’un promeneur qui fait résonner une caverne: c’est qu’une brèche s’est ouverte pendant notre sommeil, qu’une paroi nouvelle s’est effondrée sous la poussée de nos songes, et qu’il nous faudra vivre maintenant pour de longs jours comme dans une chambre familière dont la porte battrait inopinément sur une grotte. »

Mardi 1er janvier 2019

La journée ne commence pas, comme habituellement sur ce journal, au matin, au réveil. La journée commence comme l’année, après minuit. Elle commence avec lui. Il arrive un peu plus tard que prévu, c’est déjà 2019, c’est déjà la date de son anniversaire, qu’il veut fêter. Les heures qui passent ensuite me dynamisent, à ma grande surprise, et lorsque 7h s’affichent, enfin rentré chez moi, je n’ai qu’une envie : écrire. J’écris, après avoir lu le message de C, que je suis le témoin de ma propre absence. J’écris, après voir laissé Z dans cette boîte de nuit assourdissante, que ses yeux sont comme les nuits au-dessus de l’Équateur : noires et infiniment étoilées.

La nuit qui suit est courte. C’est vers l’heure du café avec R – parti de chez lui en s’assurant que j’étais en mesure de lui en servir un ou deux -, 16h30 peut-être, que je me satisfais de la dissipation du léger brouillard qui avait perturbé les 4 heures précédentes – puisque ainsi le lecteur saura que j’ai peu dormi. On parle du garçon à la beauté idiote qu’il avait rencontré hier soir, du Brésil bien sûr, encore, puisque.

Lundi 31 décembre 2018

Malgré les silences, les absences et les distances qui ont érodé cette année, elle fut bien belle, belle et riche, riche de toutes ces rencontres, d’un nouveau travail, d’une nouvelle vie, de nouvelles amitiés ou d’autres consolidées, riche de l’exposition à Tokyo, du projet à Nontron, de l’accueil d’Isabelle, de la présence de Jean-Luc… Riche d’amours bien sûr ; mon album de l’année est beau de ces sourires qui m’ont accompagné, de ces quelques prénoms d’ici et d’ailleurs. Je suis terriblement chanceux, en particulier chanceux de ne pas être moi-même touché par la maladie, qui frappe autour de moi.

Je termine l’année en lisant « L’écriture ou la vie » de Jorge Semprun. Les souvenirs de Semprun y sont comme les vagues qui frappent la plage, y déposant des cailloux, y creusant des sillons. Ils vont, viennent, s’accrochent, se dérobent. Face aux dunes de l’île de Lamu, j’ai entamé ce récit splendide autant que bouleversant, parce qu’il ne faut jamais oublier que le pire est là-bas derrière l’océan. Mais que l’espoir et la beauté du monde peuvent lui survivre.

Samedi 29 décembre 2018

L’un est parti promener le chien. L’autre est encore au lit mais bien sûr il se lève, nous salue, à peine les valises posées dans un grand soupir. Elles sont remplies de vêtements engorgés de l’odeur du sable et de quelques cadeaux ; probablement on y trouvera même un peu du vent de l’océan. Nos corps fatigués se reposeront plus tard, pour le moment ce sont les retrouvailles entre toi et tes amis, et ainsi, ma rencontre avec eux. Nous partageons la même initiale, et donc ce petit-déjeuner copieux, revigorant, faisant oublier celui de l’avion : enfin le café est bon, enfin le croissant croustille. Les souvenirs aussi.

Vendredi 28 décembre 2018

Alors l’on s’envole ; il est si tard que c’est déjà demain. Un jour plus tard que prévu, nous quittons le Kenya. Tu repars de ce monde connu, où tu m’a guidé. Je m’éloigne de cet ailleurs, ce territoire devenu possible, zone équatoriale traversée par une ligne pointillée sur les cartes. Ne m’a-t-elle point traversé ?

Lundi 24 décembre 2018

Levé à 6 heures, lune haute, cercle plein. Plage déserte. C’est un son d’oiseau qui m’a poussé dehors, sans te réveiller.

Au bout de 3 jours, je cherche ce que le paysage peut m’offrir et je sais que ce n’est pas suffisant. Les troncs qui jonchent la plage méritent une temporalité respectant la leur, et leur immobilité, tôt ou tard remuée par les vagues.

Sous mes pas, il suffit de gratter un peu pour que les détritus de plastique apparaissent, de leur effrayante couleur. Je me demande si, ainsi, les images avec un tas, un tronc, ne sont pas des portraits. Olivier Culmann m’a dit que l’on ne se voit jamais de dos, c’est ce qui l’intéressait dans ma série « Vous suivre ». Nigel ne voit jamais son tatouage. Comment peut-on se connaître entièrement ? Telle l’immensité de la dune que je scrute chaque jour, j’ignore tout de moi ? Est-ce que je cherche dans les gens de dos à voir ce qu’ils ne savent pas d’eux-mêmes ? 

Tu m’as remercié d’être là. Notre relation se cimente. C’est une amitié où se glisse la possibilité d’une douceur, où s’amuse le désir, où s’exprime celui pour les autres et les expériences d’autrefois.

Et puis Lamu. Que dire de cette visite dans la ville principale de l’île ? Tout un roman. Et la beauté de deux visages.

Dimanche 23 décembre 2018

Nuit hachée par mes réveils : je voulais entendre l’aube. Mais, une fois la lumière, qui entre sans désordre par les fenêtres ouvertes et la porte donnant sur le sable, mon corps reste aimanté au lit. Par les ouvertures, j’aperçois et j’écoute. A côté de moi tu ne bouges pas.

10h passées. Deux hommes refont un parasol. Je prends mes habitudes sous le mien. Retour du petit-déjeuner. C’était un moment un peu difficile : la superposition des conversations m’empêche de suivre. Après les souvenirs de brousse (les nuages de moustiques, les crocodiles, les baobabs, les éléphants) un point la géopolitique s’immisça via la question les activités : du snorkling on passe à la raréfaction des poissons, aux méthodes de pêche (dynamite…), et nous voilà, j’ai oublié comment précisément, avec la Chine qui est partout, des marchés de Zambie aux rues d’Angola, puis l’influence américaine, le prix du pétrole à Djibouti, la Syrie, Donald Trump, Nuke. Boum. Je te regarde dans ces moments d’échanges qui se déplacent dans toute l’Afrique sub-saharienne, je t’écoute, épaules solides, regard brillant, tu as une assurance fascinante, qui ne provient pas uniquement des mille et une anecdotes que tu peux raconter.

