Mardi 3 septembre 2024

Cher toi,

Antonios est parti tout à l’heure, encombré, mais pas pas la peur. Deux énormes valises.

Une nouvelle vie commence pour lui. Une autre vie, dirais-je, une vie de Français. Tu sais, il a été une jolie présence durant ces quelques jours, c’était bien. Ce genre de présence de passage – je ne parle pas de la tienne, toi c’est autre chose – est une respiration. Il est à présent rare pour moi que la solitude soit un fardeau. Je l’ai apprivoisée, la solitude. Ou bien m’a-t-elle dompté ? Combien j’ai par moment détesté cela, rentrer chez moi, dans cet appartement, et n’avoir personne à embrasser. J’ai le souvenir précis de moi-même, rentrant chez moi, m’asseyant sur le canapé, début 2020, et sentir ce truc dont on fait des chansons tristes : être seul. Et puis il y a eu le confinement, sans plus personne, sans peau, sans rien, voire sans nous-mêmes. Nous ne pouvions plus vraiment être nous-mêmes.

Bref, oui c’était bien qu’il soit là, Antonios, surtout après tous ces mois sans l’avoir vu. Peut-être grâce à tous ces mois sans l’avoir vu. C’est amusant comme, dans certains côtés, il a une attitude similaire à Aly… D’ailleurs, il m’a laissé une valise, comme Aly. Je ne sais pas où je vais la ranger. Je ne sais pas non plus quand il va la récupérer. Ou s’il va la récupérer. Ça fait combien d’année que j’ai ça dans le placard ?

Avec Aly aussi, il y avait eu des mois l’un sans l’autre, jusqu’à ce qu’il ait eu besoin de moi. Je savais, avec l’un et l’autre, qu’on se retrouverait. Ça tombait bien, qu’Antonios ait besoin de moi, je n’ai pas hésité, j’étais là, j’étais prêt, j’ai répondu tout de suite “Oui bien sûr tu peux rester chez moi”, comme j’aurais pu dire “Oui je suis là”. C’était le bon moment avant que, peut-être, ça nous échappe trop.

Lundi 2 septembre 2024

Cher toi,

Laisse-moi te dire combien le soleil tapait fort lorsque j’ai retrouvé Benjamin devant l’Utopia, il était 14h passée. Il venait voir une exposition, je t’ai dit ? Dernier jour. Alors je l’ai accompagné. J’avais posé mon après-midi, je n’avais pas hésité, je t’ai dit ? Nous nous voyons trop peu ! Dans l’expo, le travail du plasticien, un ami de Benjamin – d’où sa visite -, c’était étonnant, autre chose, j’ai beaucoup aimées certaines pièces – des objets brûlés, des “peintures” à la flamme – et à l’opposé de cette fragilité, le brut de grosses couvertures peintes, comme les couvertures de déménagement en laine de mon enfance, il y en avait toujours une dans le coffre de la voiture je crois. C’est peut-être toujours le cas d’ailleurs. Nous avons longuement discuté avec lui, un type chouette, simple, précis et vague (un peu mon genre sur ce plan-là, haha).

Oh mais je ne t’ai pas raconté l’expo de samedi au Frac. Je t’en parlerai quand nous nous verrons, si je n’ai pas tout oublié d’ici là. Nous aurions dû y aller ensemble l’autre jour, il est question de territoires, tu aurais sans doute aimé, mon petit géographe. Pas forcément aimé comme moi, avec mon regard de photographe, j’ai aimé. À ta manière. Le plus beau travail était celui qu’une photographe basque ; il y avait des portraits, bien sûr.

J’espère qu’il fera beau quand je viendrai te voir, ou bien il va nous falloir inventer des soleils dans ton appartement. J’ai le souvenir net de ce dimanche pluvieux, ce n’était pas très drôle… Quel film avions-nous vu ?

Dimanche 1er septembre 2024

Cher toi,

Il est bien tard, c’est presque lundi, j’ai pourtant envie de finir le livre de Maurice Pons ; il m’en reste trente pages. Depuis quelques jours, je roule avec lui dans la nuit, je suis un autre passager que cet homme étrange. Tu sais, Maurice Pons, je l’ai croisé autrefois, au Moulin d’Andé. Nous y sommes allés, quoi ?, 3 ou 4 fois peut-être, avec Christian. Nous mangions parfois à la même table, il était toujours assis au bout je crois. Il devait se demander qui j’étais vraiment, à part le compagnon de Christian. J’étais en retrait, discret, muet, écrasé par les autres venu·e·s là pour écrire, composer, écrasé par lui, sa présence et celle de Suzanne, malgré sa bienveillance, ses bras grands ouverts, son sourire. Il m’a fallu googler pour retrouver son prénom : Suzanne ! Ma mémoire devient de plus en plus vacillante, mais oublier un prénom ne doit pas m’inquiéter ! C’était magique, le Moulin, mais je n’étais pas vraiment très à l’aise, là-bas. Il y a dans mes carnets les souvenirs, il faudrait que j’y creuse. J’essayais de décrire les lieux, j’essayais de croiser les fantômes. Je butais toujours sur l’écriture. Je me souviens que je n’avais pas grand chose à dire, ou bien je ne savais pas comme le dire. Ah tiens tout de même, il y a ceci, en haut de cette page : https://arnaud-rodriguez.net/journal/2012/10/

Ah les livres ! Tous ceux qui étaient à terre, dans mon salon, ont trouvé enfin leur place ! Sans doute que la présence d’Antonios, depuis vendredi, m’y a poussé ; ses valises prennent pas mal de place ! Cela m’a pris quoi… deux ou trois heures ? Tout en haut, il y a toujours une rangée de mes livres, je les ai classés par couleur. Il faudra peut-être que je réserve les étagères de la chambre à certains de mes auteurs préférés car je suis peiné de voir quelques Duras ou Perec tout là haut. J’ai déjà redescendu W. Mais c’est inextricable.

Il est tard et je me dis que ce journal pourrait prendre un virage épistolaire, te parler, parler à d’autres, peut-être même à des inconnu·e·s, à des fantômes, à des gens qui n’existe pas. Ce ne serait plus vraiment un journal. Mais ce serait une autre liberté, une autre écriture, plus libre, moins engoncée sans doute. Mais, comme à d’autres, je pourrais dire que tu me manques.

Vendredi 30 août 2024

– Mais j’ai pas retenu, tu pars à quelle heure demain ?
– Heu non je pars mercredi.
– …
– Oui je te l’ai écrit clairement.

Jeudi 29 août 2024

Le soir tombait. Nous roulions en silence. Sur la route devenue large et lisse, les lignes jaunes, tout au long des courbes, traçaient leur message en morse rapide. Au dessus de la voiture ouverte, les arbres glissaient dans l’eau du ciel comme les algues d’un grand fleuve.
::: Maurice Pons ; Le Passager de la nuit

Mercredi 28 août 2024

Enfin. L’enveloppe est dans la boîte aux lettres : La Poste m’a retrouvé, la porte d’à-côté. Tu m’avais écrit au numéro 10 : “Oh, j’ai écrit au 10 !”, m’avais-tu dit, immense désarroi, samedi, en arrivant chez moi. Tu étais si content de cette carte, de tes mots appliqués, si triste qu’elle ne soit pas arrivée, peut-être perdue de ta petite erreur.

J’avais demandé, hier, au restaurant du rez-de-chaussée. Non, l’employé ne savait pas.

L’enveloppe est dans ma main. J’attends un peu avant de l’ouvrir. Je suis déjà si doucement joyeux et soulagé qu’elle soit là, je profite de ça, de ce presque rien, tant. A l’intérieur, la carte est un tableau de Fernand Léger, Les Constructeurs, 1950, achetée au musée de Biot. Tu était content lorsque tu y es allé ; j’aime te savoir ainsi.

Tes mots racontent, de peu de mots bien sûr, ce que c’est qu’être bien, ailleurs et comment, moi-même, j’étais un peu là. Un renard, aussi.

Mardi 27 août 2024

Elle est enfermée dans une cage de verre, au milieu d’une grande pièce. Elle est nue, elle est floue, illisible.
::: Bertrand Schefer ; Francesca Woodman

Ainsi les jours reprennent ce rythme qu’on connait tant, le travail. Hier déjà. Hier c’était chez moi, ce n’est pas tout à fait pareil, reprise en douceur, se dérouiller, noircir l’agenda de tout ce qu’il y a à faire, c’est presque indécent, peut-être impossible. Aujourd’hui, l’après-midi, je suis allé au bureau après déjeuner. Le matin j’aime télétravailler, je me lève et hop, presque hop, le café posé sur le bureau au milieu du bazar dans cette tasse qui vient de Limoges. Lachaniette, la marque, bordure métallique. Style empire ou un truc du genre, ou pas. C’est Christian qui me l’avait offerte je crois. Ou bien l’avait-on achetée ensemble ?

Les jours reprennent le rythme qu’on connait moins, celui de la salle de sport. Hier déjà. Hier il y a eu ce garçon, cet ami de Mathieu avec un t ou deux, il a fait celui qui ne me reconnaissait pas, qui ne me voyait pas, il baissait la tête, il la tournait. On ne peut pas à ce point ignorer quelqu’un à 1m, on ne peut pas, à ce point, éviter de regarder son voisin de machine pour dire “Bonjour”. Ça ne dit pas beaucoup “Bonjour”, à la salle. Ça ne dit pas grand chose. A peine des “Han” pendant l’effort. Je me suis arrêté devant lui pour le saluer. Il regardait vers le bas. Je me suis demandé s’il était profondément impoli, profondément timide, profondément bizarre. J’ai fait un signe de la main, il a levé la tête. J’ai souri, salue, rien de plus, banal. J’ai oublié son prénom. Banal ? Ce serait presque joli, non ?

Lundi 26 août 2024

L’homme attend devant la supérette. Il vient vers moi, il me demande si je peux lui acheter du yaourt à boire. Je dis “Bien sûr ! Quel parfum ?“. Il dit “N’importe“. Il a peut-être 65 ans, une salive épaisse à la commissure des lèvres, les yeux sont tristes, perdus.

Il rejoint ainsi la femme et les quatre hommes qui nous ont demandé de l’argent lorsqu’avec Gilles nous discutions à la terrasse de l’Utopia : “Quelques centimes“a dit l’une d’une voix chantante, souvent elle passe là, parfois j’ai quelques centimes. “Une petite pièce” a dit un autre. Je n’avais pas de pièces.

Je choisirai vanille.

Dimanche 25 août 2024

Tu pars. Tu pars avec la fin des vacances dans un train qui n’est pas celui qui devait t’emmener. Feu aux abords des voies, train annulé, stress, correspondance à Paris. Ce n’est ni le même parcours ni le même prix.

Je suis triste quand nous partons de chez moi, jusqu’au quai de gare, l’attente de peu de mots. Et puis la tristesse part avec toi. Ça ne dure jamais longtemps je crois. Nous sommes le rythme de nos retrouvailles et de nos départs. Nous sommes des heures ensemble ; depuis mercredi, 16h15, nous étions ensemble.

Bientôt nous nous reverrons, ce sera encore l’été ; les derniers jours fébriles, encore ensoleillés.

Mardi 20 août 2024

Au printemps 1962, j’avais un emploi stable et plus ou moins épanouissant de jeune cadre au sein d’une grande entreprise. C’était un métier sans aucune rapport avec les arts publicitaires. Je n’avais nullement  l’intention de quitter mon travail ni mon domaine d’activité. J’étais loin de soupçonner que ma vie allait prendre un virage complet et que j’étais sur le point de devenir réalisateur de films érotiques. Je n’avais même jamais tenu une caméra entre les mains.
::: Arch Brown ; Un pornographe

Jeudi 15 août 2024

J’ai photographié les chemins de la Retirada pour poser mes pas dans ceux des miens et des milliers d’autrs réfugiés. Ces ombres sont celles de tous les arrêtés du petit matin, de tous les fusillés, de tous les déportés. L’ombre est universelle, qu’on soit communiste, anar, catalan ou palestinien.
::: Georges Bartoli, in La Retirada

Jeudi 8 août 2024

je rentre de la Nièvre. je viens de passer la porte d’Orléans, me trouve avenue du Général Leclerc, il est un peu moins de quatre heures de l’après-midi ce mercredi 3 janvier, mon portable sonne ; comme il est posé sur le fauteuil du passager il m’est facile de voir s’afficher sur l’iPhone le nom de Jean-Paul Hirsch. alors que je ne réponds jamais quand je suis au volant, je sans que je ne peux pas ne pas prendre cet appel. “Paul est mort”, précédé de la phrase “Dominique, j’ai une très mauvaise nouvelle à nous annoncer”. dans l’instant s’échappe de moi un grand flux vital comme un départ de mail géant, un mail de fer, dont le sillage laisse une douleur immense. ce flux n’est pas revenu, ne reviendra jamais
::: Dominique Fourcade ; Deuil

Mardi 6 août 2024

Il y a des palmiers tout autour de la ville et l’on peut voir de partout l’Atlas avec ses grandes ombres bleues. Les femmes de la campagne moulent l’orge en l’écrasant entre deux pierres qu’elles tournent en chantant. L’huile est pressée d’une façon qui n’est pas primitive, mais sa récolte dure le plus longtemps possible.
La ville est torturée de petites rues, de grandes rues, une place. Il y a plus de ruins que de palais debout. Le syndicat d’initiative y est pauvre.
:::  Nicolas de Staël ; Les Gueux de l’Atlas

Dans ce cas-là, tu fermes ta braguette.