Lundi 7 octobre 2024

François Ozon ; Quand vient l’automne, 2024

Chère toi,

On ne se connait pas. Je ne sais même pas qui tu es. Tu n’existes pas. J’imagine un visage triste aujourd’hui, triste demain. Je ne sais pas à qui il faut dire ce que je veux dire. Je ne sais pas comment le dire. Je regarde la date, elle s’impose, elle impose de dire quelque chose, quand bien même, depuis toujours je crois, je me tais devant les dates, les stèles, les pleurs, les peurs, les discours, les idées, je crois que ce n’est pas l’endroit, mais est-ce l’endroit de dire que ce n’est pas l’endroit ?, déjà dire ça c’est mettre le doigt dans l’engrenage après l’avoir posé sur mes lèvres. Pas l’endroit pour écrire que tout est tordu ? tout est monstrueux ? pour écrire quelques phrases en hommage aux morts, ceux d’un jour, sans oublier tous les autres, auparavant, depuis, partout. Faire signe, ce n’est pas oublier le reste mais j’ai peur de faire signe : il y aura quelqu’un pour dire “Tu oublies le reste !” Cette date est toute la complexité du monde et toute son horreur tant elle recouvre tout le reste, même ce qu’elle ne recouvre pas. Elle me donne envie de me taire, fermer les yeux. Silence coupable. Je sens mon silence coupable. Il ne suffit plus de penser aux morts innocents qui tombent chaque jour sous la folie. Il faut faire hommage sur un réseau social, dire hommage, dire Non, dire Oui, dire pour ne pas être celui qui ne dit rien. Mais il faudrait des heures pour dire tout, pour dire combien on voudrait pouvoir tout dire, tout, la folie et ça ne suffirait pas, il y aurait toujours quelqu’un, une foule, pour vous crier “Non ! Ne dis pas ça !” Ce soir, dans les réseaux sociaux, j’ai senti, plus que d’habitude je crois, que tout – le monde, les commentaires sur Internet – était impossible à supporter. J’ai trouvé cela épuisant. Il y a les minutes de silence. Il faudrait des jours de silence.

Vendredi 6 septembre 2024

Cher toi,

Il reste trois radis dans une coupelle sur la table. Ça fait plusieurs jours qu’ils sont là. Je ne sais pas trop pourquoi je ne les jette pas. C’est étrange. Enfin, tu vas me dire que tu sais pourquoi je ne les jette pas.

Ce soir, en allumant mon ordinateur, j’ai eu cette petite vague de joie, puisque mon fond d’écran est ton visage / ton visage est mon fond d’écran. C’est une des photos prises à Bayonne, quand tu lisais, dans la vitrine peu éclairée de la librairie de la rue en pente — que j’aime le nom de cette boutique ! —, la note de lecture destructrice et hilarante à propos du livre de Marlène Schiappa.

Alors je me suis dit qu’il fallait que je fasse pareil avec mon téléphone. Qu’à chaque fois que je l’allume, je voie tes yeux, un sourire.

Et puis j’ai posté cette photo que tu as vue sur Instagram : Benjamin et Olivier. C’est une photographie qui n’aurait pas dû exister. Je n’aurais pas dû être là, ce 14 janvier. Je n’aurais pas dû être dans cette absence, cette fuite, ce refus. J’aurais dû être avec elles, avec nous – elles et moi -, avec ce que nous étions, ce que nous étions encore. C’est un peu flou, c’est loin, déjà loin. Ce qui est sûr, c’est que j’avais choisi les corps qui dansent au lieu de mourir.

::: Yulene Olaizola ; Fogo, 2012

Mercredi 24 juillet 2024

C’est un joli prénom, Mobylette.

::: Simon(e) Jaikiriuma Paetau et Natalia Escobar ; Aribada, 2022

Vendredi 14 juin 2024

Bus, deux jeunes hommes, l’un est déjà là, l’autre monte et salue le premier, ils vont s’asseoir là-bas, en face de moi. L’un porte un sac de golf rempli de clubs. Habits, visage et coupe de cheveux d’électeur de droite tendance giscardien qui a oublié d’accueillir des boat-people parce que ce n’est plus trop tendance en 2024 mais va certains soirs distribuer de la soupe populaire. L’autre, c’est autre chose. Sur son tee-shirt on peut lire “TOUT CRAMER”. Je ne sais pas ce qui est écrit en-dessous, c’est trop loin, même en fronçant. Il a bien une tête à vouloir tout cramer, mais genre anti-faf modéré tendance gros gamer. Je les regarde. Je me demande ce qu’ils se disent. Je me demande ce qui les unie.

::: Abbas Kiarostami ; Et la vie continue, 1992

Dimanche 9 juin 2024

Je n’ai jamais été à l’aise pour parler de manière abstraite, théorique, de mon travail ; même si ce que je produis semble venir d’ un programme depuis longtemps élaboré, d’ un projet de longue date, je crois plutôt trouver – et prouver – mon mouvement en marchant : de la succession de mes livres n’est pour moi le sentiment, parfois réconfortant, parfois inconfortable (parce que toujours suspendu à « livre à venir », à un inachevé désignant l’indicible vers quoi tend désespérément le désir d’écrire), qu’ils parcourent un chemin, balisent un espace, jalonnent un itinéraire tâtonnant, décrivent point par point les étapes d’une recherche dont je ne saurais dire le « pourquoi » mais seulement le « comment » : je sens confusément que les livres que j’ai écrits s’inscrivent, prennent leur sens dans une image globale que je me fais de la littérature, mais il me semble que je ne pourrai jamais saisir précisément cette image, quel est pour moi un au-delà de l’écriture, un « pourquoi j’écris » auquel je ne peux répondre qu’en écrivain qu’en écrivant, différant sans cesse l’instant même où, cessant d’écrire, cette image deviendrait visible, comme un puzzle inexorablement achevé.
::: Georges Perec, Notes sur ce que je cherche, 1978.

Alors ta voix qui lit au soleil. Et aussi nous disons. Nous disons par exemple ce qu’il faut dire de l’autre et ne pas dire, à quel moment, comment, pourquoi, équilibre, déséquilibre, à quel moment le défendre, à quel moment se taire, à quel moment vouloir le protéger, à quel moment le porter en étendard. Nos vies sont des parcours, des courages. Souvent je parle de ta fragilité, de ta manière de te sous-estimer, souvent j’y vois ta force, souvent je pense que tu m’apaises, me… comment dire… me simplifies. Souvent, tu me fais rire. Souvent, nous buvons des Spritz. Quand cela est possible, nous caressons des chats. Aujourd’hui c’est la peur, aussi.

::: Jean Genet ; Un chant d’amour, 1950

Dimanche 28 avril 2024

J’attendais la vieillesse, j’ai eu le confinement
::: Jean-Philippe Toussaint ; L’échiquier

La pluie, la pluie, la pluie. Dehors c’est ça, ça n’arrête pas. Mais on y va. Le musée de l’imprimerie et de la communication graphique est ouvert, il y a une exposition sur le travail de Hayao Miyazaki et notamment ses influences littéraires, on y va, bien sûr. On y va, on y attend, la queue, les gens, les parapluies. Toi c’est ta première fois ici. L’expo permanente est cette plongée dans le temps que j’ai savouré lors de mon premier séjour dans cette ville, mon hôtel était à deux pas, la surprise élégante ; on s’y arrête peu, très peu. L’expo temporaire est une autre aventure, des images, des textes, des sons, des gens qui parlent, ça bruissent un peu trop, où regarder ? Il faut passer la première salle pour s’habituer, apprécier ce tout, bien sûr il y a moins de monde alors. Une heure nous restons là, et il y a ce moment où ça suffit, nous partageons cela, cette appréciation du temps qui évite – empêche ? – de s’éterniser. Et puis on a faim, n’est-ce-pas ?

La pluie, la pluie, la pluie. La phrase est dans le livre que je relis et relis encore, distrait parfois pourtant.

::: Ryūsuke Hamaguchi ; Le Mal n’existe pas, 2024

Dimanche 21 avril 2024

Je regardai Paris qui se déploie comme une mer, avec, comme un phare dressé sur un piton, sur une île, au large, la tour Eiffel. Le ciel était bas, liquide, opaque. Ce paysage côtier au cœur du pays me rassure. C’est ma stabilité dans le flottement sentimental et psychique qui est le mien depuis, hélas, plusieurs années.
::: René de Ceccaty ; Aimer

Au matin je choisis le livre dans la bibliothèque. Il faut que je lise cet auteur, que le perçoive. Son nom est apparu dans les conversations avec Christian l’an dernier, avec Olivier dimanche dernier. Il faut combler, et mon appartement a justement la richesse des bibliothèques. Combien y a-t-il de livres ici ? Je n’ai pas encore eu l’audace de les compter, un jour sans doute, c’est tout moi ce genre de folie. C’est plus qu’un meublé cet appartement, c’est un livré, un biblié, quelque chose comme ça, voilà un autre mot à inventer. Alphabet, lettre C, là-haut à gauche. Je choisis le livre pour son titre, pour savoir encore et encore comment les autres avant moi – et quels autres ! – ont déjà raconté une histoire d’amour et pour savoir si j’ai ma petite place à moi dans l’éternel des mots édités. J’emporte aussi deux pots de la confiture de citron – ziste et zeste –, mon ordinateur, mon appareil photo, je pars, gare, intercités, Saintes, j’attends, voilà ma sœur. C’est l’anniversaire de maman.

Samedi 9 mars 2024

Message. De l’autre côté de l’Atlantique, tu as pensé à moi, parce que l’acteur, Raphaël Quenard, te fait penser à moi, sa diction, son phrasé. J’étais donc là, quelque part, dans 40 minutes d’un film qui ne parle pas de nous mais te rappelle  nos jours d’été. Tu as un peu les émotions dans le tapis, tu dis, au milieu de ta déclaration.
Je te réponds que ton message me fait plaisir, que je suis en train de manger une poire, que c’est un peu sexuel, la texture du fruit. Et mon message s’allonge, je te raconte la soirée d’hier, le cuir, l’ennui, le mal de tête au réveil, le marché d’où j’ai rapporté des légumes et finalement je chantonne France Gall, évidemment : Je rêve que je suis dans tes bras.

::: Elie Girard ; Les Mauvais Garçons, 2020

Dimanche 3 mars 2024

De nouveau glissé sous les épaisseurs du lit – un drap, deux couettes – après avoir avalé un jus de fruits et un bol de muesli au rythme habituel, j’ouvre le catalogue de l’exposition “À partir d’elle”, exposition que j’ai manquée par optimisme – je reviendrai à Paris -, douleur – il n’était plus question d’y aller le 10 février – puis fatalisme né d’un agenda chargé et d’un regard sur le prix des billets de train- tant pis.

La première phrase de la préface du livre rapporte les mots de Barthes dans Journal de deuil : “Sans doute je serai mal, tant que je n’aurai pas écrit quelque chose à partir d’elle.” La phrase éclaire le texte justement écrit le 10 février pour ma sœur. Je mets alors des mots, il est à peine 9h, sur ce besoin d’écrire à la mort de mon père et de ma sœur, vite. Il s’agit, s’agissait alors de me libérer de quelque chose, de faire remonter à la surface une part – peut-être la plus importante, mais pas la seule – de ce que nous étions pour ne plus avoir à l’écrire plus tard. Être moins mal, à supposer qu’on puisse l’être moins dans les heures qui suivent le mot fin, en ne gardant pas en soi.

Et puis le ciel bleu m’appelle. Je dois écrire, mais je sens qu’il faut d’abord m’éloigner un peu de l’écran, alors je vais sur les quais, ça fait du bien de voir les gens, et puis je crois que le livre d’Annie Ernaux entamé hier me ramène à autrefois : les autres plutôt que moi. Les regarder, les dire, certains dans leur solitude.

© Nord-Ouest Films/StudioCanal/France 2 Cinéma/Artémis Productions
::: Thomas Cailley ; Le Règne animal, 2023

Dimanche 25 février 2024

Sur une page d’un carnet, je note les jours vides, c’est-à-dire les jours sans mots ni images, entre le 3 avril et le 21 septembre 2019, voire au-delà. Comment leur donner une place ? Comment, sans s’abrutir de mièvrerie, et faisant défiler des myriades de smileys et de petits cœurs dont j’ignore le sens que tu leur donnais, je peux parler de nous ? Le manuscrit, attendu, s’étoffe doucement. Mon temps est rongé par le travail, je peux enfin reprendre l’ouvrage. Mon temps, à nouveau, est adouci par le plaisir de chercher  ; l’écriture est une douleur exquise, comme un pincement.

::: Justine Triet ; Anatomie d’une chute, 2023