11h45. Nous voici de retour de la plage. J’ai appris à nager avec un masque sans trop savoir si cela servira car ici la mer n’offre rien ; les flamants roses l’ont bien compris, ils n’y en pas un, pas un parmi tous ceux que j’avais imaginé en t’écoutant me parler des paysages. Au loin Sébastien, et donc nous blaguons, bien sûr, de notre pseudo-excitation à le voir là-bas dans un short bleu.
Nager, donc. Ta main prend la mienne. Tu me rassures. Il faut trouver le rythme de la respiration, se laisser flotter, ouvrir les yeux.

Cette difficulté de respirer, c’est cela, c’est comme nous deux, comme la difficulté de m’exprimer quand tu me parles des autres, Z ou E. Il faut trouver le rythme, la manière et puis, à l’autre bout du corps, trouver comment battre des pieds des jambes encombré par des palmes. De quoi suis-je encombré, dans cet amour-amitié ?

Il y a le ciel, le soleil et la mer, comme cette chanson qui sûrement parlait d’amour et dont les autres paroles ne me reviennent pas en mémoire.

J’écris à Jean-Luc un mot que je n’enverrai pas. Je lui parle des images que je fais : lesquelles conserver ? Celle qui marquera l’absence, c’est-à-dire les absences ? Je note le peu de végétation au milieu des dunes, quelque chose sans images, sans but, sans message. Il y a le rien, cette quête du rien, comment la photographie peut-elle cesser de montrer quelque chose ? Ici, parmi les absences, je cherche la présence, je me demande où sera la conjonction.

Je commence à lire L’écriture ou la vie. Il y a cet insupportable grand écart entre le fait d’être ici et l’horreur des camps. Exprimer cette évidence me semble presque indécent, idiot. La nuit dernière, pleine lune, ciel voilé, à peine distinguait on les étoiles.

Jeudi 22 décembre 2018

5h34. Tu me réveilles. Il faut que je voie ça : la lune se couchant, la lumière de l’aube, et puis la croix d’étoiles, c’est le signe qu’on est ici, à l’Équateur. Je t’écoute à peine : je regarde le ciel. Je te regarde faire une image. Je n’en fais pas. Il y a dans ce moment quelque chose d’absolu que je veux garder pour moi, quelque chose que n’importe quelle image faite par n’importe quel œil et n’importe quel appareil photo ne saura pas retranscrire. La lune est d’une couleur que je ne reverrai peut-être jamais et que je veux garder pour moi et donc l’oublier pour moi.

Je ne me rendors pas facilement. Tu chasses les moustiques qui se sont faufilés sous notre abri de fils. Le soleil se lève, les oiseaux se mettent à chanter. Ce sont alors autant de sons inédits et fascinants.

8h45. Les trois heures précédents n’ont pas été de sommeil. Au petit-déjeuner il s’agit de se présenter encore un peu aux autres convives. Mais je veux me taire. Je ne veux pas cette façon de m’immiscer, je ne veux pas que d’autres que toi s’immiscent dans ma présence ici, loin de tout et de moi-même. Il est trop tôt, je suis encore cet étudiant un peu en retrait qui regarde les autres invités d’une soirée quelconque avant d’être là et de participer à l’ambiance. Tigre, j’observe.

Plus tard. Ombre d’un parasol fait de feuilles palmiers.

Il n’y a rien à faire que regarder l’horizon. Je veux être celui qui n’a rien d’autres à faire que raconter qu’il regarde l’horizon.

Je relis les pages que j’ai écrites précédemment. Tant / trop me ramènent à C. Je suis ici pour atteindre le rien. Je pense à cette phrase de Duras : « regarder la mer jusqu’au rien. »

Michaël Ferrier parle des vagues. Il y a entre moi et le bras de mer, des dunes. Un homme passe. Chapeau clair, pantalon sombre, il traîne un sac jaune. Au loin il ramasse quelque chose.

Je suis à l’Équateur et j’attends donc que la pluie vienne à l’heure prévue. Souvenir d’un cours de géographie. Le prof avait un bec-de-lièvre. Je ne l’avais pas cru. Je pensais la planète incapable d’une telle absence de surprise. Il ne pleuvra pas.

Le passage pages 221-222 est beau. Il ne dit pas ce que l’on ne peut pas dire sur l’horreur de la mort. Mickaël Ferrier n’évoque qu’à peine les années de brouille. J’aurais aimé lire le manque l’absence, le vide, l’envie de revoir l’autre. J’aurais aimé lire ce qu’il aurait su dire avec justesse. Peut-être que sur ce bout d’île sans rien j’aurais aimé en pleurer.

17h15, nous avons déjeuné, dormi. C’est un thé qui nous a réveillés, apporté par l’un des hommes qui travaillent ici. Il était presque 16h.

Nous sommes samedi. Je me répète que nous sommes samedi. Le soleil me fait face. Je pense aux frontières, aux limites. Ici sur le bord de l’océan, à qui je tourne le dos. Au Chili j’étais allé chercher cela aussi, mes propres frontières. « Comme cet endroit est loin de la forêt qui bordait notre maison !« , m’avait écrit C en voyant les images d’Arica.  Nous sommes samedi, j’observe les oiseaux.

Au milieu du soleil, la plage. Constellée de petits morceaux rouges, bleus, blancs, tout le spectre, et autant de matières se conjuguent avec les fragments de coquillages, les résidus de branchages qui me ramènent à l’enfance. La plage n’était ni une destination régulière ni une grande absente. Mon père n’aimait pas ça, il y marchait. Les détritus de plastique étaient déjà là, mais c’est avec amusement qu’on les regardait. Mon enfance est surtout tâchée de morceaux de mazout qu’il fallait éviter. Il y a aussi l’Italie, une plage de sable gris, des bidons vifs qui venaient interroger ma photographie balbutiante.

Plastic Paradise. C’est ici que nous sommes. Les petits bouts colorés de la plage ne sont que la partie visible du désastre.

18h12. A travers les rideaux de paille le disque jaune du soleil frôle l’horizon. Tu écris. Je cherche dans la constellation de plastique quelque chose d’une métaphore amoureuse, quelques éclats qui donneraient un sens, qui identifieraient ma présence au monde, petit morceau coloré. Il y a forcément dans ma présence ici, à ce moment de l’année, un sens à donner. Notre présence, toi et moi-même, la définition de notre forme d’amour. Il y a eu avec toi, tout de suite, une douceur, une simplicité, une honnêteté : nous parlions du désir et le désir que nous questionnions dans nos partage était un ciment souple. Il y avait des autres et nous.

18h34. La lumière baisse, le vent encore, quelques oiseaux parfois viennent rompre ce souffle ininterrompu.

