Dimanche 27 octobre 2024

En ce temps-là, si on m’avait demandé où je voulais partir, je crois que j’aurais répondu à Turin. Il ne s’agissait pas de tout quitter, disparaître ou tenter une existence ailleurs, mais seulement de changer d’air et voir du pays. Il fallait un ailleurs, et l’ailleurs était Turin. Depuis des semaines, nous étions cadenassés au mur de nos villes. Accroché au goudron. Les aubes ressemblaient toutes à celles d’un dimanche. Nous étions seuls.
::: Pierre Adrian ; Hôtel Roma

Lundi 21 octobre 2024

Bien sûr, les choses tournent mal, pourtant tu serais parti et, quand les 30 du monde seraient devenu trop puissante, tu serais rentré chez toi. Mais ça ne s’est pas passé comme ça, car les choses tournent mal à leur manière mystérieuse et cruelle de choses et font se briser contre elle toutes les illusions de lucidité. Tu es parti, le monde ne t’a pas éteint et quand tu es rentré, il n’y avait plus de chez toi. Il y avait tes parents, ta maison et ton village et ce n’était miraculeusement plus chez toi.
::: Jérôme Ferrari ; un dieu un animal

Samedi 12 octobre 2024

L’orange poisseux des limaces, le vert luisant des mousses, du jaune ici ou là, et tous ces bruns, tous ces bruns qu’on ne regarde pas, à tort, ignorés, feuilles mortes, écorces pourrissant, terre humide de la pluie du matin, bogues gisant. Et le blanc désastre des bidons éventrés.

Vendredi 11 octobre 2024

Cher toi,

J’aimerais apprendre les noms des nuages pour te dire à quoi le ciel ressemble. Je suis en route – en chemin ferré, plutôt – vers chez ma mère. Il y a eu des jours des silence, tu vois, bientôt mon ciel sera plus clair tu crois ? Nous sommes vendredi, l’horizon m’inquiète un peu moins qu’il y a quelques jours : je raye, j’élague. Je fais. Je me débarrasse. Je donelist. Pourtant je sais que demain, oui demain et dimanche aussi, je penserai à ce qu’il reste à faire, tout, trop ou pas je ne sais pas, de toute façon c’est presque irrationnel, c’est toi-même qui me l’a dit je crois. Tout devient trop. Alors peut-être que je tremblerai un peu. En plus j’ai pris un billet de seconde classe, y a vraiment rien qui va.

Lundi 7 octobre 2024

François Ozon ; Quand vient l’automne, 2024

Chère toi,

On ne se connait pas. Je ne sais même pas qui tu es. Tu n’existes pas. J’imagine un visage triste aujourd’hui, triste demain. Je ne sais pas à qui il faut dire ce que je veux dire. Je ne sais pas comment le dire. Je regarde la date, elle s’impose, elle impose de dire quelque chose, quand bien même, depuis toujours je crois, je me tais devant les dates, les stèles, les pleurs, les peurs, les discours, les idées, je crois que ce n’est pas l’endroit, mais est-ce l’endroit de dire que ce n’est pas l’endroit ?, déjà dire ça c’est mettre le doigt dans l’engrenage après l’avoir posé sur mes lèvres. Pas l’endroit pour écrire que tout est tordu ? tout est monstrueux ? pour écrire quelques phrases en hommage aux morts, ceux d’un jour, sans oublier tous les autres, auparavant, depuis, partout. Faire signe, ce n’est pas oublier le reste mais j’ai peur de faire signe : il y aura quelqu’un pour dire “Tu oublies le reste !” Cette date est toute la complexité du monde et toute son horreur tant elle recouvre tout le reste, même ce qu’elle ne recouvre pas. Elle me donne envie de me taire, fermer les yeux. Silence coupable. Je sens mon silence coupable. Il ne suffit plus de penser aux morts innocents qui tombent chaque jour sous la folie. Il faut faire hommage sur un réseau social, dire hommage, dire Non, dire Oui, dire pour ne pas être celui qui ne dit rien. Mais il faudrait des heures pour dire tout, pour dire combien on voudrait pouvoir tout dire, tout, la folie et ça ne suffirait pas, il y aurait toujours quelqu’un, une foule, pour vous crier “Non ! Ne dis pas ça !” Ce soir, dans les réseaux sociaux, j’ai senti, plus que d’habitude je crois, que tout – le monde, les commentaires sur Internet – était impossible à supporter. J’ai trouvé cela épuisant. Il y a les minutes de silence. Il faudrait des jours de silence.

