Samedi 29 novembre 2025

J’associe, à tort ou à raison, mon mariage avec la mort de mon père, dans le temps. Qu’il existe d’autres liens, sur d’autres plans, entre ces deux affaires, c’est possible. Il m’est déjà difficile de dire ce que crois savoir.
::: Samuel Beckett ; Premier amour

Matin. On sort un pantalon d’une housse en plastique ; c’est la saison où l’odeur de naphtaline dérange un peu avant de se dissiper. De l’autre côté de la fenêtre, une forte lumière frappe la fascia trop blanche au-dessus de la coursive, il faut un peu fermer les yeux ou détourner le regard, il faudrait tirer les rideaux mais le ciel est si bleu. Il y a soudain une chanson qui passe, qui dit beaucoup de choses, ça bouscule. Et puis on clique ailleurs, Arica est à la une, la peur, l’exil, le désert pour des Vénézuéliens loin de chez eux, et c’est un peu ce pourquoi je suis allé là-bas, pour voir et imaginer l’exil, repartant après avoir m’être heurté à ce qui n’a pas eu lieu, imbousculé.

Soir, changement, ton sourire est déçu, l’impossible se dresse entre la mer bleue et toi. Il n’y aura pas les gens dans leur folie à eux d’être là, il n’y aura pas les draps blancs d’une chambre d’hôtel et la mer plus bleue que bleue puisque c’est comme cela que je l’imagine, la mer là-bas. Il n’y aura pas ton ami qui porte un prénom de cousin et de chanson. Il y aura, en revanche, nous plus tôt, et moi plus vite dans cet endroit tout aussi fou, le désert plutôt que la mer, le bleu dans tes yeux plutôt que dans l’horizon, les cactus et que sais-je encore.

Mardi 18 novembre 2025

Beaucoup de gens m’envoient des messages en orthographiant le mot « flanc » avec un « c ». Je ne me permets pas de les corriger, puisque « flan » s’écrit aussi avec un « c » – mais personne ne m’ayant, à ce jour, offert un morceau de colline ou de montagne, je pense que dans la phrases « Je t’apporterai un flanc samedi soir », ils parlent du flan, et pas du flanc.
::: Alexis Le Rossignol ; Petite philosophie du flan

Salle d’attente du coiffeur, programme du cinéma. Le nom de Thomas apparait, nouveau film, star, tout ça. L’urgence alors, écrire à Priscille. Elle répond tandis que mes cheveux tombent, alors plus tard on s’appelle, je suis rentré. Priscille est de ces personnes qui auraient pu devenir une amie, nous nous sommes connus au Celsa, en 2013, et puis il y a eu la vie, la sienne et la mienne ; c’est toujours la même voix. Elle est de ces femmes radieuses, brillantes et humbles qu’on aime évidemment. Elle a une voix de radio, un timbre envoûtant, rare. Son mari fait des films et elle en rit de cet homme qui n’était pas artiste quand elle l’a épousé. Nous nous verrons à Arles en juillet – le hasard ne nous a jamais fait nous rencontrer dans les rues -, avant peut-être à Paris.

Lundi 10 novembre 2025

::: André Téchiné ; Les âmes sœurs, 2023

J’entre dans l’Utopia. J’aime sa terrasse lorsqu’il fait beau, avais-je écrit à Laurent, et puis j’avais rectifié : lorsqu’il ne pleut pas. Je savais la météo incertaine. Il ne pleut pas, mais il n’y a plus de place en terrasse.

Laurent et Jérôme viennent juste d’arriver. Laurent m’a exposé cet été, Villequiers, vous savez… Jérôme a dessiné la couverture du dernier roman de Laurent, Sling. Laurent est de passage. Jérôme non. Nous sommes un trio inédit.

Nous devions nous voir récemment avec Jérôme, mais la vie et la mort, ça déplace les moments. J’aime son travail, beaucoup, il le sait, je lui dis souvent, cette fois encore, deux fois nous avons dîné ensemble et il y a eu des hasards, dans les rues. En revanche je n’ai jamais lu le moindre livre de Laurent, allez savoir pourquoi, sauf quelques paragraphes de Sling dans le tram l’autre jour, mais c’est impossible de lire Sling dans le tram, chaque phrase exprime les corps nus, le désir ou l’acte sexuel. Je n’avais pas mis d’extrait ici. J’attendais surtout de vraiment ouvrir le livre, sans le regard du voisin. J’attendais un extrait qui ne frémirait pas, étrange pudeur.

Je te regarde, presque nu de la tête aux pieds, tandis que je me déshabille dans le vestiaire.
::: Laurent Herrou, Sling

Mardi 4 novembre 2025

Île de Sein, avril 2024
D’ABORD LE VENT.
Un vent tyrannique, incessant, portant une foule dense d’oiseaux venus déposer leurs œufs, c’est la saison. Certains viennent de loin, d’autres sont chez eux. Leurs vols tissent une trame flottante dans le ciel, leurs chants, qui parfois sont des cris, se mêlent à la rumeur océane. Je suis fascinée par les tourne-pierres, dont le corps fragile parvient à déplacer les lourds galets blancs pour picorer ce qui se cache dessous.
::: Michèle Lesbre ; Naufrage(s)

C’est devenu réel. Il y a un billet aller-retour acheté. Je cherche ce que je peux dire ici de ce geste, sans dire. Je cherche à dire ce que cela veut dire de nous sans le dire. Alors je feuillette mon carnet à spirales, j’y retrouve ce moment avec toi que j’avais oublié. C’était un samedi matin, celui où tu aurais pu m’accompagner. Il y avait un air de piano, j’avais mis du temps à retrouver quelle était la chanson. C’était Mi sono enamorato di te, de Luigi Tenco, 1962, dont j’ai d’abord connu et aimé la version d’Ornella Vanoni, 1969. Je t’avais dit les paroles : “Je suis tombé amoureux de toi parce que je n’avais rien à faire.” 

C’est devenu réel, mais avant, loin du soleil du Mexique, il y avait Michèle Lesbre venue à la Machine à Lire pour parler de son dernier livre. Oui loin du Mexique il y a l’île de Sein, un paysage sans arbre dont elle a fait un livre. C’était beau de simplicité, comment elle racontait, beau comme l’audace de dire qu’elle n’y retournerait pas ; elle n’aimerait pas voir que ce n’est pas toujours comme elle raconte, pas toujours le vent, pas toujours un chien. Alors j’ai acheté le livre, j’ai pourtant hésité — un livre, encore un ! — mais comment résister ?