Vendredi 21 décembre 2018

Matin. Nairobi se dévoile à travers la fenêtre de la chambre d’hôtel. Une rue, quelques passants, tout est trop loin : pas d’image. Puis, en descendant l’escalier qui mène à la salle-à-manger, un toit terrasse où sèche du linge, là-bas des toits dorés. Sur l’écran de télévision de la salle où nous petit-déjeunons, la retransmission d’un spectacle nous offre la vierge Marie qui s’assied sur un fauteuil de jardin en plastique. Je ris. Mais de quoi suis-je alors en train de me moquer ?

De l’Afrique on rappellera tout de même la croisière sur le Nil, en janvier 2003. Un voyage sans amour ni désir au milieu d’une première histoire comme on cherche les premiers pas de danse. J’ai 26 ans et j’ai dit oui, partons.

La matinée est peut-être à l’image de ce qu’il me venait à l’esprit en pensant à ce pays inconnu : les animaux sauvages et le chaos. Carte postale pour le premier point ? Vision condescendante du petit Occidental pour le deuxième ?

Les animaux sauvages, donc. Ils n’ont plus, à l’orphelinat, qu’un épithète comme adjectif. Guère un état. Sauvages ? Derrière les grillages, le guépard est repu, l’oryx nous ignore. Ici passe quelques singes. La lionne nous rappelle cependant qu’on a intérêt de s’en méfier. Elle suit d’un regard envieux et déterminé deux enfants. Mais puisque ils s’éloignent, ce pourrait être moi son casse-croûte de 10h.

Nous voici ensuite au milieu d’un parc majestueux, bijou au milieu d’une flore sûrement plus anarchique au-delà des grillages… J’interroge le désirable de celui qui nous accueille. J’interroge la peau de ses bras, sa bouche, des formes, les chaussettes noires qu’il relève. Le parc, où je fais quelques pas et quelques photos avec mon téléphone, tandis que vous discutez tous les deux, donne à voir des plantes dont j’ignore les noms. Parfois je souris de réminiscences tropicales japonaises ou chiliennes, des cactus. Les arbres portent probablement des noms poétiques. Ici je ne sais rien. Nous repartons vite, mangeons vite ; tu achètes du café.

Direction l’aéroport Wilson, pour l’autre point : le chaos. L’aéroport Wilson est une succession de constructions le long d’un chemin poussiéreux. Le nom de la compagnie ne dit rien à personne. Même le chauffeur de taxi, Daniel, avoue être confused, mais on finit par trouver. Tu me diras plus tard que tu me trouves très calme. Je le suis. Un café (discussion avec Louise dont, hasard, le fils travaille là où nous allons) puis une navette. C’est confus, mais voilà je suis en Afrique. Et personne ne vous emmerde pour une petite bouteille d’eau.

Hall d’attente, trop étroit, mais sans bousculade ni éclat. Je croise les yeux de ce garçon, moins de 30 ans, qui m’a salué How are you doing ? et les croiserai encore. Des femmes voilées, un mec ultra sappé, une femme avec des béquilles, des enfants et leurs parents insupportables, ils sont Français, l’un s’appelle Vianney : nous sommes tous des caricatures.

L’hôtesse de l’air est très belle, décollage. L’avion de 60 places vibre. Nous survolons le parc national, tu me dis que l’on pourrait apercevoir des éléphants. Sont-ce des girafes là-bas ? Il y a encore cet espace commun avec C : le ciel.

À travers le hublot, la terre. Ici habitée, là découpée, plus loin ponctuée de constructions, puis la terre, seule, verte, encre, brune, les méandres boueux d’un cours d’eau, la végétation qui me rappelle la peau de Jonathan par sa densité et  les formes des tâches, ici vert sombre : point de rousseur. Le ciel est habillé de nuages. Toi d’une chemise rose. Du petit gâteau emballé dans du cellophane nous sourions : tu me demandes s’ils sont fabriqués par la mère du pilote. Les Anglais ont aussi apporté leur recette, ajoutes-tu après l’avoir goûté. Nous rions.

C’est page 94 du livre que la brouille commence.

Le ciel est habillé de nuages ; ils déposent leur ombre translucide sur la peau de Jonathan. Puis ils s’imposent. Voilent. Comme un drap.

L’atterrissage. Les valises. Il faudra bien sûr donner un pourboire même si les roues subissent les à-coups de la route et que je m’inquiète de la rudesse de l’homme qui la tire.

Le bateau. Une famille franco-américaine nous attend. L’homme se nomme Sébastien. Nous le détaillerons tout le long du trajet, jusqu’à ce que les éclaboussures nous détournent le regard, jusqu’à ce que la mangrove baignée de la lumière de fin du jour nous aimante de son indéfinissable infini. Derrière lui le pilote du bateau, noir, la peau au soleil, brillante.

Enfin la plage. L’accueil est rieur, chaleureux.

Ce que j’avais aperçu sur Internet pour me rassurer, me titiller, n’est rien à côté de la réalité. Dans la carte postale, voici la température, les clameurs, le contact avec le sable, les voix. Il va falloir s’habituer aux accents. Celui du gérant, auquel je me confronte dès l’heure de l’apéritif, est de la banlieue de Londres me dis-tu. Il est de quelque part où la bouche semble retenir ce qu’elle n’ose pas exprimer.

Le chalet – mais il y a sûrement un mot plus adapté – est superbe,  superbe tel un mélange entre l’ailleurs et l’autrefois. La moustiquaire donne au lit un air de baldaquin, et les toilettes – dans le logement, rappellent le fond du jardin de l’enfance. Vite je ne souhaite qu’une chose, me baigner. C’est chaud, salé, tu t’approches, tu sens probablement que je garde mes distances, alors que je cherche plutôt un équilibre entre nous mais je ne sais pas comment l’atteindre. Je donne un nom à la plage : Plastic Paradise. Constellée, qu’elle est, de minuscules morceaux, blancs, bleus, venus d’autres continents. Il y a aussi des petits crabes qui s’enfuient.

Dîner. Précédé de l’apéritif. Cocktail. Il faut fêter tout ça, ce lieu et notre présence en ce lieu. Effervescence. Une famille francophone là-bas. Présentation, planification, discussions. Je reste plutôt spectateur. Être Parisien, avoir été Kyotoïte me raccroche pourtant à cette population cosmopolite mais une distance s’impose. Je suis un autre. Et pourtant un des leurs. Je repense à cette idée de la frontière, de qui je suis et d’où je viens.