Dimanche 6 octobre 2024

Lol V. Stein est née ici, à S. Tahla, et elle y a vécu une grande partie de sa jeunesse. Son père était professeur à l’Université. Elle a un frère plus âgé qu’elle de neuf ans – je ne l’ai jamais vu – on dit qu’il vit à Paris. Ses parents sont morts.
::: Marguerite Duras ; Le Ravissement de Lol V. Stein

Jeudi 3 octobre 2024

Johann Le Guillerm ; Le Pas Grand Chose

Cher Nicolas,

J’ai pensé à toi ce soir, et tant ri. Tant ri ! Aux larmes ! Il y avait ce spectacle, Le Pas Grand Chose, fausse conférence scientifique qui m’a rappelé Le Tas, de Pierre Meunier, où nous étions allés ensemble. 2008. Ou bien était-ce Au milieu du désordre ? Les traces du web me font douter.

Rire est assez rare ces temps-ci, mais il y a parfois des hilarités inattendues, souvent c’est au travail que cela arrive. Au travail c’est un peu le grand écart des émotions, beaucoup de stress et malgré tout une joie qui nous réunit avec les collègues avec qui je partage le même bureau. Un bureau sans fenêtre, il y aurait de quoi dire sur le sentiment d’étouffement que cela peut produire. Alors notre humour n’hésite pas à être très potache ; il suffit d’un truc oblong qui pendouille d’un fauteuil.

J’espère que toi aussi tu ris aux éclats.

Mardi 1er octobre 2024

Il devait arriver ce soir-là et je me souviens bien que mon père était furieux. Il avait toujours été résolument hostile à ce projet qui avait donnée lieu à d’interminables discussions. Dieu sait qu’il aimait recevoir, mais ses amis, des parents ou, de temps à autre, une relation d’affaires. L’idée qu’un étranger, qu’un nconnu allait s’installer chez nous pour deux mois, qu’il le retrouverait tous les jours et deux fois par jour à sa table, lui était odieuse. C’est qu’il ne s’agissait pas d’un femme de chambre ou d’un chauffeur !
::: Maurice Pons ; Métrobate

Lundi 30 septembre 2024

Cher toi,

Dormir, dormir ! Je n’avais que cela en tête, à 17h30, dormir. Je ne sais pas d’où cela venait, du stress qui me ronge, de la séance chez la psy, je ne sais pas. Alors j’ai dormi à une heure qui n’en est pas une, jusqu’à une heure qui n’est plus celle pour se réveiller mais il fallait dîner.

La psy, elle m’avait fait des tests de mémoire, de mémorisation dirais-je. Je lui ai parlé du test de QI de 2019, c’était plus facile à l’époque il me semble, de remettre les chiffres dans le bon ordre, disons que j’en suis sûr mais que je peux me tromper – la mémoire, quoi, mais pas la même- et puis il y a eu cet exercice, pour finir, le genre de test simple sur lequel, en moi, tout se bloque. Dix minutes trente-huit, il m’a fallu, elle m’a montré le chronomètre, elle m’a dit “10min38…” et “Ça vous coûte, ça, n’est-ce-pas ?”. Et cela, personne ne le voit. Il faut que j’arrive à le dire.

Alors après la psy je suis passé chez Pariès, c’était sur le chemin, j’ai manqué de pleurer en disant au vendeur que pour une fois c’était pour moi que je les achetais, les chocolats. J’ai pris un gâteau basque aussi, comment résister ?

Mercredi 25 septembre 2024

Cher Christian,

Un petit mot pour te dire que j’ai lu Renard.

Étonnants parallèles (et perpendiculaires) entre nos deux livres.

Étonnante écriture, étonnant récit qui nous perd dans sa géographie incertaine, sa chronologie muette, ses phrases posées comme des regards fixes, une manière troublante de ne pas appeler un macha un macha (hahaha). Ta façon de décrire la maison et la nature m’a étonné, mais c’est très toi, précis. Il y a quelque part le côté clinique de certains de tes films.

Et puis il y a ce côté Slow Life. Slow book… 🙂

La fin est un éclatement extrêmement fort, une fêlure qui rompt comme une digue. Un autre toi, rare, trop rare sans doute.

Ton livre forme un beau duo avec Présence.

Et c’est un un beau trio avec Guillaume, des présences, des absences, des douleurs…

J’ai écrit à Olivier pour lui dire à peu près la même chose, et le remercier, c’est une belle aventure.

Dimanche 22 septembre 2024

Il est tôt, quatre heures à peine, les premiers rayons de soleil viennent de poindre, je quitte le refuge où nous avons passé la nuit. Novembre m’accompagne, il a tout organisé – il me faut une épreuve pour surmonter la surprise, le désarroi, le désastre sentimental que je viens de vivre, je n’ai rien vu venir.
::: Christian Merlhiot ; Renard

Jeudi 19 septembre 2024

J’ai réduit mes déplacements à leur fonction technique : je me rends d’un point à un autre, sans détour, sans même regarder le décor. Moi dont les gens disent : celui-qui-marche-dans-les-rues-de-Paris. Depuis dix jours, je suis comme les enfants qui dissimulent leur visage avec les mains, disant : « Je suis caché. » Si on ne me voit pas, je n’existe pas. Les visages dans la rue : ils n’existent pas. Je ne vois personne, je parcours une ville déserte, vidée des humains qui la peuplaient. Robot parmi les robots, je ne me promène pas : je vais quelque part. Ce temps perdu, ces quinze minutes de marche, je les meuble d’activités automatiques : je réponds à des messages, les yeux sur mon écran. Faire ça dehors, ce n’est pas moi. Mais cet espace dehors, ce n’est pas ma ville.
::: Antonin Crenn ; Désir quand même