Samedi 1er novembre 2025

Je coule les jours les plus doux de mon existence. J’ai trouvé la parade ultime. Vivre aux crochets d’une octogénaire, c’est quand même le pied. J’y invite tous mes camarades chromosomiques. Ou du moins ceux qui parmi eux ont l’heur d’être gérontophiles. Bienheureux ceux pour qui la flétrissure n’est pas un frein. Liliane a 82 ans. Liliane dégouline de rides. Liliane a des trous de mémoire béants. Liliane ne se déplace qu’avec le secours d’une canne. Malgré tout, Liliane partage ma couche. Ou plutôt je partage la sienne puisque c’est moi qui suis chez elle.
::: Raphaël Quenard ; Clamser à Tataouine

Mercredi 22 octobre 2025

Je suis allé pisser. Il faisait encore nuit. D’autres à côté de moi pissaient aussi; on ne se parlait pas. Derrière la pissotière il y avait la fosse des chiottes avec un petit mur sur lequel d’autres types étaient assis, le pantalon baissé. Un petit toit recouvrait la fosse, pas la pissotière. Derrière nous, des bruits de galoches, des toux, c’en était d’autres qui arrivaient. Les chiottes n’étaient jamais désertes. A toute heure, une vapeur flottait au-dessus des pissotières.

Il ne faisait pas noir; jamais il ne faisait complètement noir ici. Les rectangles sombres des blocks s’alignaient, percés de faibles lumières jaunes. D’en haut, en survolant on devait voir ces taches jaunes et régulièrement espacées, dans la masse noire des bois qui se refermait dessus. Mais on n’entendait rien d’en haut; on n’entendait sans doute que le ronflement du moteur, pas la musique que nous en entendions, nous. On n’entendait pas les toux, le bruit des galoches dans la boue. On ne voyait pas les têtes qui regardaient en l’air vers le bruit.

Quelques secondes plus tard, après avoir survolé le camp, on devait voir d’autres lueurs jaunes à peu près semblables : celles des maisons. Mille fois, là-bas, avec un compas, sur la carte, on avait dû passer par-dessus la forêt, par-dessus les têtes qui regardaient en l’air vers le bruit et celles qui dormaient posées sur la planche, par-dessus le sommeil des SS. Le jour, on devait voir une longue cheminée, comme d’une usine.

::: Robert Antelme ; L’Espèce humaine

Alors je sens que tu vas me manquer. Je ne te le dis pas. Tu le sens, je crois, à ma façon de te dire au revoir. Il est tard, il ne pleut pas.

Lundi 13 octobre 2025

« C’est pas que je suis en retard c’est que je vis sur le méridien de Greenwich et demi. »
Loïc Prigent ; J’adore la mode mais c’est tout ce que je déteste

Samedi 4 octobre 2025

Le laurier et le gros olivier, trois bouteilles, les deux hortensias, une et demie, et pour le citronnier, le maximum. De l’eau dans une bouteille en plastique, plus ou moins une par pot, j’arrose à la simple flotte municipale faute d’avoir trouvé l’additif à diluer. C’est bleu, en poudre, dans le placard, dans une verrine, m’a écrit Sirius au téléphone. J’ai pensé un produit chimique avec le sucre et les nouilles, bienvenue chez les demeurés et l’ai cherché en vain.
::: Maria Pourchet ; Tressaillir

L’homme assis sur la chaise rouge lit un extrait du livre. L’homme est Olivier Mony, journaliste littéraire, il présente la rentrée, sa rentrée, il dit le monde du livre, des livres, ceux de littérature générale, il en a choisi six. L’extrait provient de Tressaillir, pris au hasard : Olivier Mony veut nous faire prendre conscience de la vitesse de l’écriture de Maria Pourchet. Une fois les guillemets fermés, il évoque un détail dans le texte : la précision d’un numéro de place, dans le train. Il parle du style de l’autrice. Il parle de l’ancrage dans le réel par un simple numéro.

C’est comme le numéro du TGV inoui 8421 du 21 avril 2019, dans ce journal et dans Présence. Olivier Steiner avait relevé ça, le numéro du train. Il avait dit ça, aussi, l’ancrage dans le réel.

Alors, une fois la rencontre terminée, je vais le voir, Olivier Mony. Je lui dis que ce qu’il a dit, ça évoque mon style. Je lui dis que peut-être. Je lui dis que je serais ravi de. Je ne veux l’encombrer, mais j’en ai un exemplaire. Dans mon sac.

::: Xavier Dolan ; Matthias et Maxime, 2019

Mardi 16 septembre 2025

J’avais été fait prisonnier par la Milice fasciste le 13 décembre 1943. J’avais vingt-quatre ans, peu de jugement, aucune expérience et une propension marquée, encouragée par le régime de ségrégation que m’avaient imposé quatre ans de lois raciales, à vivre dans un monde quasiment irréel, peuplé d’honnêtes figures cartésiennes, d’amitiés masculines sincères et d’amitiés féminines inconsistantes. Je cultivais à part moi un sentiment de révolte abstrait et modéré.
::: Primo Levi ; Si c’est un homme

Il est l’heure où je me demande ce que je vais faire de l’heure qu’il reste. Je regarde les étagères. Je cherche de quoi lire. La table de nuit est pourtant pleine, embarrassée de choix ou d’abandons. J’ai en bouche le goût de la confiture de clémentines, celle de l’hiver dernier, jolies étiquettes. Je survole quelques lignes de plusieurs récits ou romans, je comprends qu’il me faut quelque chose d’autre qu’un énième récit sur soi chez Verdier ou Gallimard, qu’il me faut de la puissance ou de l’abandon, un monument ou un gifle. Il me revient aussi à l’esprit que je dois / pourrais écrire. Que ce pourrait être une source de joie, si tard. Que les soirs seuls, entamés par le travail, ont aussi une fenêtre ouverte sur la possibilité de l’écriture. Le carnet à spirales aussi attend des mots : les mots de dimanche que je n’ai pas écrit dans le train tandis qu’à ma gauche un inconnu dormait bouche ouverte. Pourquoi ? Il ne faudrait pas l’oublier, ce dimanche, pas l’oublier entièrement car c’est déjà un peu trop tard.

Vendredi 5 septembre 2025

En partant très jeune pour le Japon, je ne cherchais pas tant à « voyager » qu’à « m’exiler ». Je voulais non seulement vivre ailleurs mais, surtout, si possible, être une autre (il va sans dire que je n’ai pas réussi).
::: Corinne Atlan ; Le Pont flottant des rêves

Mercredi 13 août 2015

La petite salle d’audience, au rez-de-chaussée, est bondée. il y a même du monde debout point des corps en vrac contre le mur du fond, à la manière d’une mauvaise tapisserie. Une fenêtre haute a été ouverte, pour apporter un peu d’air frais. En vain. La pièce sent déjà la sœur, l’angoisse et la lessive amer de la fragilité sociale.
::: Dimitri Rouchon-Borie ; Fariboles

Jeudi 7 août 2025

Il me dit ça. Les mouches. Il y en avait des centaines. Elles se cognaient à la fenêtre. Elles faisaient comme un nuage. Puisque la lumière était restée allumée jours et nuit, précise-t-il, j’ai bien pensé que c’était ça et j’ai appelé les pompiers.
::: Grégoire Delacourt ; Polaroïds du frère

Avord. Laurent est là, de l’autre côté du passage à niveau. Il me fait signe. Enfin nous nous rencontrons, après tant d’années. Pourtant nous nous sommes déjà vus. Il n’est plus très sûr. Dans la voiture, je lui rappelle.

Jeudi 3 juillet 2025

Car à moi aussi, au fond, ce qui me semble le plus intéressant c’est ce qui se passe dans la tête du bourreau. Les victimes, c’est facile, on peut tous se mettre à leur place. Même si on n’a pas vécu ça, une amnésie traumatique, la sidération, le silence des victimes, on peut tous imaginer ce que c’est, ou on croit qu’on peut imaginer.
::: Neige Sinno ; Triste Tigre

Mercredi 25 juin 2025

::: Sean Baker ; The Florida Project, 2017

Confinement. Annulation. Demain dès l’aube, je ne partirai pas, la douleur me retient.

Partir, cela commence à prendre un autre sens : faudra-t-il, un jour, déménager ? Dans un an ou deux ? Faut-il prendre les devants ?

Alors je regarde autrement l’appartement, je jette un œil aux livres, je retrouve l’un d’eux. J’ai le souvenir du jour où je l’ai acheté mais j’ai beau en avoir noté un extrait – les premières phrases – ici, je sais que je ne l’ai pas lu en entier. Je ne sais pourquoi il m’a, alors, comme échappé. Le livre, c’est L’absence est une femme au cheveux noirs, d’Emilienne Malfatto et Rafael Roa.

Je vais devant chez moi, ce n’est pas chez moi, c’est la coursive où j’ai mis une table, deux chaises, je m’assieds, il y a de la musique qui sort d’un téléviseur, ça vient du 2e, rideaux fermés, fenêtre ouverte, c’est peut-être encore ce couple d’hommes qui y loge. La fenêtre du voisin en-dessous de chez moi est aussi ouverte. Je souris de notre point commun à tous. La musique, c’est l’Ave Maria de Schubert. Les voix, ensuite, celles du téléviseur, parlent espagnol.

Les mots du livre pourtant cette fois me happent. Pourtant, c’est-à-dire contrairement à l’autre fois. Pourtant, c’est-à-dire malgré le son qui vient d’un téléviseur. La douleur aussi me happe, celle de la narratrice, celle des « Rouges », morts sous les balles ou dans l’océan, l’Amérique du Sud, une dictature parmi d’autres.

Alors je repense au livre qui attend, à mes pas dans les rues de Santiago, aux mots sur les murs, qui ne veulent ni pardonner ni oublier.

Parfois la douleur, la mienne, « ça me lance« , je dis. Mais : « Tu n’as pas perdu ton humour » quand je plaisantais avec toi au téléphone un peu plus tôt. Tu n’avais pas fait exprès de m’appeler. Je crois que j’aurais préféré que tu mentes.

(…) et elle ramène derrière l’oreilke une mèche de cheveux

qu’elle porte très noirs

parce qu’elle a voulu garder le même visage
malgré les années
pour que le frère disparu puisse la reconnaître
dans la foule
si un jour il revient

Mercredi 18 juin 2025

L’image est datée du 1er août 1916.
Le 1er août 1916, où sont les hommes, les pères, les frères, les fils, les fiancés, les maris ?
::: Marie-Hélène Lafon ; Où sont les hommes

Il regarde une photo, celle au-dessus du canapé. Puis l’autre, au-dessus de la cheminée. Il les veut, ou les voudrait, en tout cas elles lui plaisent, c’est ce qu’il dit sur le moment, je dis le prix.

Samedi 14 juin 2025

J’ai grandi dans une petite ville, Châteauroux, où la fréquentation de l’art se résumait à la visite du musée municipal. J’ai appris longtemps après l’avoir quittée qu’il abritait des œuvres de Camille Claudel. Je ne les connais pas. Le seul tableau dont je me souviens et que je revois vaguement, parce qu’on s’arrêtait devant, est le portrait du général Bertrand. Le musée portait son nom. Il en était le fondateur.
::: Christine Angot ; La Nuit sur commande.

Inattendues – quoi qu’appréhendée -, la douleur du matin et la vitesse à laquelle elle s’est échappée de mon pied gauche. Ainsi le soir, inattendu, Emmanuel. Puis dans le bar, inattendu, Grégory, c’était autrefois, c’était Paris, rue Pixérécourt, trois soirs je crois, le genre de mec quelque part trop pétillant, trop festif pour moi, à côté je me trouve chiant comme la mort, à côté je suis comme posé là, sans savoir comment entrer dans leur bulle, quand bien même elle m’attire ; j’aimerais être comme ça, je sais l’être parfois. Ce soir il l’est encore, comme sur une autre planète, rire exubérant. D’abord on se sourit, ses yeux pétillent, un grand sourire surpris sur mon visage, je suis content de le voir ; j’attends. Ce n’est qu’une fois Emmanuel reparti que je m’approche. « Ah enfin ! » dit-il, « j’ai cru que… »

Samedi 7 juin 2025

::: Chintis Lundgren ; Toomas dans la vallée des loups sauvages, 2019

Au moment où j’écris ces lignes, mon récit est achevé. Tout est en ordre autour de moi et j’ai accompli la dernière tâche que je m’étais donnée. Cela ne m’a demandé qu’un mois, qui a peut-être été le plus heureux de ma vie. Je ne comprends pas cela : après tout, ce dont je me souvenais n’était que cette existence étrange qui ne m’a pas dispensé beaucoup de bonheur. Y a-t-il dans le travail de la mémoire une satisfaction qui se nourrit d’elle-même et ce dont on se souvient compte-t-il moins que l’activité de se souvenir ? Voilà encore une question qui restera sans réponse : il me semble que je ne suis faite que de cela.
::: Jacqueline Harpman ; Moi qui n’ai pas connu les hommes

C’est ton message d’abord, il est tôt, l’œil à peine ouvert lorsque je le découvre. Je dormais encore lorsque tu m’as écrit. C’est inédit, n’est-ce-pas ? Je ne crois pas que tu m’aies déjà ainsi attendu un matin. Celui de ce jour, alors, glisse ensemble jusqu’à cette habitude que nous avons, déjà évoquée ici, la terrasse de la Mère Michel, un verre, un déjeuner, bien sûr des frites. Ton amie E nous rejoint. Je ne la connais pas. Tu existes, depuis des mois, sans tous ces gens dont tu me parles. J’existe pour toi, depuis des mois, sans tous ces gens dont je te parle. Samedi dernier, tout a changé, peut-être : tu as rencontré P, j’ai rencontré C. Ce fut bref. C’était le signe de quoi ? Que nous pouv(i)ons être autre chose ? Ou que nous ne pouv(i)ons pas être autre chose ?

Ce sont des phrases, ensuite, festival Chahuts. Des phrases fantômes, de celles qui vous hantent, collectées. Je retrouve l’initiateur de ce projet, Lancelin Hamelot. Nous nous sommes rencontrés le 21 mai, je suis venu lui offrir Présence, nous parlons un peu, il m’offre un café ; je perçois qu’il est de ces hommes – c’est l’adjectif délicat qui me vient, mais ça n’est pas ça, ou pas que ça – dont j’aimerais être ami.

Et puis c’est une expo, Thibault Franc, j’aime. Un homme s’approche, me sourit : « Vous n’êtes jamais venu. » Il a raison.

Ce sont tes mots, ensuite. Et aussi, les siens, ceux d’E à propos de moi ou de nous, que tu répètes, auxquels tu réponds, ce genre de paroles qui bousculent à la fois les certitudes et les incertitudes. J’aurais pu ne parler que de cela, exergue. J’aurais aimé me rappeler chaque mot. Ce sont des moments dont on fait des films, tu ne crois pas ?

C’est un livre, enfin. Un livre que Parthiban m’offre, cadeau d’anniversaire, comme ça, là, au milieu de la rue, quelques minutes après s’être retrouvés. C’est l’un des livres dont m’a parlé O, mercredi. J’en suis sûr. Le titre, c’est celui-là, je ne peux pas me tromper. La coïncidence me trouble. Je ne sais pas encore que je vais adorer : le soir, trente pages. Je ne sais pas encore que je me suis trompé : O ne m’en a jamais parlé.

Jeudi 5 juin 2025

J’habite en ville et dans ma tête une île.

en ville il y a nous et les enfants.

Sur l’île
je vis seul
je vis seule
je vis seuls.

Thibault Marthouret ; Seules les œufs durs résisteront

Dimanche 18 mai 2025

Comment t’aimer dans cette ville caractérielle, si prompte à la colère, cette ville hantée par le dieu et qui ne me laisse pas la place de t’adorer toi plutôt que lui ? Comme je voudrais être un beau vase d’Hébron, bleu translucide et plus lourd que la nuit, et toi l’artisan qui me fabrique, ton souffle et ton doigté qui me font prendre chair, tournoyer, luire, qui me distendent jusqu’à mes extrémités, m’illimitent pour devenir l’objet exact de ton désir, ta volonté faite lueur, faite moi, ta main sur mon corps qui me fait étinceler, briller en fournaise, pour fabriquer ta cocagne, ton foisonnement. Comme je voudrais être le résultat unique, pour tous les temps et toutes les nuits, de ton désir, façonné par ton souffle, tes poumons, ta salive.
::: Karim Kattan ; L’Eden à l’aube

Jeudi 17 avril 2025

Un dragon cracheur de nuages : c’est l’image qui vient à l’esprit en apercevant les premiers contours de l’archipel à travers le hublot. Un dragon géant, vivant, palpitant, sur l’échine très verte et très écaillée duquel on va venir se poser. Ces contours si longuement rêvés en m’aplatissant sur des atlas deviennent enfin réels.
::: Emmanuel Ruben ; L’Usage du Japon

Mon bureau est un peu comme le décrit Perec dans Penser/Classer. Pire, probablement : un foutoir. Dans mes rêves les plus fous, ainsi y pensais-je hier dans l’avion en relisant un passage de ce livre, je m’amuse à plagier l’écrivain pour un Je me souviens ou pour faire témoignage du bazar qui encombre ce coin de mon appartement, un L d’environ 1m20 par 1m50.

Perec, c’est le souvenir précis – j’avais alors 25 ans sans doute – de mon étonnement en entamant Un Homme qui dort, et en y découvrant un tutoiement. Je suis sans doute, depuis, en quête de ce même type de surprise lorsque j’ouvre un livre. Je l’étais sans doute alors déjà, sans vraiment l’avoir su ou verbalisé. Mais là n’est pas le sujet.

Sur mon bureau, me font face depuis des mois, appuyées contre le pied de mon écran d’ordinateur, en alternance, des documents ayant appartenu à mon grand-père Antonio : enveloppe avec des feuilles de paye, carte de visite – j’en possède deux, adresses à Châtillon-sous-Bagneux ou Rochefort -, ou une photo. Les photos aussi, il y en a deux. Sur l’une il est avec deux amis ou collègues, photo rongée par le temps, faisant presque disparaître l’un des visages. Sur l’autre, il est au camp d’internement de Montendre avec 16 autres hommes et un enfant. Ce soir, au hasard d’un rangement très bref, c’est une enveloppe, une autre, qui me fait face, posée contre les sus-cités objets de papier. Elle a été écrite le 11 avril 1941 par mon grand-oncle Maurice à ma grand-mère Raymonde. Il était alors dans le camp désigné VIII C : prisonnier de guerre numéro 15994.

Cette lettre, que j’ai récupérée au milieu de nombreuses autres, je crois qu’elle est là pour ne pas oublier. Que tout est possible. Même ça : être un numéro dans un camp, ailleurs.

Lundi 31 mars 2025

Je sais et je ne sais pas qui nous sommes, ce que nous sommes. Je sais et je ne sais pas dire. Vite je me tais devant l’indéfinissable. Indéfiniment ? Je ne sais pas si nous sommes en équilibre, si nous sommes un équilibre, si nous trouvons ce qu’il nous faut, toi avec moi, moi avec toi. Ou souvent sans l’autre dans des silences et des questions flétries par les heures que tu donnes pour répondre. Parfois les questions meurent, abandonnées.

Tu restes une question, plusieurs questions et les semaines qui se trainent derrière nous ne sont pas une réponse. Quoi que. Sur cette terrasse qui n’a plus de soleil – bientôt il fera frais – tu dis le troptrop souvent -, l’obligé, et moi je me connais. Je raconte un peu jeudi soir, vendredi soir, samedi matin et mon insupportable dimanche, presque nous avons eu le même. Nous omettons sans doute quelques détails qui n’en sont pas.

La neige qui n’a pas cessé de tomber depuis trois jours, bloque les routes. Je n’ai pu me rendre à R… où j’ai coutume depuis quinze ans de célébrer le culte deux fois par mois. Ce matin trente fidèles seulement se sont rassemblés dans la chapelle de La Brévine.
::: André Gide ; La Symphonie pastorale

Vendredi 28 mars 2025

Alors, je lis les 3 lignes que j’ai écrites, et tous, ils rient.

::: Patrice Chéreau ; Ceux qui m’aiment prendront le train, 1998

Je suis un malade mental. Il m’est difficile de dire depuis combien de temps, vingt ans, peut-être trente, certainement huit, depuis qu’un diagnostic a été posé.
::: Nicolas Demorand ; Intérieur nuit

Jeudi 13 mars 2025

Tu ne savais pas quand commencerait la vie. Petit, tu étais un élève brillant. Tu rapportais de bonnes notes à la maison et l’on te disait que ce serait utile pour plus tard. La vie commencerait donc plus tard.
::: Eric Chacour ; Ce que je sais de toi

Mardi 4 février 2025

Tous les jours, avant de sortir du lit, mon premier geste était d’ouvrir la grande fenêtre et d’avaler le souffle du matin. Je m’enveloppais dans ma couette et restais allongée quelques minutes. Barcelone, au point du jour, a quelque chose de sacrilège. Elle se jette sur la masse de lumière encore pâle qui naît des profondeurs marines et s’en empare avec son forceps lucratif. C’est le temps des réveille-matin et des stimulants, des ruées, des claquements de portes et des tracas. Un énorme engrenage crache et se met en marche, le langage en huile les rouages, un langage sans émotion et grossier qui pervertit le sens originel du langage. Je me dégourdissais en prenant conscience de cette profanation. Puis j’allais à la douche et me lavais le corps, mettais des vêtements propres, mangeais des aliments transformés. Quand je sortais dans la rue, avant de m’enterrer dans le métro, je regardais un instant côté montagne et j’en imaginais de plus hautes, plus vides, plus grandes. Je devenais l’animal captif qui lève le museau et demeure pensif parce qu’il a reniflé les doigts d’un enfant et qu’il a ravalé sa faim.
::: Eva Baltasar ; Mammouth

Alors il me demande si je veux être son témoin. Ainsi, par cette demande, je suis témoin de ce que nous sommes. Oh, ce n’est pas nouveau, ce n’est pas une surprise, il y a eu tant de preuve d’amitiés, c’est comme ce qu’on dit sur l’amour et des preuves d’amour. D’ailleurs je l’évoquais il y a une semaine, ce que nous sommes, et où nous pourrions aller, vers quelles preuves.

Nous sommes une histoire d’amitié née de la soi-disant virtualité des réseaux sociaux. Il avait suffi qu’il aime mes images pour, ensuite, depuis, aimer ma présence. Je crois – je sais – que notre amitié souffre d’une seule chose, la langue, ce français qui le freine et cet anglais qui ne va jamais assez loin pour moi, jamais là où le partage pourrait puiser d’autres sources. Parfois, avant de dire, je m’épuise déjà, alors je me tais.

Mardi 14 janvier 2025

La maison de mes grands-parents, à Macau, en Médoc, s’agrémentait, sur la façade arrière, d’une véranda. « Véranda » est un mot exotique, bien gracieux pour cet appendice de métal et de verre sale, addition tardive, déparant, en réalité, une jolie demeure du XVIIIe siècle, une de ces « chartreuses » dont les Bordelais sont si fiers et qui conservent aujourd’hui, chez les agents immobiliers, tant d’amateurs.
::: Jean-Marc Planes ; Reste avec nous car le soir tombe

Dimanche 5 janvier 2025

Cette station balnéaire n’était pas comme les autres.
Les tamaris tordus ? Mais tous les fronts de mer ont les mêmes arbres penchés.
Les trottoirs, de ce rose fané, avec des fissures ?
Ces vieux panneaux de signalisation en ciment effacés, absurdes ; une flèche bleu marine n’indique rien, sauf un but évident, une seule route ; un sens interdit, d’un rouge pâle ; une interdiction de tourner à droite devenue un monochrome blanc à peine lisible, on pouvait s’engager par erreur, s’en excuser.
::: Sophie Poirier ; Le Signal

Jeudi 2 janvier 2025

En attendant son tour elle observe la vendeuse, une petite blonde qui lui rappelle quelqu’un mais qui ? J’ai déjà vu cette fille-là quelque part, se dit-elle, mais où ?
::: Christian Gailly ; Les Fleurs

Lundi 23 décembre 2024

Par-dessus tout, ce que j’aime dans cette maison, c’est l’espace. L’espace intérieur, et encore plus, l’espace extérieur, cette grande vue sur la vallée de l’Oise et les étangs de Cergy-Neuville. La vue change tout le temps, la lumière n’est jamais la même sur les étangs. La lumière qui va jusqu’à Paris puisque d’ici on distingue la tour Eiffel. Le soir, je la vois illuminée. À la fois proche et loin. Je crois que ça correspond bien à ce que je ressens vis-à-vis de Paris, peut-être même par rapport à ma place dans le monde. Paris au fond — ça peut paraître curieux de dire ça — je n’y rentrerai jamais.
::: Annie Ernaux ; Le Vrai Lieu – Entretiens avec Michelle Porte

Samedi 21 décembre 2024

À cette époque-là, c’était toujours fête. Il suffisait de sortir et de traverser la rue pour devenir comme folles, et tout était si beau, spécialement la nuit, que, lorsqu’on rentrait, mortes de fatigue, on espérait encore que quelque chose allait se passer, qu’un incendie allait éclater, qu’un enfant allait naître dans la maison ou, même, que le jour allait venir soudain et que tout le monde sortirait dans la rue et que l’on pourrait marcher, marcher jusqu’aux champs et jusque de l’autre côté des collines. « Bien sûr, disait les gens, vous êtes en bonne santé, vous êtes jeunes, vous n’êtes pas mariées, vous n’avez pas de souci… » Et même l’une d’entre elles, Tina, qui était sortie boiteuse de l’hôpital et qui n’avait pas de quoi manger chez elle, riait elle aussi, pour un rien et, un soir où elle clopinait derrière les autres, elle s’était arrêtée elle s’était mise à pleurer parce que dormir était idiot et que c’était du temps voler à la rigolade.
::: Cesare Pavese ; Le bel été

Jeudi 12 décembre 2024

Si je devais réfléchir à ce pour quoi j’ai commencé à écrire, je dirais que la littérature, pour moi, consiste à décrire de beaux jeunes hommes. Des garçons partout, des garçons tout le temps: le projet vain d’un voyeur innocent. Mais à force de buter, le désir s’est usé.
::: Robin Josserand ; Prélude à son absence

Lundi 9 décembre 2025

Fin 85, j’ai entrepris un récit de sa vie, avec culpabilité. J’avais l’impression de la placer dans le temps où elle ne serait plus.
::: Annie Ernaux ; Je ne suis pas sortie de ma nuit

Vendredi 29 novembre 2024

Je ne connaîtrai jamais les véritables raisons de la séparation de mes parents. Il devait pourtant y avoir un profond malentendu dès le départ. Un vice de fabrication dans leur rencontre, un astérisque que personne n’avait vu, ou voulu voir.
::: Gaël Faye ; Petit pays

Jeudi 28 novembre 2024

J’ai toujours voulu écrire comme si je devais être absente à la parution du texte. Écrire comme si je devais mourir, qu’il n’y ait plus de juges. Bien que ce soit une illusion, peut-être, de croire que la vérité ne puisse advenir qu’en fonction de la mort.
::: Annie Ernaux ; L’occupation

Vendredi 22 novembre 2024

L’appartement de notre mère, près de la Porte de Saint-Cloud, est devenu un capharnaüm sans vie qui dégage une tristesse poignante. Mon frère et moi nous employons à le vider de ses meubles, de ses livres, de tout ce que maman avait acquis au fil des années et de ce qui lui vient de ses parents : un précieux bric-à-brac qui a l’étrange pouvoir de raconter plusieurs générations, plusieurs vies.
::: Anne Wiazemsky ; Hymnes à l’amour

Il y a dehors ceux qui craignent le froid et la pluie, les hommes assis sur le trottoir sous d’épaisses couvertures de peu, presque on les enjambe, on ne sait ni dire ni faire ni les regarder vraiment et puis il y a les femmes grimaçant sur des vélos. Hier je suis resté chez moi, je n’ai rien vu, rien vu que la pluie qui frappait les carreaux. Je ne sais même pas s’il faisait froid dehors, je n’ai pas franchi la porte, pas ouvert la fenêtre. J’avais aimé ce cocon, j’avais travaillé à l’abri des autres.

Dimanche 27 octobre 2024

En ce temps-là, si on m’avait demandé où je voulais partir, je crois que j’aurais répondu à Turin. Il ne s’agissait pas de tout quitter, disparaître ou tenter une existence ailleurs, mais seulement de changer d’air et voir du pays. Il fallait un ailleurs, et l’ailleurs était Turin. Depuis des semaines, nous étions cadenassés au mur de nos villes. Accroché au goudron. Les aubes ressemblaient toutes à celles d’un dimanche. Nous étions seuls.
::: Pierre Adrian ; Hôtel Roma

Lundi 21 octobre 2024

Bien sûr, les choses tournent mal, pourtant tu serais parti et, quand les 30 du monde seraient devenu trop puissante, tu serais rentré chez toi. Mais ça ne s’est pas passé comme ça, car les choses tournent mal à leur manière mystérieuse et cruelle de choses et font se briser contre elle toutes les illusions de lucidité. Tu es parti, le monde ne t’a pas éteint et quand tu es rentré, il n’y avait plus de chez toi. Il y avait tes parents, ta maison et ton village et ce n’était miraculeusement plus chez toi.
::: Jérôme Ferrari ; un dieu un animal

Dimanche 6 octobre 2024

Lol V. Stein est née ici, à S. Tahla, et elle y a vécu une grande partie de sa jeunesse. Son père était professeur à l’Université. Elle a un frère plus âgé qu’elle de neuf ans – je ne l’ai jamais vu – on dit qu’il vit à Paris. Ses parents sont morts.
::: Marguerite Duras ; Le Ravissement de Lol V. Stein

Mardi 1er octobre 2024

Il devait arriver ce soir-là et je me souviens bien que mon père était furieux. Il avait toujours été résolument hostile à ce projet qui avait donnée lieu à d’interminables discussions. Dieu sait qu’il aimait recevoir, mais ses amis, des parents ou, de temps à autre, une relation d’affaires. L’idée qu’un étranger, qu’un nconnu allait s’installer chez nous pour deux mois, qu’il le retrouverait tous les jours et deux fois par jour à sa table, lui était odieuse. C’est qu’il ne s’agissait pas d’un femme de chambre ou d’un chauffeur !
::: Maurice Pons ; Métrobate

Dimanche 22 septembre 2024

Il est tôt, quatre heures à peine, les premiers rayons de soleil viennent de poindre, je quitte le refuge où nous avons passé la nuit. Novembre m’accompagne, il a tout organisé – il me faut une épreuve pour surmonter la surprise, le désarroi, le désastre sentimental que je viens de vivre, je n’ai rien vu venir.
::: Christian Merlhiot ; Renard

Jeudi 19 septembre 2024

J’ai réduit mes déplacements à leur fonction technique : je me rends d’un point à un autre, sans détour, sans même regarder le décor. Moi dont les gens disent : celui-qui-marche-dans-les-rues-de-Paris. Depuis dix jours, je suis comme les enfants qui dissimulent leur visage avec les mains, disant : « Je suis caché. » Si on ne me voit pas, je n’existe pas. Les visages dans la rue : ils n’existent pas. Je ne vois personne, je parcours une ville déserte, vidée des humains qui la peuplaient. Robot parmi les robots, je ne me promène pas : je vais quelque part. Ce temps perdu, ces quinze minutes de marche, je les meuble d’activités automatiques : je réponds à des messages, les yeux sur mon écran. Faire ça dehors, ce n’est pas moi. Mais cet espace dehors, ce n’est pas ma ville.
::: Antonin Crenn ; Désir quand même

Mercredi 18 septembre 2024

Tu es l’aînée et c’est toi qui t’occupes d’elles. Le plus souvent, la mère est dehors, dans les champs, à travailler avec le père. Toi, rivée à la maison, très tôt astreinte aux soins du ménage, aux multiples tâches liées à la vie de la ferme.
::: Charles Juliet ; Lambeaux

Mardi 10 septembre 2024

Ayant mûrement réfléchi, ayant pris votre courage à deux mains vous vous décidez à aller trouver votre chef de service pour lui demander une augmentation vous allez donc trouver votre chef de service disons pour simplifier car il faut toujours simplifier qu’il s’appelle monsieur Xavier c’est-à-dire monsieur ou plutôt Mr X donc vous allez trouver Mr X là de deux choses l’une ou bien Mr X est dans son bureau ou bien Mr X n’est pas dans son bureau (…)
::: Georges Perec ; L’art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation

Samedi 7 septembre 2024

Il arriva par le sentier de la cluse, vers le seizième mois de l’automne, qu’on appelait là-bas : la saison pourrie.
::: Maurice Pons ; Les Saisons

Jeudi 29 août 2024

Le soir tombait. Nous roulions en silence. Sur la route devenue large et lisse, les lignes jaunes, tout au long des courbes, traçaient leur message en morse rapide. Au dessus de la voiture ouverte, les arbres glissaient dans l’eau du ciel comme les algues d’un grand fleuve.
::: Maurice Pons ; Le Passager de la nuit

Mardi 27 août 2024

Elle est enfermée dans une cage de verre, au milieu d’une grande pièce. Elle est nue, elle est floue, illisible.
::: Bertrand Schefer ; Francesca Woodman

Ainsi les jours reprennent ce rythme qu’on connait tant, le travail. Hier déjà. Hier c’était chez moi, ce n’est pas tout à fait pareil, reprise en douceur, se dérouiller, noircir l’agenda de tout ce qu’il y a à faire, c’est presque indécent, peut-être impossible. Aujourd’hui, l’après-midi, je suis allé au bureau après déjeuner. Le matin j’aime télétravailler, je me lève et hop, presque hop, le café posé sur le bureau au milieu du bazar dans cette tasse qui vient de Limoges. Lachaniette, la marque, bordure métallique. Style empire ou un truc du genre, ou pas. C’est Christian qui me l’avait offerte je crois. Ou bien l’avait-on achetée ensemble ?

Les jours reprennent le rythme qu’on connait moins, celui de la salle de sport. Hier déjà. Hier il y a eu ce garçon, cet ami de Mathieu avec un t ou deux, il a fait celui qui ne me reconnaissait pas, qui ne me voyait pas, il baissait la tête, il la tournait. On ne peut pas à ce point ignorer quelqu’un à 1m, on ne peut pas, à ce point, éviter de regarder son voisin de machine pour dire « Bonjour ». Ça ne dit pas beaucoup « Bonjour », à la salle. Ça ne dit pas grand chose. A peine des « Han » pendant l’effort. Je me suis arrêté devant lui pour le saluer. Il regardait vers le bas. Je me suis demandé s’il était profondément impoli, profondément timide, profondément bizarre. J’ai fait un signe de la main, il a levé la tête. J’ai souri, salue, rien de plus, banal. J’ai oublié son prénom. Banal ? Ce serait presque joli, non ?

Mardi 20 août 2024

Au printemps 1962, j’avais un emploi stable et plus ou moins épanouissant de jeune cadre au sein d’une grande entreprise. C’était un métier sans aucune rapport avec les arts publicitaires. Je n’avais nullement  l’intention de quitter mon travail ni mon domaine d’activité. J’étais loin de soupçonner que ma vie allait prendre un virage complet et que j’étais sur le point de devenir réalisateur de films érotiques. Je n’avais même jamais tenu une caméra entre les mains.
::: Arch Brown ; Un pornographe

Jeudi 8 août 2024

je rentre de la Nièvre. je viens de passer la porte d’Orléans, me trouve avenue du Général Leclerc, il est un peu moins de quatre heures de l’après-midi ce mercredi 3 janvier, mon portable sonne ; comme il est posé sur le fauteuil du passager il m’est facile de voir s’afficher sur l’iPhone le nom de Jean-Paul Hirsch. alors que je ne réponds jamais quand je suis au volant, je sans que je ne peux pas ne pas prendre cet appel. « Paul est mort », précédé de la phrase « Dominique, j’ai une très mauvaise nouvelle à nous annoncer ». dans l’instant s’échappe de moi un grand flux vital comme un départ de mail géant, un mail de fer, dont le sillage laisse une douleur immense. ce flux n’est pas revenu, ne reviendra jamais
::: Dominique Fourcade ; Deuil

Mardi 6 août 2024

Il y a des palmiers tout autour de la ville et l’on peut voir de partout l’Atlas avec ses grandes ombres bleues. Les femmes de la campagne moulent l’orge en l’écrasant entre deux pierres qu’elles tournent en chantant. L’huile est pressée d’une façon qui n’est pas primitive, mais sa récolte dure le plus longtemps possible.
La ville est torturée de petites rues, de grandes rues, une place. Il y a plus de ruins que de palais debout. Le syndicat d’initiative y est pauvre.
:::  Nicolas de Staël ; Les Gueux de l’Atlas

« Dans ce cas-là, tu fermes ta braguette. »

Dimanche 16 juin 2024

17 septembre
Visions de l’œil droit bousillé ; difficile de lire. Écoute de la musique : pas encore sourd.
::: Herbé Guibert ; Cytomégalovirus (Journal d’hospitalisation)

Dimanche 9 juin 2024

Je n’ai jamais été à l’aise pour parler de manière abstraite, théorique, de mon travail ; même si ce que je produis semble venir d’ un programme depuis longtemps élaboré, d’ un projet de longue date, je crois plutôt trouver – et prouver – mon mouvement en marchant : de la succession de mes livres n’est pour moi le sentiment, parfois réconfortant, parfois inconfortable (parce que toujours suspendu à « livre à venir », à un inachevé désignant l’indicible vers quoi tend désespérément le désir d’écrire), qu’ils parcourent un chemin, balisent un espace, jalonnent un itinéraire tâtonnant, décrivent point par point les étapes d’une recherche dont je ne saurais dire le « pourquoi » mais seulement le « comment » : je sens confusément que les livres que j’ai écrits s’inscrivent, prennent leur sens dans une image globale que je me fais de la littérature, mais il me semble que je ne pourrai jamais saisir précisément cette image, quel est pour moi un au-delà de l’écriture, un « pourquoi j’écris » auquel je ne peux répondre qu’en écrivain qu’en écrivant, différant sans cesse l’instant même où, cessant d’écrire, cette image deviendrait visible, comme un puzzle inexorablement achevé.
::: Georges Perec, Notes sur ce que je cherche, 1978.

Alors ta voix qui lit au soleil. Et aussi nous disons. Nous disons par exemple ce qu’il faut dire de l’autre et ne pas dire, à quel moment, comment, pourquoi, équilibre, déséquilibre, à quel moment le défendre, à quel moment se taire, à quel moment vouloir le protéger, à quel moment le porter en étendard. Nos vies sont des parcours, des courages. Souvent je parle de ta fragilité, de ta manière de te sous-estimer, souvent j’y vois ta force, souvent je pense que tu m’apaises, me… comment dire… me simplifies. Souvent, tu me fais rire. Souvent, nous buvons des Spritz. Quand cela est possible, nous caressons des chats. Aujourd’hui c’est la peur, aussi.

::: Jean Genet ; Un chant d’amour, 1950

Jeudi 30 mai 2024

Je l’ai pris et je l’ai mis dans le temps gris, près de la mer, je l’ai perdu, je l’ai abandonné dans l’étendue du film atlantique. Et puis je lui ai dit de regarder, et puis d’oublier, et puis d’avancer, et puis d’oublier encore davantage, et l’oiseau sous le vent, et la mer dans les vitres et les vitres dans les murs. Pendant tout un moment il ne savait pas, il ne savait plus, il ne savait plus marcher, il ne savait plus regarder. Alors je l’ai supplié d’oublier encore et encore davantage, je lui ai dit que c’était possible, qu’il pouvait y arriver. Il y est arrivé. Il a avancé. Il a regardé la mer, le chien perdu, l’oiseau sous le vent, les vitres, les murs. Et puis il est sorti du champ atlantique. La pellicule s’est vidée. Elle est devenue noire. Et puis il a été sept heures du soir le 14 juin 1981. Je me suis dit avoir aimé.
::: Marguerite Duras ; L’Homme atlantique

J’ai 50 ans. Depuis 0h30 ce jeudi 30 mai. C’était un jeudi, aussi, le 30 mai 1974.

A minuit et 31 minutes de ce jour commençant dans la nuit, j’avais éteint l’ordinateur sur lequel j’avais regardé un peu du film entamé vendredi. J’avais eu envie de m’offrir la beauté du cinéma, même si je la massacrais en coupant le film, emporté à chaque fois par le sommeil.

Et puis, après la nuit, écourtée parce qu’à 8 heures venait le plombier qui sonna finalement à 7h46, il y a eu le jeudi, le vrai, sans eau chaude comme le seront les jours qui viennent et avec tout ce qui fait mes jours chômés : les photos, les mots, les livres, une amie, des sourires. Et des vœux d’anniversaire.

Parmi les vœux, quelques mots sur mon livre : « magnifique et bouleversant », m’écrit par exemple Nadège. Je découvre une émotion née des mots des autres. Une émotion qui efface celle, vertigineuse, d’avoir 50 ans.

Mercredi 22 mai 2024

C’est une ville étrange où il faut savoir où on va

j’ai posé la question l’autre soir au chauffeur du bus 29
ce bus que j’attends en face du grand parc où on torturait
en technique

grand parc avec des grands arbres et des bâtiments blancs
aux toits de tuiles
et un peu partout
dans les allées
les visages en noir et blanc de ceux
qu’on torturait
en technique
dans une des bâtiments blancs
les griffes du tigre

il faut savoir où on va ici.

::: Emilienne Malfatto et Rafael Roa ; L’absence est une femme aux cheveux noirs

Mercredi 8 mai 2024

À Trouville pourtant il y avait la plage, la mer, les immensités du ciel, de sables. Et c’était aussi , ici, la solitude. C’est à Trouville que j’ai regardé la mer jusqu’au rien.Trouville c’est la solitude de ma vie entière. J’ai encore cette solitude, là, imprenable, autour de moi. Des fois je ferme les portes, je coupe le téléphone, je coupe ma voix, je ne veux plus rien.
Je peux dire ce que je veux, je ne trouverai jamais pourquoi on écrit et comment on n’écrit pas.
::: Marguerite Duras ; Écrire

Samedi 4 mai 2024

Ils regardaient longtemps, sans bouger, ils restaient là, offerts, devant les vitrines, ils reportaient toujours à l’intervalle suivant le moment de s’éloigner. Et les petits enfants tranquilles qui leur donnaient la main, fatigués de regarder, distraits, patiemment, auprès d’eux, attendaient.
::: Nathalie Sarraute ; Tropismes

Soudain nous voici face à face, bouches bées. Oh ! Galerie Polka, nous revoilà, surpris, plus que surpris. Ça alors ! La dernière fois que nous nous sommes vus, c’était un soir de réveillon, Christian m’avait joliment embarqué dans une comédie musicale au théâtre du Châtelet, on avait alors échangé quelques banalités peut-être, j’avais bien sûr demandé des nouvelles de Tof et Nat. Chez Polka on commence à discuter, je lui propose un verre à une terrasse, oui c’est bien, elle porte en bandoulière son Leica, moi mon Nikon. Elle est toujours en mode pellicules, moi toujours pas. Jamais. Nos vies se racontent alors place des Vosges devant une ginger beer, ça se veut un peu chic mais on s’en fiche, c’est bien, c’est son quartier depuis si longtemps. Arrive bien sûr ce moment où je demande des nouvelles de Tof et Nat. La petite est en première année de prépa, la dernière fois que je l’ai vue elle était à l’école maternelle. Ils sont de ces amis qui ont été là, vraiment là, des années jusqu’à ce que je décide d’être ailleurs, à une autre place tandis qu’ils restaient à la leur. Et ils vivent où maintenant ? Toujours au même endroit.

Dimanche 28 avril 2024

J’attendais la vieillesse, j’ai eu le confinement
::: Jean-Philippe Toussaint ; L’échiquier

La pluie, la pluie, la pluie. Dehors c’est ça, ça n’arrête pas. Mais on y va. Le musée de l’imprimerie et de la communication graphique est ouvert, il y a une exposition sur le travail de Hayao Miyazaki et notamment ses influences littéraires, on y va, bien sûr. On y va, on y attend, la queue, les gens, les parapluies. Toi c’est ta première fois ici. L’expo permanente est cette plongée dans le temps que j’ai savouré lors de mon premier séjour dans cette ville, mon hôtel était à deux pas, la surprise élégante ; on s’y arrête peu, très peu. L’expo temporaire est une autre aventure, des images, des textes, des sons, des gens qui parlent, ça bruissent un peu trop, où regarder ? Il faut passer la première salle pour s’habituer, apprécier ce tout, bien sûr il y a moins de monde alors. Une heure nous restons là, et il y a ce moment où ça suffit, nous partageons cela, cette appréciation du temps qui évite – empêche ? – de s’éterniser. Et puis on a faim, n’est-ce-pas ?

La pluie, la pluie, la pluie. La phrase est dans le livre que je relis et relis encore, distrait parfois pourtant.

::: Ryūsuke Hamaguchi ; Le Mal n’existe pas, 2024

Jeudi 18 avril 2024

Un poème par jour, Margarida, c’est peu
et c’est beaucoup pour notre tendresse captive
de ton corps mangé par le crabe sournois.
Très méchant, disent les docteurs, après avoir dit : Dans un an
vous en serez quitte, belle dame, et sans dégât
à votre poitrine, juste les cheveux
qui tomberont, et les sourcils, les cils, les poils, même ceux qu’on
ne voit pas.
Je deviens lisse comme une petite fille
disais-tu avec étonnement,
et tu ajoutais en riant :
J’ai acheté un chapeau chic, dans le magasin fournisseur de la
Cour de la galerie du Roi
un bibi, tu sais, pour sortir sur la place.
::: Caroline Lamarche ; Cher instant je te vois

Lundi 15 avril 2024

Il est toujours difficile de juger un grand écrivain contemporain : nous manquons de recul. Il est plus difficile encore de le juger s’il appartient à une autre civilisation que la nôtre, envers laquelle l’attrait de l’exotisme ou la méfiance envers l’exotisme entrent en jeu. Ces chances de malentendu grandissent lorsque, comme c’est le cas de Yukio Mishima, les éléments de sa propre culture et ceux de l’Occident, qu’il a avidement absorbés, donc pour nous le banal et pour nous l’étrange, se mélangent dans chaque œuvre en des proportions différentes et avec des effets et des bonheurs variés. C’est ce mélange, toutefois, qui fait de lui dans nombre de ses ouvrages un authentique représentant d’un Japon lui aussi violemment occidentalisé, mais marqué malgré tout par certaines caractéristiques immuables. La façon dont chez Mishima les particules traditionnellement japonaises ont remonté à la surface et explosé dans sa mort font de lui, par contre, le témoin, et au sens étymologique du mot, le martyr, du Japon héroïque qu’il a pour ainsi dire rejoint à contre-courant.
::: Marguerite Yourcenar ; Mishima ou La visons du vide

C’est très touchant et très beau, me dit Jeanne. Je lui ai écrit, je lui ai dit qu’il y allait avoir ce livre, et que les 24 et 25 juillet j’y parlais de Renée, alors j’ai envoyé les passages. Elle me remercie pour ces mots tous ces mots, elle écrit ça ainsi. Pas plus tard qu’hier elle triait des photos et elle regardait les images de cet été-là, la dernière fois que Renée est venue chez elle. Elle adorait ces étés.

Mardi 9 avril 2024

Le soir, je sortais seul, au milieu de la ville enchantée où je me trouvais au milieu de quartiers nouveaux comme un personnage des Mille et une Nuits. Il était bien rare que je ne découvrisse pas au hasard de mes promenades quelque place inconnue et spacieuse dont aucun guide, aucun voyageur ne m’avait parlé.
::: Marcel Proust ; Albertine disparue

Mercredi 3 avril 2024

Ferdinand, tu le sais, je porte en moi ce texte depuis que nous nous connaissons. Ce besoin impérieux de te raconter me vient par vagues, des vagues liées à ta présence.
::: Francesca Pollock ; Ferdinand des possibles

Lundi 11 mars 2024

Une nuit où tu n’étais pas là, je suis venu dormir chez toi. Dans ton lit. Dans tes draps.
::: Frédéric Mitterand ; Lettres d’Amour en Somalie.