Dîner délicieux. Il y a quelque chose de (post-)colonial, mais mon regard déforme probablement cette situation. Les Noirs sont en vêtements blancs. Les Blancs n’ont pas de dress-code. Soupe avec coco, poisson grillé, oignon, citron vert, banane flambée au miel.

Nuit.

Jeudi 20 décembre 2018

Comme vers le Chili, comme vers le Japon, comme vers l’Egypte : je ne sais rien. Je ne sais rien d’un pays, d’un recoin du monde vers lequel je m’envole. Rien sauf quelques bribes auxquelles je n’ai pas pu échapper et quelques images auprès desquelles, il faut bien dire, je me suis rassuré. L’ailleurs, sous l’inconnu qu’il recouvre, pourrait sembler hostile. Ainsi ne l’est-il pas.

Lorsque tu m’as proposé ce voyage, je rêvais de voir ton pays, l’Afrique du Sud, ta ville, le Cap, tes paysages, ces paysages, l’horizon fleuri vers l’océan. Je rêvais d’un ailleurs presque absolu, puisque là-bas, l’extrémité d’un continent, finis terrae frappée par les légendes déchainées à la croisée de deux océans, là-bas, il n’y avait pas plus loin.

Le voyage était à deux. Mais quel deux ? Ce matin d’août (ou bien ce matin doute ?), lorsque j’ai acheté les billets pour le Kenya, je me suis jeté à l’eau, une eau qu’on partagerait ensemble, avec toi, toi et personne d’autre, celle d’un nouvel océan. Des vagues, tentatrices, venues du continent indien, s’étaient pourtant déjà fracassées sur notre rivage dont le contour n’avait pas de nom. Elles m’emporteraient et nous noieraient quelques semaines plus tard.

Alors partir, pourtant, ensemble, ainsi, à deux. Mais quel deux ? Tu m’as demandé si je voulais encore ainsi, partir, malgré cet autre deux que nous étions devenus depuis le début de l’automne, depuis ce que je t’avais dit entre chez moi et la gare : les vagues. Tu m’as demandé si je voulais encore partir car c’était plus cher que prévu, aussi, plus cher, là-bas, sur place. J’étais, moi-même, plus cher que prévu, à tes yeux. Ce jour de janvier où nous nous sommes rencontrés nous savions déjà que quelque chose allait se passer. Ainsi, depuis, nous étions devenus chers. Ce n’était alors pas moins beau que prévu, ce projet de partir. Peut-être, simplement, que l’on ne ferait pas l’amour.

J’emporte avec moi deux livres. Ce départ vers l’ailleurs, vers ce continent qui m’ouvre des bras grands comme une suite de plages, n’a pas besoin d’un abandon littéraire fictionnel et c’est dans le réel que je me plongerai : « François, portrait d’un absent » de Mickael Ferrier et « L’Écriture ou la vie » de Jorge Semprun.

J’emporte avec moi une absence formée par les silences de C. Dans l’avion, ma lecture du livre de M. Ferrier est tronçonnée par mes idées flottantes, jusqu’à cette phrase que je note : « Nous sommes séparés pour toujours, nous ne pourrons plus jamais nous entendre. » Je lis le double sens du verbe « s’entendre » : se comprendre, s’écouter, s’aimer, se parler. Mais Ferrier parle d’un ami mort. Or je ne suis pas mort. C n’est pas mort. Personne n’est mort sinon mon amour pour ce qu’il est (je fais un lapsus et j’écris « hais » au lieu de « est »).

Je pars avec toi. Oh rien, sept jours à peine. Je pars avec toi et la multiplicité des possibles amoureux qui nous ont précédés ou finalement étouffés. Je pars avec les territoires qui m’ont embarqués encore avant, l’Italie, le Chili, ou le Japon. Je pars avec l’un des moi-mêmes, celui toujours enclin à découvrir ce que celui qui m’accompagne saura partager. Les continents sont des continents d’amour, les pays sont des îles d’amour. Je pars aussi avec R ou E, avec leur présence en moi en cette fin décembre. La découverte d’un autre territoire – réel – est-elle le signe de la quête d’un autre possible ?

Le livre de Mickael Ferrier est venu avec moi puisque de toute évidence il me fournira des digressions, des virages vers le Japon et C. Dans ma lecture qui lutte, dans mes idées qui flottent, se raccroche parfois ce livre que je garde en moi. En moi mais cependant quelques dizaines de pages sont déjà écrites : l’histoire de mon grand-père. C’est aussi une histoire d’absence, la sienne dans ma vie. L’histoire de mon grand-père est mon histoire : je me suis construit sur son absence physique et sur l’absence du récit de sa vie.

E me disait avoir en lui des chansons et des livres, qui restent, là. Sommes-nous tous ainsi à garder enfouie la possibilité d’une expression autre que celle que l’on maîtrise ?

Ainsi passent les heures. Lorsque nous atterrissons, la nuit est déjà tombée. Qu’est-ce que ça change d’arriver ainsi, de nuit ? Je suis arrivé au Japon un matin de juillet, le soleil éblouissant se lève si tôt là-bas, déjà il faisait si chaud. Je suis arrivé au Chili une aube de septembre, la lumière lentement ferait son apparition, laissant les montagnes alentours se dévoiler doucement ; alors la ville était muette, muette comme sera ce pays pour moi, comme il sera pétri du silence du garçon et du désert. J’arrive à Nairobi la nuit tombée, et le temps de voir arriver les bagages, le temps des procédures d’immigration, on sait qu’il faudra attendre le lendemain pour vivre quelque chose du pays. Dans le foutoir des noms écrits sur des pancartes, tout d’abord on se cherche, perdus en lettres capitales, sans être sûrs de se trouver : quelqu’un a confirmé qu’on venait nous chercher ? Non, mais ton nom est là.

Les premiers pas au Kenya, à travers l’aéroport de Nairobi, on en rirait presque, on en rirait de voir combien le monde vous accueille dans la laideur des sous-sols et des parkings. Mais déjà on dit merci d’être là. Alors, à travers les vitres du taxi qui nous amène à l’hôtel Saab, ce quelque chose que j‘attends et que ce pays me donne déjà, ce ne sont que quelques animaux en plâtre, et une fois sur la rocade, des panneaux publicitaires gigantesques qui surplombent une autoroute où tu me conseilles d’être vigilant : la prise de vue n’est pas compatible avec un état aussi policier. La circulation est fluide : les habitants sont partis voir leur famille pour les fêtes nous dit le chauffeur. Ainsi, Noël surgit, international. Je croyais, très naïvement, y échapper, mais ici aussi, on famille, ici aussi, on pub de Noël.

Lundi 17 décembre 2018

Partir une fois de plus. Il est 6h20, Paris s’éveille. Le trottoir est humide, il ne fait pas si frais qu’on craignait. Tu n’en sais rien, tu es encore enfoui sous la couette et tes rêves.

Partir une fois de plus. Il est 7h19, le train s’élance. Bientôt par la fenêtre les couleurs de l’aurore qui me rappellent Louxor, les brumes de décembre qui ne me rappellent rien. D’une maison au loin s’évaporent des nuages et mes regrets photographiques.


Dimanche 16 décembre 2018

Qu’y aurait-il alors à dire de nous, de nous dans ce dimanche ? On sourirait sans doute, parce que le vin chaud est bel et bien une boisson chaude, entre trois slips et quelques bouchées, d’autres bouchées, regarde donc un peu comme les dimanches soirs se ressemblent soudain, sauf qu’il y a ce film, sauf qu’il y a.

Samedi 15 décembre 2018

Alors, au milieu d’une faune en pulls moches de Noël, en robes à paillettes, en perruques à moustaches, je gagne un retour en enfance avec des vinyls de Jeanne Mas et Cock Robin. De l’enfance, on relierait alors un souvenir en robe verte dans un escalier familial de la banlieue bordelaise. Sans moustaches.


Vendredi 14 décembre 2018

Tu m’avais dit qu’il dormirait là, alors le voilà, sans envie de cannelés, donnant dans son français ce qu’il y a à donner d’un ailleurs dont on parle souvent, et dont on parlera encore, puisque l’Amérique. Celle du Sud. Celle qui brille tant pour toi, celle que l’on partage un peu, dont on évoquera les souvenirs et les étendues rêvées, dimanche midi, ainsi la route depuis Arica vers Putre et au-delà, toi parti vers les mers de sel, si proches, moi parti pour quoi, pour cette histoire que les générations n’ont pas vécue, moi et mes souvenirs de sacs plastique. Faudrait-il alors que je parle de ses yeux, encore, pour dire les tiens ?  

Mercredi 12 décembre 2018

Tram. Couple ? 55 ans peut-être, l’un comme l’autre. Ils s’ignorent. Lui côté vitre, le regard rivé vers l’extérieur quand il ne ferme pas les yeux, le visage sévère donnant une impression d’un agacement ferme. Elle le regarde du coin de l’œil, le visage fermé offrant comme expression une tristesse, une solitude, l’envie de fuir. Cela dure le temps d’égrener quelques stations. Et puis il se tourne vers elle. Elle l’ignore. Il attend, l’éternité d’un instant pesant… Sort son téléphone, tapote, montre le petit écran, sourit.

Mardi 11 décembre 2018

L’exercice est toujours périlleux : montrer ses images. Je m’y prête volontiers, pour donner un peu de mon regard sur cette ville qui est la nôtre même si E dira plus tard « Je ne vais jamais à Bordeaux« . Mon regard est souvent frontal, souvent froid, il s’obstine. Je ne demande pas ce qu’ils pensent, à tort : ainsi je stagne. Mais au hasard d’une photographie de nuit, quelques oh. C’est sans doute la plus belle, c’est à dire celle qui ne rechigne pas à donner un peu plus que de la frontalité, de la froideur et du peu.

Lundi 10 décembre 2018

Je sors de la valise les objets rapportés. Je les place ici, les range là. D’autres sont restés là-bas. Certains t’appartenaient, d’autres sont les traces de ce qui a été nous. Que disent-ils ? Que disent-ils de plus que ce silence que tu imposes et qui, je suppose, est le signe de ce qui s’impose pour toi ? Je me les impose aussi, ces objets ; parfois je ne sais pas si j’ai envie de les voir.

Dimanche 9 décembre 2018

Elle m’a regardé, de loin. Je m’approche, passe à côté, les salue, elle et la conductrice ; elle discutent. Le temps de laisser passer deux secondes d’hésitation, je me retourne, les interromps, me présente. Je lui dis que je viens souvent faire des photos des chevaux, qu’il faut que je lui en envoie. Elle sourit, heureuse de cette proposition, entame une phrase qui convoque la joie d’une autre personne mais que mes paroles recouvrent. Non, elle n’a pas d’adresse e-mail, sourit-elle. Au loin le ciel s’assombrit.

Samedi 8 décembre 2018

Alors je l’achète, cet objectif 85mm. Je cherche ainsi à aller au-delà de mon regard quotidien. J’ai toujours cette envie, cette envie de portrait, cherchant une nouvelle surface photographique à investir. Est-ce ainsi ?


Jeudi 29 novembre 2018

Métro Daumesnil, 125 de la rue P., code. Sur l’interphone je cherche ton nom, la lumière est assez basse, la petite étiquette bien discrète à côté de ce nom que je ne crois pas connaître et dont tu m’expliqueras la présence un peu plus tard, alors que j’ai souri d’avoir mis du temps à trouver sur quel bouton appuyer. Je traverse la cour, pousse la porte, m’essuie à nouveau les pieds, monte les trois étages, aperçois ta tête. Tu es celui qui attends.

Mercredi 28 novembre 2018

– J’aime bien ta cuisine, c’est pas très épicé, ça m’habitue à la cuisine française.
– Ah OK tu veux dire que c’est fadasse ?

Qui tutoyer ici ? Toi qui t’imposes dans un éclat de rire, qui impose mon aide puisque tu as besoin de moi ? Toi qui, commentant le dîner, m’entraîne dans des ricochets d’hilarité ?
Qui tutoyer ici ? Toi qui dit que ça te fait plaisir, qu’il n’est pas si tard. Toi qui me rejoins alors dans ce bar qu’on pourrait appeler habitude ?
L’écoute de l’un, les mots de l’autre, et cet entre-deux, ces entre-nous. Et puis les autres dont vous me parlez, cette présence.

Mardi 27 novembre 2018

Alors je trie, j’élimine, je déclasse, je déplace les messages qui attendaient une action sans pour autant tomber dans l’oubli. Au milieu, un courriel reçu le 12 décembre 2017. J’ai honte. Il s’est retrouvé enfoui alors qu’il est l’une des personnes dont je parle le plus souvent, mais sans trop de précisions, quand le sujet est : Qu’est-ce qu’être soi ? Il est donc de ceux à qui je pense quand la pensée divague vers le passé des corps, il est de ceux que j’aimerais revoir, pour conjurer le sort de ces situations fragiles où les minutes viennent taper à la porte, ne laissant pas le temps à quelques mots de plus. Il a l’avantage de la distance — New York — par rapport à Tucson, Taipei ou Nagoya sur les destinations transcontinentales où l’on dit que l’on m’attend. Mais il a la concurrence de la fantaisie d’un Lisbonne, il a le bâton d’un Kenya dépensier dans la roue, il a la rivalité d’un Paris à 2 heures, il a le frein appuyé des peut-être.


Lundi 26 novembre 2018

Photo de porte sur la cour du premier étage. Pas assez de recul, trop de mm, un autre soir peut-être, avec un 35 sûrement, dans cette lumière jaune. Ou bien on attendra le printemps et on verrait les gants de boxe rouge posés sur le rebord de la fenêtre.

Samedi 24 novembre 2018

Il s’agit alors de s’interroger sur l’objet qui m’accompagne depuis janvier 2010 et qui pourrait, concurrencé par la légèreté d’un Fuji, être remplacé. Il s’agit alors de s’interroger sur la possibilité de vendre le dit objet pour minimiser le coût du remplacement. Vertige. L’idée de procéder à cet accord commercial me fige et m’émeut : non, je ne suis pas prêt à cette rupture optique.


Vendredi 23 novembre 2018

« Tout ce qui ne contribue pas à mon édification : zéro ».

Henri Michaux, cité par Nicolas Bouvier

Deux étudiantes dans le tram. L’une a les lèvres très rouges, des lunettes très fines, une chevelure frisée. Elle parle de son copain, d’une anicroche, des doutes du garçon, qui finit par lui dire qu’il reste parce qu’il l’aime, peut-être au fond de lui n’est-ce pas si simple, elle est jeune, elle le croit, elle veut qu’il reste c’est évident, elle est si jolie qu’il doit être éperdument beau. Il l’a étreinte trop fortement peut-être après qu’il a dit qu’il restait, on sent une hésitation dans sa voix quand elle en parle, elle se dit peut-être que sa copine va y voir une vérité qu’elle-même n’ose pas prononcer. Qui trop étreint mal aime ? Mais l’autre l’arrête : Attends, il faut que je change ma musique. Alors elle sort son téléphone de sa poche de blouson, jette un œil, tapote ici ou là, et je regarde cette jeunesse, comme souvent, étonné qu’elles parviennent à communiquer ainsi filtrées par des décibels mélodieux. La musique adoucit les mœurs ; celle des copines aussi ?

Jeudi 22 novembre 2018

Sur la vitrine du 66 rue Notre-Dame, il y avait, dimanche, des ecclésiastiques sans visage et un texte qui donnait envie d’en voir et savoir plus. J’avais par la suite cherché le nom d’Erwan Venn et j’avais donc eu envie de revenir. M’y voilà. L’espace est beau mais il expose des dessins qui, pour la plupart, m’indiffèrent ; le travail photographique est ailleurs, mais pas si loin puisque dans ce petit livre que j’achète dix euros. Je parle avec la personne qui est là, il y a tout de même ce visage d’enfant au crayon, fascinant et puis les mots qui résumeraient un moi-même d’ici et d’ailleurs (photographe, festival, musée d’Aquitaine, livre, Japon, galeries bordelaises).
Sur le chemin du retour, j’interroge le hasard qui ferait croiser nos chemins et nos horaires, tu me dis que tu es sur le départ, et ainsi je t’attends, reconnais ta silhouette au loin, reçois ton sourire, puis t’accompagne porte de Bourgogne : correspondance.

Mercredi 21 novembre 2018

Alors je ramasse mon appareil photo, à mes pieds, là derrière, sous ma chaise. C’est la fin du repas, c’était agréable, calorique, mais il y avait eu ce moment de tension, comme un câble électrique qui pète d’avoir tout accumulé lors de la dernière rencontre, un câble qu’on essaye de rafistoler vite fait par une pirouette maladroite et en s’excusant immédiatement, alors qu’il suffisait de dire, calmement, tandis qu’elle insistait, que ma mémoire effaçait tout, ou en tout cas effaçait trop. Soudain, elle s’adoucit. Elle n’est plus la même. Elle s’étonne : nous avons le même appareil. 

Mardi 20 novembre 2018

Effectivement, le bar choisi hier n’est pas à mi-chemin entre nos deux adresses. Ce soir c’est moi qui fais le parcours. Il fait froid, un froid qui t’a retenu, conjugué à la journée passée. Je découvre ainsi ce quartier, oh non ce n’est pas si loin, oh non il ne fait pas si froid, tu sais, je suis très couvert, « à la japonaise » comme je dis, puisque c’est ce pays qui a changé mes habitudes, ajoutant une couche supplémentaire que personne ne voit. Une couche dont on sourit, forcément.

Lundi 19 novembre 2018

Le 27 avril, ai assisté au fond du Mie-ken à l’inauguration d’une coopérative agricole. De bonnes têtes réjouies et cuites comme de la brique, d’énormes cocardes épinglées sur des vestons noirs trop chauds, et comme toujours en pareille circonstance : beaucoup d’allées et venues affairées et hors de propos. Les discours – six en tout – suivis d’un hymne  tout cela au garde-à-vous. Puis banquet à de grandes tables où chacun recevait son bento et son saké dans un emballage d’un goût parfait. D’une table à l’autre, nombreuses visites (des hommes du même village qui ont été séparés par le placement) à quatre pattes et je t’en reverse et bientôt en voilà qui s’endorment la jour contre la table ou les bras en croix sur le tatami. Cette société m’a accueilli avec une gentillesse sans réserve et de plus, ce que ces paysans étaient parvenus à réaliser était d’un intérêt évident. Cependant au bout de deux heures, je trouvais déjà le temps long parce que, d’une certaine manière, il n’y avait personne dans cette salle : une somme considérable de bon vouloir, de correction et de travail, une âme collective répartie dans ces corps noueux et bien frottés. Mais personne.

Nicolas Bouvier, Le vide et le plein (Carnets du Japon – 1964-1970)

Tu me demandes alors si c’est à lui que je m’adresse en utilisant le tu.

Samedi 17 novembre 2018

Il me dit de les mettre là. Mais je lui réponds que c’est une carafe. Et alors ? Alors rien, elles pendouillent, ce n’est que le lendemain que je leur offrirai ce contenant plus adapté. Elles ne sont pas très belles, j’emporte le plus joli des trois petits bouquets, puisque I m’a dit « Non, tu n’apportes rien, juste toi-même » mais que j’ai choisi ces quelques fleurs en souvenir – pas si lointain – de notre douce collocation. Mais, contrairement aux mois partagés, nous voilà bien nombreux chez I, avec de nombreux visages inconnus, inconnus mais vite rieurs.

Vendredi 16 novembre 2018

Il y aurait ici un extrait du recueil « Qu’en moi Tokyo s’anonyme » de Thibault Marthouret si l’on osait tronquer la poésie. Il y aurait ensuite ici une analyse, une réflexion personnelle en tout cas, sur mon rapport à la poésie, fait de curiosité et d’une certaine distance, si l’on osait. On tomberait alors dans le piège des vers qu’on n’oubliera jamais à l’heure où blanchit la campagne, parce qu’il y a au milieu ces quelques mots : « je sais que tu m’attends ». Je sais que tu m’attends. Peut-être était-ce mon premier contact avec un tutoiement littéraire, un tutoiement voulu, entier, éperdu devant l’éternité de la mort. Je sais que tu m’attends, claquements secs comme le froid au matin de novembre. Premier contact avant longtemps, c’est-à-dire avant Perec, oh bien sûr on exclura toutes les chansonnettes qui tutoient, parfois dans un impératif pour que tu, au hasard, laisses tomber les filles.

Jeudi 15 novembre 2018


C’est ainsi tout près d’une autoroute, dans ce que l’on pourrait nommer la banlieue bordelaise, en l’occurrence une zone d’activités où se trouve un hôtel qui hébergera C pour la nuit, que je la retrouve. Elle très chic, moi attentif à ma tenue comme chaque jour de travail, nous marchons alors jusqu’à la librairie. Les automobilistes nous regardent probablement ; les bords des routes sont un peu boueux, ici ou là.

Alors la soirée se déroule, belle et douce, évocation du Japon via les mots de C. De retour à la maison, je reconnais bien sûr ton écriture fluide sur l’enveloppe à bulles. Je m’étonne de cette répétition. Je ne devine pas ce que c’est. Quatre petits ouvrages à l’intérieur. Des images. C’est beau. Mais tu n’es pas plus bavard sur la carte : même ton prénom est devenu une initiale.

Mercredi 14 novembre 2018

Je reconnais bien sûr ton écriture fluide sur l’enveloppe à bulles. Je devine ce que c’est. L’ouvrage à l’intérieur est plutôt épais, imagé, son titre est joli, j’aime la présence du mot géographie, alors que c’est plutôt mon histoire qui a été traversée par ces images, ici fixes, autrefois en mouvements. Je parlerai justement un peu de ton cinéma, un peu plus tard, insistant sur celui que j’aime, voire qui me fascine dans tout ce qu’il donne à écouter plutôt qu’à voir : tout ça, c’est du cinémots ? La carte glissée dans l’enveloppe est aussi peu bavarde que l’ouvrage, aussi peu bavarde que toi depuis des semaines, aussi peu bavarde que les silences qui, dans cette soirée de paroles – soirée qu’en un trait d’humour on nomma « Prends un demi, oublie ton mari » -, que les silences qui, donc, proposent autre chose.

Mardi 13 novembre 2018

Il me parle de son poids, de ses muscles, il me montre des photos d’il y a quelques mois, avant, pendant, après, en quelques semaines il a tout perdu, blessé dans un cercle vicieux, puisque il a mis son corps à rude épreuve : tous les jours, pauvre fou, deux heures de gonflette et des protéines pour accentuer tout ça. Plaire, plaire, plaire, plaire, il ne dit pas directement qu’il ne pense qu’à cela, tandis que je trouve la soupe de poissons fadasse et qu’il évoque encore et encore Amsterdam, la Pride sur les bateaux, les corps, les corps, les corps, le sexe, plaire, plaire pour atteindre un but évoqué par cette anecdote d’une porte ouverte je ne sais pas où, mais mon plat principal ne me plait pas, il y a une espèce de nappage vinaigré, mauvaise pioche, non non pas de dessert quelle folie, plaire, plaire, plaire, plaire. Nous nous quittons assez rapidement, le plat principal est toujours en bouche, il veut aller au sport. Et moi ? Boire des bières : une autre façon de plaire ?


Dimanche 11 novembre 2018

Je m’approche pour des carottes bio, et la cliente, grande, élancée, habillée de vêtements imperméables verbalisables par toute fashion police digne de ce nom, dit à la vendeuse qu’elle a vécu treize ans au Japon. Sans réfléchir, même si mon cerveau a le temps d’espérer une connivence avant de produire ma phrase, je dis « et moi seulement trois ans. »
Mais rien. Rien de rien. Elle m’ignore. Évidemment tout de suite je la trouve pédante, cette grande gigasse qui m’ignore mais je me demande si je dois rebondir, lui parler du prix des légumes là-bas, des carottes emballées, un truc, n’importe quoi, qui sauvera la mise et la face, parce que bon, là je me sens un peu con, voire complètement idiot, je me demande pourquoi j’ai dit ça, tout le monde s’en fiche, surtout elle, treize ans – à Tokyo, précise-t-elle – mais je sens qu’il flotte à ma droite, chez la cliente suivante, plutôt jolie, blonde, tee-shirt blanc, une sorte de soutien, pourtant je n’ose pas la regarder et je fixe les carottes, tordues, sûrement goûtues, comme celles, japonaises, qu’on achetait sur les pas-de-porte, là-bas.

Samedi 10 novembre 2018

L’étroitesse de sa veste faisait valoir sa sveltesse. Je ne revois plus le chapeau qu’il avait, mais je me souviens qu’il rabattait en désordre ses cheveux mi-longs sur son front. sa chemise, que laissait voir sa veste ouverte, était bleu sombre selon la mode du pays.

André Gide ; Le Ramier

Vendredi 9 novembre 2018

Quand mon père a vu que Pétain s’écrasait comme un lâche, il a été absolument bouleversé. Au début, il croyait, comme tout le monde, que Pétain c’était le vainqueur de Verdun. Puis il a commencé à faire des recherches sur le Maréchal. Mon père, qui n’était pas du tout un Parisien et venait directement de sa montagne, ne connaissant personne à Paris, a pourtant trouvé un ami, et ils commencé à fréquenter les bibliothèques publiques. Ils se sont renseignés et ils ont lu, notamment, les Mémoires du Maréchal Joffre. Il ont aussi appris que Pétain avait des contacts avec la Cagoule. Mon père semblait avoir vieilli de dix ans quand il a fait toutes ces découvertes. il était devenu méconnaissable. Il a commencé à écrire des tracts pour expliquer qui était vraiment Pétain. Il n’était plus question à ce moment-là, heureusement, d’antisémitisme. Cela lui était passé.

Anise Postel-Vinay, avec Laure Adler ; Vivre

Jeudi 8 novembre 2018

Alors, déportant le regard, je vois l’automne dans la campagne poitevine. Ça sent la quiche, brièvement. Il y a cette chanson magnifique, Apocalypse, le travail sous le clavier. Impermanence.

Mercredi 7 novembre 2018

Après avoir passé l’après-midi à vouloir faire disparaître les odeurs qui hantent l’appartement, fantômes d’un chat dont la pisse s’est incrustée, il s’agirait donc de faire disparaître le toucher et tous les sens, et au-delà des sens les sensations, les émotions et ne plus t’attendre. Enfouir plutôt que laver à l’eau de javel. Recouvrir les traces, comme j’ai teint en noir ce pantalon, pour toi, comme je fais tant – et pourtant si peu – pour toi et que tu interrogeais ce soir pourquoi, au fond, je faisais tout cela.

Au cours de cette journée chômée, dans un de ces innombrables podcasts qui vous apprennent par exemple que les frères Bogdanoff ont côtoyé de très près Roland Barthes, ce dernier déclarait avoir écrit pour séduire mais que cela n’avait jamais marché. Je souris en souvenir du virage pris autrefois pour séduire ; ça n’avait pas suffi. Je souris en sachant que tu me lis peut-être mais tu n’as pas le temps, tu as ces cours, ces cours qu’à peine ce soir a-t-on pu décrypter ; trop vite te voilà t’éclipsant après le dîner, après ce trottoir dont tu interrogeas le silence que j’imposai malgré moi. Je souris parce que si je ne t’écris plus de lettres pour te séduire, mais quelques phrases sur une interface verte, j’agis et déconstruis la syntaxe de la phrase précédente en quête d’un peu de poésie ou de plaisir.

De retour dans l’appartement bien sûr assez grand pour une histoire qui dirait son nom, Jacob, si loin là-bas, des milliers de km et des heures de décalage horaire, me raconte qu’il n’a pas encore écrit ces lettres au garçon colombien. Je ne pense pas à lui parler des élections dans son pays mais je rebondis en lui parlant de ce projet épistolaire, et puisque il me parle de Diana Athill, ma recherche croise une vidéo : « Why you will marry the wrong person ». Je souris.

Mardi 6 novembre 2018

Ce « En liberté ! » que l’on disait être très drôle, ne l’est pas forcément totalement, puisque la proie d’un sujet sérieux – la sortie de prison d’un pauvre type qui n’aurait pas dû y aller – mais me voici riant au éclats, seul sur mon troisième rang, dans cette scène de braquage qui clôt presque le film mais dont je ne parlerai pas à B puisque il comptait aller voir ce film, et que le hasard aurait pu nous faire nous retrouver dans la même salle.
J’apprendrai deux jours plus tard que ma chance, c’est de ne pas voir les bande-annonces, qui gâchent le moindre effet de surprise, et je trouve alors que cette phrase nous ramène dix ou quinze ans en arrière, quand ce journal s’escrimait à ne rien oublier de mes activités qu’on qualifiera de culturelles et que déjà Audrey Tautou incarnait une jeune femme rêveuse.

Lundi 5 novembre 2018

« Bonsoir messieurs dames, contrôle des titres de transport s’il-vous-plait. » Je lis vaguement le Binet. De l’autre côté du couloir, il y a ce type barbu, jadis décoloré, déjà vu plusieurs fois – sans doute avons-nous les mêmes horaires, à supposer que j’aie des horaires fixes. En face de lui, la femme se lève pour valider et celle d’à-côté soupire, souriant malgré tout, puisque, comme elle l’expliquera au contrôleur, elle était descendu du tram précédent dans lequel ils étaient montés, puisque aussi c’est déjà lui qui la dernière fois l’a verbalisée, puisque la dernière fois déjà elle avait oublié son pass. Celle d’en face a droit à son amende, elle aussi, tout aussi calmement, mais plus salée. L’ambiance est légère, voire rieuse. Les verbalisées engagent la conversation, et le barbu parti, préviennent la trentenaire qui prend sa place, plus récemment décolorée et au superbe rouge à lèvres rouge vif, qu’elle devrait être vigilante : ici c’est le coin des prunes.

Dimanche 4 novembre 2018

Et c’est ainsi que le pot au feu en compagnie d’inconnus s’avéra être un poulet entre amis. Mais d’un détour sur le chemin du retour, c’est l’inconnue de Kyoto qui s’invita et la voilà donc, accrochée au mur, un peu haut peut-être, comme flottant par sa grâce.

Samedi 3 novembre 2018

Pour l’instant son équipe manque de femmes, il a l’air sincèrement désolé, il me dit « En même temps je ne vais pas les inventer. »

Laurent Binet, Rien ne se passe comme prévu

Il fait déjà nuit, évidemment, ils ont déjà dîné, moi aussi. Le hasard de mon tram et de leur trajet en vélo nous fait nous rencontrer au même moment au même endroit – pléonasme d’une rencontre. Nous allons voir cette exposition, où là aussi il fait déjà nuit, mais où l’on tente de réveiller le spectateur par des airs classiques poussant autant dans les décibels que dans les aigüs, de quoi réveiller la Mamma Morta.
L’expo ? De photographie(s). J’aime voir, par curiosité, ce qui est produit à l’exact opposé de mon travail : en l’occurrence du noir et blanc de corps nus et parfaitement dessinés, comme un cours d’anatomie et de technique photographique. J’aime voir aussi pour aiguiser mon œil critique, et on y vient vite, puisqu’il semble que l’auteur a voulu remplir un espace trop grand, posant alors dans un recoin le portrait fragile d’une dame âgée à l’épaule timide, face à une adolescente au tatouage évoquant de tristes souvenirs. C’est alors là, dans cette disparité constituée de seulement quelques images surdimensionnées, que le propos de l’auteur s’effiloche. Et que nous filons.


Vendredi 2 novembre 2018

Alors je lui apprends ce mot en français, lui précisant les usages. Il s’apprête à partir, la capuche de son manteau déjà sur la tête. Nous rions. Quatre heures plus tôt, tu étais passé récupérer cette grosse valise marron qui nous avait fait rire hier, avec ton amie J. Quatre heures plus tôt, vous ne vous étiez pas croisés, tu n’avais pas le temps, c’est cela, tu m’avais dit que tu aurais bien aimé fumer une cigarette avec moi mais que tu n’avais pas le temps.
Do you find it hard to sit with me tonight?, disait justement cette chanson, puisque j’ai retrouvé le goût et la curiosité d’écouter autre chose que cette chanson en italien qui disait déjà tout, tout mais pourtant autre chose.