Mercredi 18 septembre 2024

Tu es l’aînée et c’est toi qui t’occupes d’elles. Le plus souvent, la mère est dehors, dans les champs, à travailler avec le père. Toi, rivée à la maison, très tôt astreinte aux soins du ménage, aux multiples tâches liées à la vie de la ferme.
::: Charles Juliet ; Lambeaux

Dimanche 15 septembre 2024

Cher toi,

Comme toi je suis allé marcher cet après-midi. Il faisait beau. Il y avait les gens qui s’ennuient dans les laveries, un mec qui pissait le long de l’église Sainte-Croix, une femme amoureuse souriant à son téléphone, un vieux monsieur avec son petit chien blanc dans sa solitude des jours, que ce soit dimanche ou pas, le dos courbé. Je suis allé jusqu’au nouveau pont Simone-Veil, 45 minutes de marche, un peu plus au retour, détour. Quelle distance donnerait ton podomètre pour que nous riions, chamailleurs ?

Au matin j’avais terminé le Maurice Pons, j’aime lire le matin ; rare habitude. Puis j’étais allé aux Capus. Sur le chemin du retour, il y avait dans les vitrines de cette galerie, des photos splendides. L’une, surtout, un homme, un cheval. J’aimerais tant exposer, là, je leur ai écrit. Pas de réponse, mais c’est dimanche…

Je ne savais pas quoi faire de ma solitude absurde, je ne voulais pas un autre que toi. J’ai essayé de travailler pour le libérer, hier aussi, mais rien, tout n’est que confusion, presque tout, bousculades dans mon esprit, étau. Il y a parfois des moments de paix intérieure, je ne sais pas exactement comment ils s’imposent, ou pourquoi c’est tout le reste qui s’impose, trop. T’écrire, quand le soir me dit d’aller me coucher, c’est autre chose, une oasis. Écrire n’est que douceur, écrire en général, il faudrait que cela s’impose. Même chercher les mots, ceux qui se cachent, même cela c’est doux, peut-être parce que mon esprit n’est qu’à cet endroit, dans l’état de l’écriture, et que les pensées parasites sont là pour nourrir les textes.

Jeudi 12 septembre 2024

Cher toi,

Le froid, déjà. Comme si le livre de Maurice Pons, qui m’accompagne encore et qui a plongé Siméon dans les saisons de gel, avait glissé sur nos ciels. Je suis pourtant sorti la nuit tombée, oh ce n’est qu’un froid relatif ; on a oublié, c’est tout. Déjà on craint l’hiver pourtant.

Les résidus des Jeux Olympiques sont encore sur les berges de la Garonne, tables de ping-pong – ce serait bien qu’elles y restent -, arches, pistes. Dans la nuit, on les devine. Les immenses bandes de couleurs qui jalonnent le sol donnaient des airs joyeux, lorsqu’elles ont été peintes, à ces immensités nues et minérales sur lesquelles je ne vais plus si souvent, sans doute pas assez souvent, mais je suis un peu las de toujours faire ce parcours. Où aller sinon ? Il faudra que je te raconte le tour qu’on faisait tous les deux chaque soir avec Christian lorsqu’on visait à Kyoto, quoi qu’il a dû arriver que je le laisse y aller seul sous la pluie.

Je n’étais pas seul sur les quais, il y avait des promeneurs, des coureurs, l’un d’entre eux torse nu, corps dessiné d’une statue. Il y avait un groupe de photographes qui attendaient la photo parfaite le long du miroir d’eau. Ah et deux hockeyeurs qui grignotaient le silence des quais lorsque je me suis arrêté pour écrire le brouillon de ce texte. J’avais coupé la musique qui presque m’abrutissait, la chanson disait alors”Why me ? Why you ?”, chanson pas écoutée depuis 15 ans peut-être : F.E.E.L.I.N.G.C.A.L.L.E.D.L.O.V.E, de Pulp. Je ne sais pas exactement pourquoi, mais je me réconcilie avec les musiques de mes 20 ans depuis quelques jours.

Mardi 10 septembre 2024

Ayant mûrement réfléchi, ayant pris votre courage à deux mains vous vous décidez à aller trouver votre chef de service pour lui demander une augmentation vous allez donc trouver votre chef de service disons pour simplifier car il faut toujours simplifier qu’il s’appelle monsieur Xavier c’est-à-dire monsieur ou plutôt Mr X donc vous allez trouver Mr X là de deux choses l’une ou bien Mr X est dans son bureau ou bien Mr X n’est pas dans son bureau (…)
::: Georges Perec ; L’art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation