Mercredi 28 mai 2014
4h45. Heure japonaise. J’abandonne la recherche du sommeil en espérant que la fatigue m’aidera à me rendormir. Parmi les disques qui pourraient me bercer, je choisis (avec un peu d’hésitation) le Requiem de Fauré. Derrière moi, un visage éclairé qu’il faudrait décrire, qu’il est malheureusement impossible de photographier, cheveux noirs, yeux noirs qui s’ouvrent et se ferment les rares moments où je me retourne.
6h10. Annie Hall. Ce n’est pas la peine de chercher à dormir : ils ont allumé les lumières pour le petit-déjeuner. J’oscille entre la version anglaise du film (mais je ne comprends pas tout) et la version française (mais c’est vraiment horrible ces voix).
8h01. Un SMS pour t’annoncer mon arrivée sur le sol japonais. J’ai pas vu la fin du film, on a un peu d’avance. Je n’imagine pas encore qu’il fait déjà si chaud.
8h46. Taxi collectif. J’avais répété pour savoir dire « j’ai réservé un taxi » au comptoir de l’agence mais c’était inutile, le petit homme en chemise blanche m’attendait avec son panneau. Je passerai peut-être à la télévision japonaise, interviewé, bafouillant mon anglais sans arriver à expliquer comment ni surtout quand j’ai rencontré mes amis japonais. Ému ? À la première petite sonnerie typiquement japonaise dans la navette qui menait au terminal, un grand sourire sur mon visage.
19h01. Un verre sur les bords de la Kamogawa pour fêter cette journée, cette nouvelle vie, les visages revus, les habitudes qui s’installent déjà, peut-être même la langue allemande à travers la paroi du studio, cette chemise d’un genre local et d’un tissu de saison achetée dans une enseigne internationale, les hérons sur la rivière et puis la maison. Fermée. Quoi que : pas complètement. Et déjà accueillante.
Jeudi 29 mai 2014
Vendredi 30 mai 2014
Je ne me souviens pas du jour de mes 20 ans – un jour banal à la fac, probablement. Je me souviens très bien de la fête pour mes 30 ans. Je n’oublierai jamais ces 40 ans, qu’il me faut, tristement, résumer en quelques lignes : la maison, le vélo électrique surprise, le dîner « cérémonie de thé » tandis que le jour décline, le champagne au Parc impérial dans la faible lumière. Il faudra vivre à un autre rythme pour voir le jour un peu plus longtemps dans ce pays.
Samedi 31 mai 2014
Dimanche 1er juin 2014
Lundi 2 juin 2014
On pourrait parler de cette chaleur tandis que je visite brièvement le quartier – quelle hérésie de partir sans plan et en débardeur sous ce soleil -, du déjeuner avec A et N qui me font découvrir une charmante gargote locale et qui s’interrogent sur les usages dans les onsen, du ciel voilé pour aller à pied jusqu’à la station de métro…
Mais je préfère vous laisser imaginer la lumière bleue, improbable, magique, interminable. C’est beau à pleurer, mais les vins nous rendent plutôt joyeux. Presque en bas de l’immeuble on voit le Lac Biwa. Sur la table un dîner merveilleux préparés par des hôtes surprenants, revisitant presque avec humour le développement durable.
Mardi 3 juin 2014
Les enfants rentrent de l’école. Ils portent dans des boîtes en plastique transparent une feuille, un insecte de couleur sombre. Je crois aller prendre le bus, mais peu habitué aux horaires précis je ne sais pas que, finalement, je rejoindrai la station de métro Kitaoji à pied. Dans le métro ce sont d’autres enfants, d’autres tenues plus strictes, uniformes (adjectif / nom). L’un lit Tintin au Tibet, un autre souffle sur un moulin à vent sans doute fabriqué le matin, conservé sagement dans le sac toute la journée ; je me demande alors si ceux du même âge, en France, ont ce genre d’occupation dans les transports en commun.
Demain il devrait pleuvoir, porteront-ils ce même bermuda ? Les collégiennes auront-elles ce pull sans manche au « St Agnès » brodé ? Que pensera cette jeune fille quand elle découvrira le sens du mot « PLAYBOY » de lettres rouges cousu sur son sac à dos gris clair ?
Vendredi 6 juin 2014
Où il est question de communication, de difficultés linguistiques, et de l’idée qu’on s’en sort toujours.
Avec le vendeur d’électroménager, à qui il a fallu que j’explique que la machine à laver faisait un bruit très fort et très inquiétant, similaire à celui qu’on entendait lors de son essai et qui lui a alors fait faire la grimace et quelques acrobaties en-dessous de la bestiole. Trente minutes plus tard, ruban adhésif noir et cutter en main, il reprenait ses acrobaties de ras du sol. Trente minutes de plus, et un tuyau verdâtre transparent, sorte d’extension intestinale, courait sur le plancher.
Avec le serveur du joli petit restaurant avec vue sur la rivière à qui il a fallu que tu expliques qu’on ne yomimasait pas un poil de japonais sur son menu écrit au pinceau. Ton vocabulaire gourmand nous permit de déguster des mets et merveilles sous la contrainte improbable de quatre jeunes histrions hurlant de rire, à supposer que l’expression « hurler de rire » puisse convenir pour une telle quantité de décibels suraigus.
Mais il est aussi question de ce petit café typiquement local au bout de cette rue que j’ai arpenté avec délice en attendant l’ouverture tardive de Muji sur Senbon dori, un délice teinté de tristesse puisque la rue est teintée ici ou là d’abandon, de devantures jaunies, de vieilles dames vendant quelques légumes devant un immeuble qu’on imaginerait plutôt (avec nos brouettes de clichés) dans une banlieue européenne. C’est bien sûr une femme qui tient le café, âge avancé, cheveux blancs, porte bleue métallique, deux clients qui entrent juste derrière moi, un homme au fume-cigarette transparent et une mamie qui prendra un toast. Bien sûr le café est extrêmement chaud, cela laisse le temps, sur une carte postale servant de marque-pages, de griffonner la description du lieu : les autocollants dinosaures sur le frigo, les glands décorés, et autre signes probables que les petits-enfants de la dame ne sont jamais loin.
Mercredi 4 juin 2014
Notre maison, qui un jour fera sûrement l’objet d’un hommage digne de ce nom, histoire de partager un peu du rêve dans lequel on vit, est la « room 1 » d’un ensemble de 10 « rooms », en anglais dans le texte. De nos 9 autres voisins, nous avons fait connaissance des numéros 3 et de (sauf erreur) Mme numéro 5, ce qui soudain me fait penser au Prisonnier, et là je pourrais m’embarquer dans mes souvenirs de Portmerion, mais non, nous ne sommes pas des numéros. Bref, aujourd’hui sonna à notre porte le numéro 4, avec qui on échangea nos noms et une visite de nos intérieurs respectifs, chaque maison ayant une configuration différente… la leur ayant la particularité d’être dotée d’une pièce à cérémonie de de thé, d’une chambre d’amis joliment tarabiscotée en mezzanine et d’une jeune femme n’ayant pas dit son nom, lisant sur un canapé blanc devant une table basse magnifique à l’ancienne.
Et sinon ? À part ce trait d’humour qui friserait presque la misogynie ? La chemise froissée et les baskets déchiquetées d’un lycéen en cravate et pantalon écossais. Dichotomie japonaise.
Et sinon ? La machine à laver (sentakuki) est achetée et l’aspirateur (soojiki) aussi.
Et sinon le doux dîner chez Fumiko, des assiettes, les yakitori achetés au Daimaru, le transport de l’aspirateur (aspirascooteur ?), etc. etc etc.
Samedi 7 juin 2014
On aurait pu aller à Kurama, là-bas dans la montagne, tremper dans un bain chaud avec vue sur les montagnes. Mais il y avait la pluie, la fatigue, l’emploi du temps (ce spectacle de danse, le rolling sushi bar, ce tee-shirt souriant que tu oses, ces si jolies assiettes, ces deux wagashi, les tickets de train pour le lendemain…) et la tentation d’aller à celui de Funaoka, qui s’avère – ô surprise – si près de la maison. Ce pourrait alors faire l’objet d’un autre texte après celui que, très bientôt, tout le monde pourra lire. L’objet d’un autre texte à décrire la silhouette et les tatouages de cet homme. Un moine ?
Dimanche 8 juin 2014
Ils ont colorisé Les Oiseaux, mais pas tous les oiseaux. La grande scène avec l’explosion marie avec insolence des façades, vêtements et voitures colorés et des oiseaux… gris, ou peut-être plutôt verdâtres, une teinte un peu passée, mais peut-être est-ce dû au petit écran de l’avion, qui, m’a ensuite permis de faire dans l’amusement animé avec Minuscules et dans le classique godardien avec À bout de souffle, qu’il fallait bien que je voie un jour, d’un œil un peu distrait, les autres yeux sur l’écran de l’ordi, le plateau repas ou le vocabulaire japonais pour apprendre que banane se dit banana.
NB du 28 juin. On me glisse à l’oreillette que Les Oiseaux ont été tournés en couleur.
Lundi 9 juin 2014
Retrouver (le supermarché). Regarder (le ciel). Ne pas parler (de ce qu’il est tombé). Avancer (sur l’affiche, le dossier de presse…). Apprécier (les jours fériés laissant le temps de revenir).
Vendredi 27 juin 2014
Samedi 28 juin 2014
Dimanche 29 juin 2014
Images et mots se croisent et glissent dans un montage délicat transformant cette multitude risquée en une unité gracieuse. Et comme souvent au cinéma mon esprit alors divague, la poésie du récit m’entraîne vers une autre, celle des mots, mais dans le noir comment faire ? Au-delà de que l’on y raconte précisément, reste alors, quelques jours plus tard, un sentiment délicieux, celui d’avoir vu bien autre chose que cette femme qui doit écrire, celui d’avoir vu le cinéma transformer l’affrontement du réel en poésie.
C’est Le Vertige des possibles de Vivianne Perelmuter. C’est la difficulté d’écrire sur un film 4 jours après l’avoir vu.
Mercredi 2 juillet 2014
Dans quelques boîtes rangées dans la remise restent encore de nombreux souvenirs et autres papiers, coupures, etc., conservés, parfois, sans vraiment savoir pourquoi, même si cette formule n’est qu’une formule (tout faite) et qu’on sait toujours pourquoi on les garde, ne serait que simplement pour le souvenir que ça évoque, la période, les petits riens englobant la petite chose.
Parmi tous les documents conservés, il y a ces quelques chroniques d’Olivier Dahan dans Libération, datant de 2001. Je ne les lisais parfois qu’en diagonale, mais j’y trouvais à l’époque un mélange de subversion (toute relative), de légèreté… et de nostalgie, aussi, je crois – celle de ces années d’insouciance où j’allais clubber chaque samedi soir au Tuxedo. J’avais donc conservé quelques chroniques pour ce qu’elles m’évoquaient plus que pour l’objet lui-même… Toujours est-il que, pour en conserver la trace avant de partir « là-bas », me voilà ce mercredi scannant deux ou trois papiers, lorsque apparut au verso d’une page du 26 mars 2001, un article sur Vincent D. Vincent était donc là au milieu de feuilles mortes et de cartes postales tachées de patafix. J’avais donc croisé son chemin dans ces revues et quotidiens trop survolés, trop vite jetés, rangés ou découpés, comme pour Philippe, Valérie ou toi, sans imaginer – pensez-vous, début 2001 ! -, sans imaginer du tout la suite, cette suite, toi, nous, eux, etc.
(Bon sinon je suis allé chez le coiffeur, mais c’est une autre histoire)
Samedi 12 juillet 2014
Kyoto ni sunde imasu.
On en est là, on peut le dire, je peux le dire – j’habite à Kyoto – pas officiellement, pas administrativement, mais géographiquement, visiblement, maritalement, amoureusement, idéalement, merveilleusement. Chaudement.
On en est là, le virage a été pris, reste à créer peut-être autre chose que ce journal, quelque chose en complément, j’imagine deux visions, deux paroles, deux objets. Plus de liberté ou de contraintes ?, je ne le sais pas encore.
Au rayon vin, du « Bon rouge », mais pour fêter ça on a retrouvé notre caviste, son pétillant et un Bordeaux abordable.
Dimanche 13 juillet 2014
Quand elle est arrivée, parée de son yukata, son regard sur moi a eu un temps d’arrêt, très bref, pas de quoi donner un indice clair. Je t’ai glissé qu’elle ressemblait à cette fille vue le matin-même à Ohara ; le hasard aurait tout de même été étonnant. Nous venions de tester avec amusement les nagashi somen, ces nouilles de l’on attrape à la volée tandis qu’elles glissent le long d’un bambou et nous avions goûté d’autres délices, tout aussi frais – il fallait bien ça pour atténuer la moiteur. C’est en repartant, puisque j’avais remplacé mon yukata par mes vêtements du matin, que son sourire confirma mes doutes. – Where you in Ohara this morning – Yes…
Lundi 14 juillet 2014
Au temple Genko-an, deux fenêtres, l’une ronde, l’autre carrée, représentent pour la première l’accomplissement, la maturité, les lumières (au sens philosophique) et pour la seconde la confusion, l’ignorance, l’immaturité. C’est devant la première et la beauté de son cercle que l’on passerait des heures à méditer… si l’on n’était pas attendus à midi.
Nous voilà ensuite plongés dans deux bulles occidentales à l’opposé l’une de l’autre. D’une part la célébration – que je qualifierais de gourmande – du 14 juillet, d’autre part… Ikéa. Ikéa ? s’étonne le lecteur. Ikéa, confirmé-je, en ajoutant que ce n’était pas une mince expédition… Heureusement, haitatsu ga dekimasu.
Mardi 15 juillet 2014
La légèreté. Pas celle du temps, puisque il fait loooouuuurd (private Lectoure joke) mais celle des moments, des images. Première sortie à vélo le long de la Kamogawa, légèreté des échassiers, des enfants qui sautillent sur les pierres qui traversent la rivière, de ce faon mangeant de l’herbe sur la berge, des bulles de savon faites par deux jeunes femmes que je regrette de ne pas avoir abordées pour les photographier, des immenses drapeaux que faisaient danser deux garçons… Légèreté des couleurs des jeux pour enfants : j’y crois voir des couleurs délavées par le soleil et le temps, mais l’explication est plutôt dans la symbolique japonaise de ces demi-teintes… ce qui n’est pas si éloigné.
Mercredi 16 juillet 2014
Effervescence. Les visages sont éblouis, surpris, passionnés… épongés. Dans la chaleur des rues dont l’orthogonalité – et l’idée de l’horizon – me fait encore une fois aller dans le mauvais sens, le japonais – local ou touriste venu spécialement pour la Gion Matsuri – profite des éventails publicitaires et, inexorablement, caricaturalement, prend des photographies. Les chars sont pris d’assaut, comme un oxymore ou je ne sais quel symbole pacifiste… J’attrape au vol quelques visages qu’on verra peut-être ailleurs avant de m’attaquer à une autre difficulté photographique : montrer l’espace dans la double exiguïté d’une jolie maison et d’un objectif 50mm.
Jeudi 17 juillet 2014
On passe d’anecdotes en souvenirs, elles prennent leurs marques et rêvent de la découverte de fondations claudeliennes, il fait défiler les souvenirs de la construction et dans le couloir la lumière est bleue, contraste saisissant avec la chaleur extérieure.
Un peu plus tard, après une vaine première étape administrative à la mairie du quartier et avant les vaines tentatives d’explication sur les dysfonctionnements d’Internet, une témoin de Jéhovah correctement francophone tentait de comprendre qui était cet Hector Guimard.
Vendredi 18 juillet 2014
Médiathèque de l’Institut franco-japonais du Kansai. Sur une étagère, un essai d’autrefois : Les romans de Robbe-Grillet. Préface de Roland Barthes. J’ouvre, commence à lire, retrouvant ce plaisir savant teinté de la sensation curieusement presque agréable de ne pas tout saisir, retrouvant ce besoin de devoir insister pour se concentrer et comprendre – bien plus que sur les notices Ikéa suivies rigoureusement le matin -, comme si je profitais du texte sans y creuser le sens, ce qui tombait à point nommé puisque Barthes parle dans la préface de l’être-là d’un texte.
Le soir, premier dîner entre amis, première (terrible) erreur entre gauche et droite pour expliquer où nous habitons, premier hanabi faisant sortir les voisins pour regarder au loin (sur les bords du lac Biwa ?) les étoiles multicolores et fugaces des feux d’artifice.
Samedi 19 juillet 2014
Nous retournons à ce qu’elle appelle la Forêt Imaginaire, je reviens avec un grand angle mais ce n’est pas forcément facile, bien que forcément plus adapté. Dans les magasins de meubles on erre sans surprise, contrairement au soir tandis qu’on suit les flèches, apercevant au travers des murs arbres et lumières… autre forêt imaginaire ? On reviendra demain, sans ces lumières-là.
Dimanche 20 juillet 2014
Ce Shozan, on ne savait pas trop ce que cela pouvait être : un temple ? un jardin ? C’est un jardin et quelques bâtisses d’un autre temps voire – puisque déplacées – d’un autre lieu. C’est surtout, sur le chemin, une jardinerie, quelques pots, quelques plantes (érable, star grass), complétées l’après-midi par des comparses (pieds de tomates, basilic) et de quoi faire une expédition en scooter en trouvant dommage que les tapis ne soient pas volants.
Lundi 21 juillet 2014
Au-delà des envies il y a le raisonnable et l’impossible, mais nous trouvons aux puces de quoi nous satisfaire – un plat, un vase, des agrumes.
Au-delà de la fascination et de l’imaginaire il y a la réalité des maisons de geishas comme celle visitée ce matin, au-delà des images il y a ce mélange d’autrefois et d’aujourd’hui.
Au-delà des cimes il y avait Kyôto : Arashiyama a toujours ce charme, cette beauté des alentours de la ville, et quand on marche un peu, cette force plongée dans un semblant de brume en fin d’après-midi. Arashiyama a aussi une « great view », c’est écrit, je confirme. En ce jour de la mer – jour férié -, on n’avait pas besoin de l’océan pour fixer l’horizon.
Mardi 22 juillet 2014
Il suffisait que les tomates ne soient pas prêtes et que l’on me dise de revenir dans 10 minutes ; j’ai pris le temps d’aller un peu plus loin et de tourner à droite. Je n’avais ni mon appareil photo ni mes téléphones, juste de quoi acheter ces tomates et du pain, si possible. A droite, au bout de la rue, il y avait, imaginez, les montagnes. Vertes. Le ciel était voilé, il l’avait été toute la journée, c’était plutôt mieux pour aller jusqu’à Oike voir l’exposition Apichatpong, belle, belle exposition, lumineuse, parfaite peut-être, dont j’étais revenu à vélo par les petites rues après avoir longé l’imposant château de Nijo, et au supermarché, amusé, j’avais goûté tout ce qu’ils voulaient nous faire goûter – pêche, pieuvre, friture, bœuf – dans un brouhaha de voix appelant à la consommation.
Vertes, donc, les montagnes, vert sombre, plus ou moins sombre en fonction des arbres bien sûr, vertes sous le ciel voilé, et le soleil diffusant sa lumière en face puisque ici aussi il se couche à l’ouest. Face à elles je me suis arrêté et j’ai compris que c’était ça qu’on était venu chercher.
Au retour, tomates, pain, découvertes de ce qui se cache derrière certaines façades du quartier et par bonheur tu es déjà là. Alors sur les bords de la Kamogawa une bière, la lumière qui décline, une grand-mère et sa radio, des vols de hérons.
Mercredi 23 juillet 2014
« Le lecteur est donc invité à n’y voir que les choses, gestes paroles, événements qui sont rapportés, sans chercher à leur donner ni plus ni moins de signification que dans sa propre vie, ou sa propre mort. »
Alain Robbe-Grillet, préface à Dans le labyrinthe.
Le livre a été enregistré à la bibliothèque Paul Claudel le 12.10.1966. Du même auteur, il est noté trois ouvrages : Les Gommes, Le Voyeur, La Jalousie. Pour chacun d’eux, il est précisé : roman.
C’aurait alors pu être une journée faite uniquement de mots, puisque entre la terrasse et la bibliothèque, il y a ceux recopiés dans le carnet rouge offert par Fred, ceux de Robbe-Grillet et de Barthes, par exemple lorsque celui-ci désigne les hortensias, entre deux parenthèses, fleur ingrate du Sud-Ouest.
C’aurait pu être une journée sans photographies, afin de voyager léger. Mais le Pentax acheté en juillet 2003 n’a pas encore dit son dernier mot et permit – et permettra – d’imager. Pourtant, de la visite du magnifique bâtiment de l’EFEO, point d’image. Comment, alors, vous faire imaginer ?
Jeudi 24 juillet 2014
(…) il ne participait pas aux valeurs de la bourgeoisie, dont il ne pouvait s’indigner, puisqu’elles n’étaient à ses yeux que des scènes de langage, relevant du genre romanesque ; il participait seulement à son art de vivre.
Roland Barthes par Roland Barthes
Et les voici enfin, elle revenant avec ses souvenirs et cette envie de revoir les îles, lui arrivant avec ce regard qui découvre – chanceux, si jeune.
Vendredi 25 juillet 2014
Aux puces, il faut y aller tôt. Avant la chaleur, même si à 7h20 elle est déjà là. Avant ton travail. Avant la foule. Avant que quelqu’un d’autre ait acheté ce qu’on cherche, de la vaisselle bien sûr, et puis cet album de photos anciennes. Nous voici témoin d’un autre temps, loin, même si on ignore les dates ; on cherche les airs de famille dans les regards, les postures ; on constate les bouches figées ; on imagine celui-là partir pour la guerre ; on s’étonne de ces tirages de 2004, reproductions médiocres, visages, zooms… souvenirs ?
Samedi 26 juillet 2014
On a beau, ici même, éviter les sujets météorologiques, on notera tout de même que la campagne d’Ohara fut baignée d’un soleil de plomb. Repenser aux flocons tombant sur le Sanzen-in en décembre 2011 ne suffisant pas à se rafraichir, quelques pieds trempés en bas de la cascade qu’on aimait tant retrouver en juillet 2012 ; on y lisait Duras après un bento, accompagnés parfois dans ce moment délicat par quelques ouvriers profitant de leur pause-déjeuner.
Dimanche 27 juillet 2014
Fushimi Inari est ce type d’endroit qu’on aime encore plus sous la pluie. Je dis peut-être ça pour me satisfaire d’y être allé pour la deuxième fois un jour de pluie, mais je crois que la moiteur, la brume – moins importante cette fois, malheureusement – et le scintillement des gouttes sur les tori au milieu de la forêt sombre lui offre un charme indéniable… qui ne fait pas fuir les touristes. On me dit que c’est le lieu le plus visité au Japon à présent ? Je ne sais pas si c’est vrai, mais, comme disait la chanson, la solitude, ici, ça n’existe pas. On conseillera néanmoins au visiteur avisé de se munir d’un parapluie ou d’un vêtement imperméable s’il lui prend l’idée de choisir ce charmant petit chemin qu’il croit être un raccourci.
Mais vous reprendrez bien un peu de gaspacho ?
Lundi 28 juillet 2014
Le petit appareil photo ne permet pas tout, et je vous laisse imaginer le coucher de soleil depuis les hauteurs de Kyoto University of Art and Design, cette vue magnifique qui surprend toujours, car lorsqu’on arrive et monte l’immense escalier, on ne pense pas à se retourner. C’était après la conférence de José Lévy sur son travail : couleurs, matières, lumières, miroirs, dorures, oiseaux… une délicatesse qu’on regarderait des heures, un peu comme un coucher de soleil.
Mardi 29 juillet 2014
Surprise, elle me dit en japonais que mes lunettes sont très belles, c’est du moins, par son sourire et son geste de la main – une boucle désignant mes yeux -, ce que je comprends. On s’est pourtant vus depuis mon retour et donc depuis cette nouvelle paire bicolore, je me dis que c’est la coiffure qui change tout, il a suffi d’un peu de gel dans les cheveux pour offrir à cet accessoire – qui n’en est pas un – ce qu’il mérite d’attention. Elle me dit ensuite qu’il faut aller à Shimogamo shrine : c’est le dernier jour. Nous y voilà donc, et je dis que la dernière fois que j’ai fait une procession avec une bougie j’avais 13 ans, c’était à Lourdes et on chantait l’Ave Maria. Mais je ne crois pas que je chantais.
Jeudi 31 juillet 2014
Derrière le comptoir d’accueil, une femme. L’air plutôt strict, sans faire d’effort linguistique, elle pourrait modifier l’opinion que j’avais sur les employés du service de l’immigration – sympathiques. Je lui parle dans un anglais le plus articulé possible, elle répète le dernier mot, j’acquiesce en japonais et puis je vais attendre, le ventre vide et le numéro 518 en main. Quand elle revient, mon numéro s’affiche ; un grand sourire aussi, sur son visage.
Vendredi 1er août 2014
Chez mes grands-parents, lorsque j’étais enfant, et même peut-être adolescent, je rapportais souvent de mes promenades, c’est à dire lorsque je « descendais dans les bois » sans m’aventurer ailleurs, des bouquets de graminées. C’était dans mon souvenir toujours le même bouquet agrémenté de fleurs de saison, mais c’est peut-être toujours le même souvenir, se terminant dans le petit vase bleu fêlé. Les bouquets que l’on fait ici, en piochant en bordure du champ de longues tiges dont on ignore le nom et l’usage éventuel, me rappelle ces moments, même s’il y manque la fleur de saison. On la remplace par le millepertuis qui pousse devant le pas de la porte, ou par quelques fleurs achetées au supermarché ou chez le fleuriste, triste fleuriste aux fleurs trop raides. C’est alors un autre souvenir qui surgit, cette scène de Six Feet Under où Ruth tente de faire un bouquet, et nous rions ensemble, la triste mine du fleuriste balayée par une imitation.
(Et puis retrouver le cinéma. Peut-on filmer la mort de manière plus belle et poignante ?)
Dimanche 3 août 2014
C’est une sorte de grand écart, entre l’odeur de peinture de l’atelier d’un artiste contemporain et l’odeur de barbecue d’une sorte de village gastronomique sur les bords de la Kamogawa, entre la quête de la perfection et la quête des plaisirs simples, entre les explications et nos visages ne comprenant pas.
Lundi 4 août 2014
Cher toi,
Trois semaines déjà. Petit à petit, ce que je percevais plutôt comme un moment de vacances (la chaleur, les découvertes, le bord de la rivière) ponctué d’obligations (les achats de meubles, l’administration) a pris la forme d’un quotidien réel, ancré, défini, définitif. Une nouvelle fois, ce lundi, je suis resté à la maison. J’omets l’aller-retour pour faire deux courses – le pressing, le dîner, de l’anti-moustique à la boîte si jolie qu’on est presque ravis d’être envahis de ces satanées bestioles qui au matin, agrippées au mur, te regardent comme regardaient les oiseaux chez Hitchock. Ce lundi, donc, me voilà sans prendre mon vélo pour aller dans le centre de la ville. Le temps était incertain – il a d’ailleurs plu vers 14h, une de ces averses japonaises, drues, nettes, éphémères – et je n’avais rien d’important à faire en dehors d’ici – les tuteurs pour les pieds de tomates attendront demain.
Les nouveaux meubles arrivés (et montés) hier donnent à la maison ce côté définitif de se sentir chez soi, bien plus que depuis le premier jour où nous y avons dormi – il y a deux mois maintenant ! C’est peut-être ce qui m’a aidé à travailler ce matin, ce sentiment d’être là, au bon endroit, plus que vendredi puisque trainait encore par terre et sur le bureau un certain foutoir, plus que vendredi alors que j’y avais réellement profité du cadre, du calme, de l’air de la terrasse – mais sans la table basse pour y poser livres et pieds – où cette portion de toit permet de regarder la pluie, quelques éclaboussures au passage. Les nouveaux meubles donnent aussi un peu de couleur à cet ensemble gris, bois, blanc, béton ; ce n’est pas, tu l’imagines, pour me déplaire.
L’aménagement du sous-sol en chambre d’ami est semble-t-il un bon choix, fortement apprécié par ceux qui l’ont testé, par toi aussi un jour j’espère. Il nous reste à trouver de quoi masquer ce qui (conserves, cartons, valises, etc.) y a sa place depuis l’origine. Vendredi, nous avons pour la première fois testé cette pièce pour y regarder un long métrage. Le film était magnifique – je ne sais pas si la mort de quelqu’un peut être montrée d’une manière plus belle – et ce moment avec Ch nous installait, là-aussi, dans l’idée d’être chez nous.
Et toi ? Tu me raconteras Lectoure !
Je t’embrasse,
A.
Mardi 5 août 2014
La voix de Duras à la radio, en podcast évidemment (parce qu’avec le décalage horaire vous comprenez… La voix de Duras ! À chaque fois que je l’entends je me demande s’il y en a une autre qui me fait un tel effet. La voix de Duras ce soir en écho au film regardé hier. Privilège ?, se demanderont les curieux quand ils sauront de quel film il s’agit. Qu’importe, car surtout petit bonheur, cette fenêtre sur la femme cinéaste que je connais à peine, Le Camion c’est tout, c’est à ne pas y croire, quand je te le dis tu n’y crois pas. Pourquoi, pourquoi on passe à côté de telles évidences ? Sûrement parce qu’il faut le cinéma, le lieu, être assis, dans le noir, être englobé, et regarder. Un cycle à Kyoto bientôt, parait-il…
Mercredi 6 août 2014
Au bord de la piscine, on boit une bière en grignotant cette salade de tofu qui fait un peu office de cacahuètes… A gauche une église d’on ne sait où (en toc ?), blanche sous la lumière parce qu’il fait déjà nuit. A droite un bâtiment imposant (en béton !), gris sous moins de lumière, gris de toute façon. Et donc au bord cette piscine, qui n’aura de piscine que le nom et l’aspect, pas la fonction. Essayez donc d’y nager !
Jeudi 7 août 2014
Il fait du stop, il fait nuit, il y a une brume improbable, les phares des voitures donnent un peu d’espoir à Llewyn Davis et les plus belles images du film des frères Coen. C’est une première pour moi, cette séance de cinéma au Japon. V.O. (j’allais dire bien sûr) et sous-titres locaux qui m’attirent l’œil pour décortiquer les caractères japonais, parfois moins obscurs que l’accent de celui qu’il vient d’abandonner, ronflant, dans la voiture.
Vendredi 8 août 2014
Chez Circus, boutique de café, c’est à chaque fois le même plaisir : l’odeur du café. Je n’y suis jamais entré, mais l’odeur envahit avec douceur la vingtaine de mètres alentours. Je me retourne toujours, en attendant au feu que le piéton passe au vert, pour y voir je ne sais quoi, les corps sans tête des clients, visages masqués derrière les petites rideaux. Cette fois-ci, me retournant encore, j’y ai vu un joli hasard. Posée sur la coffee table en bois, une toupie, LA toupie, celle que tu as conservée en France et qui, quelque temps, est restée posée sur les caisses métalliques, attendant son sort et un carton.
Samedi 9 août 2014
Dimanche 10 août 2014
Lundi 11 août 2014
Mercredi 13 août 2014
C’était l’idée de départ, un restaurant de yakitori, proposition amusante et locale d’un repas de départ qui leur plairait, qui changerait. Et puis faute d’une adresse, nous voici ailleurs, ce restaurant coréen où il faut attendre. Attendre. Attendre. Longtemps. Trop. Même pas avec un verre ? Nous repartons, la patience a ses limites mais nous a permis d’acheter trois jolies tasses. Au hasard des rues, c’est sur dans un yakitori que nous entrons. Moment amusant et local qui leur aura plu.
Jeudi 14 août 2014
Les voilà partis, et nous aussi, mais par pour la même destination et de manière moins définitive. La voiture louée n’est pas un de ces modèles typiques, parallélépipédiques, mais inclue un GPS, lui, bien typique (c’est à dire dont la version anglaise reste écrite en japonais et qu’on ne peut pas éteindre, etc.) et d’autant plus inutile que pour éviter les bouchons nous sommes partis… ailleurs, oubliant pour quelques heures la destination saisie par le loueur de voiture. Au nord, donc, direction Obama, où le soleil et la plage nous attendaient, puis, après une longue et belle route côtière, Miyazu, cité peut-être rendue un peu triste par cet immense centre commercial, cité bordant pourtant l’un des plus beaux paysages du Japon.
Et là, après ce repas dont on se souviendra, ils dansaient. Et dansèrent encore.
Vendredi 15 août 2014
La baie d’Amanohashidate où, après un bain improvisé, on petit-déjeune à 9h22 de nouilles et de tempura. Les courbes vertes de la côte qui nous rappelle l’abrupte arborescence de certains espaces méditerranéens. Kinosaki et son majestueux onsen malheureusement sans bain froid. Et enfin Tottori, où les jeunes femmes femmes ont sorti leur kimono pour ce soir de hanabi. On dit que tout le chic de cet habit vient du nœud, là, dans le dos. Alors on les regarde, on l’on compare, peut-être un peu moqueurs, en tout cas parfois surpris ; et quelques voix font Ooooooh.
Samedi 16 août 2014
Dimanche 17 août 2014
Lundi 18 août 2014
Au Japon, en entrant dans une maison, on se déchausse. Ce geste pourtant simple laisse parfois l’autochtone perplexe, ou plutôt hésitant. C’est le cas chez nous, les espaces à l’arrière, appelons-les la terrasse et la buanderie, étant ouverts mais aménagés. Aujourd’hui encore, l’équipe de l’architecte (avec un grand A) est venue – ignorons les détails techniques et humides sur la raison de leur visite – et… hésita, me regardant pour savoir quoi faire ou m’imitant – ce qui pour le coup, les désarçonna encore plus, ne sachant jamais trop moi-même, par temps sec, où mettre les pieds nus. Et tandis qu’ils devisaient dans la chambre sur le renouvellement des nappes phréatiques provenant des intérieurs coquets des CSP+ , un lot de 16 chaussures attendaient patiemment devant la fenêtre. « Parce qu’ici aussi, on entre par la fenêtre ?« , demanda l’habitué d’Ivry.
Mardi 19 août 2014
(…) Adolescent, je me baignai un jour à Malo-les-Bains, dans une mer froide, infestée de méduses (par quelle aberration avoir accepté ce bain ? Nous étions en groupe, ce qui justifie toutes les lâchetés) ; il était si courant d’en sortir couvert de brûlures et cloques que la tenancière des cabines vous tendait flegmatiquement un litre d’eau de javel au sortir du bain. De la même façon, on pourrait concevoir de prendre un plaisir (retors) aux produits endoxaux de la culture de masse, pourvu qu’au sortir d’un bain de cette culture, on vous tendit à chaque fois, comme si ne rien n’était, un peu de discours détergent.
Roland Barthes par Roland Barthes
Sur le petit papier blanc, la date de demain. Pourtant, je n’ai pas terminé le livre : les parenthèses barthiennes que je m’offrais de temps en temps n’ont pas suffi. Me voilà donc, photographiant les dernières pages, certaines déjà lues puisque c’est un livre dont on peut picorer les pensées – dont acte. Mais sur le vélo, me rendant une fois de plus au bureau de l’immigration où cette femme ignore l’idée d’une autre langue que le japonais et d’un sourire immédiat, je réalise que le livre est resté sur la table. Pour avoir le plaisir de refaire le même chemin demain ?
Mercredi 20 août 2014
Derrière l’accueil, contente de ses vacances, elle me demande si je compte travailler là aujourd’hui. Ma réponse négative la rassure car la clim est en panne. On parle peu car il y a (toujours) ces histoires de travaux qui m’attendant à midi, mais les quelques mots osés en japonais me confirment que hanasanakereba narimasen.
Jeudi 21 août 2014
Je n’écris plus. Je ne note plus les petits riens et les jolis plaisirs, que, par conséquent, j’oublie : la date d’arrivée d’une carte postale, le chant des cigales qui a disparu, la pluie qui tombe, les ouvriers perplexes, le jardinier aux gestes improbables, les cris des corneilles, le sommeil dès 21h45, l’anglais hésitant, les premiers gestes du matin – balayer le chemin, arroser les plantes -, les listes de vocabulaire, les visages dans le bus, les phrases trop rapides de la fille du pressing, le jour précis où l’on a mis dans l’eau les graines de lotus. Dis, c’était quand, les grains de lotus ?
Vendredi 22 août 2014
Samedi 23 août 2014
Confirmer – comme si n’en avait pas encore complètement conscience – que la montagne est proche. Découvrir ce temple aux allures d’abandon. Rechercher dans les boutiques ce qui pourrait être une affaire. Dormir presque trop, comme si c’était possible et déraisonnable. Et puis s’attabler, écouter ces conversations où les langues se croisent, écouter cette histoire en rêvassant, ce qui n’aide pas à la comprendre. « Trois ans ?« , disent-ils surpris.
Lundi 25 août 2014
Nous avons oublié son prénom ; il était un visage habitué avant de quitter ce bar, où nous-mêmes nous n’allons plu. Le voici, comme nous, aux puces ; il porte sous son bras une immense toile et l’on se rappelle évidemment ses dessins, ces visages aux traits particuliers. Nul tissu pour nous, mais fidèles à nos habitudes, de la vaisselle bleue, une plante aux fleurs violacées et un arbre à yuzu.
Le soir, une sorte d’autre ancienne habitude un peu passée : un film. Mais de l’occitan nous n’avons point coutume.
Mardi 26 août 2014
J’avais noté – et tenté de me rappeler – récemment les mots pierre, caillou, persuadé qu’ils seraient utiles quand on en viendrait à parler de ce petit chemin que je balaye presque chaque matin et sur lequel glissent inlassablement terre et sable. Mais au moment de cette discussion bien sûr ils étaient oubliés, de même que j’avais omis l’inévitable roulage de R pour prononcer « rocks ».
Mercredi 27 août 2014
Parmi les commerces du quartier, il en est un que l’on a découvert récemment et que l’on n’avait jamais testé : le bain public. Aucun occidental ne résidant dans le coin (ou alors ils se cachent bien), on peut se demander si les regards posés sur nous en entrant ne dégageaient pas un peu de surprise… peut-être le reflet de la nôtre devant la modestie et la petitesse du lieu (et l’absence de bain froid).
Jeudi 28 août 2014
La voix trop parfaite du bus “nord 1” annonce «Kitaozi» avec un Z sortant d’on ne sait z’où. Le bus s’engouffre dans le souterrain avant de repartir vers son terminus (Demachi yanagi) et ma destination (le magasin D2 pour y acheter pots, terreau, vis, etc.). Petit à petit, ma pratique du bus me permettra de pratiquer les meilleurs conseils à nos hôtes, indiquant l’horaire du prochain 46, la meilleure solution pour rejoindre le métro ou l’inutilité de courir vers l’arrêt pour prendre ce bus qui… n’est pas le bon.
Vendredi 29 août 2014
Iterashai, crie l’enfant, courant soudain le long du quai. Deux autres garçons le suivent, l’un d’eux répétant la même chose, puis une fille. Tous ce même sac à dos jaune vif : moment furtif de gaieté. Plus tard ce sera un autre sac, bleu ciel à pois, que je tenterai d’attraper sous les néons jaunes d’un escalator. Mais d’autres images m’attendent, les fleurs dans ce petit chemin que je n’avais emprunté qu’une fois depuis mon arrivée, et les travaux, encore, dont le deuxième étage entrevoit la fin : voici qu’on aménage.
Samedi 30 août 2014
Les feuilles de thé vert sombre, une fois passées sous la meule, deviennent une poudre d’un vert éclatant. Ce n’est que le lendemain que je fais le rapprochement entre ce moment coloré de notre visite d’usine et ce qui m’avait poussé à étudier la chimie : l’étonnement, et l’inexplicable enfin expliqué par de vastes histoires d’oxydation, d’effet Markovnikov et d’une multitude de je ne sais plus quoi… J’ai, depuis, trouvé d’autres sources d’étonnement… comme ces fables et légendes qui remplissent les romans et les films japonais. Mais cette histoire de raton et de renard vue ce soir aurait mérité meilleur traitement pour m’enthousiasmer.
Lundi 1er septembre
« You’re using Nikon!« , me dit-il depuis l’extérieur. Il a entendu le déclic de mon appareil tandis que je photographiais cette enveloppe reçue des mains du propriétaire, et me fait la preuve de son oreille de spécialiste – puisque les photographes n’ont pas qu’un oeil. Je suis à peine surpris qu’il soit encore là, mais voilà donc 3 heures qu’il tourne autour de notre « house » pour ce magazine. Le ciel est nuageux ; cela lui convient.
Mardi 2 septembre
Et voici que soudain, parce que je décidai de tourner à droite, je découvrai les commerces de Omiya dori, interminable rue de Kyoto dont l’extrémité nord regorge de primeurs aux devantures rouillées, de boutiques désuètes de vêtements pour femme, de pâtisseries chic, de ce petit restaurant qu’il faudra tester, d’une jardinerie qui deviendra sûrement une destination régulière, d’une immense poissonnerie tout autant indispensable, de cafés comme je les aime et comme il y en a tant, retrouvant quelque chose de ces villes françaises dont on regardait un peu tristement l’atmosphère d’abandon.
Mercredi 3 septembre 2014
« Oui c’est moi… Tu fais quoi cet après-midi ? » Rien, enfin rien de précis, rien d’indispensable, rien d’urgent. Alors j’y suis allé : habituelles images des hommes casqués et puis d’autres, qu’on gardera pour archives. Elle, souriante et curieuse, demande à voir et à les recevoir. « Pour les mettre sur mon blog, c’est possible ? »
Jeudi 4 septembre 2014
Et B&N arrivèrent, lui aux anges d’être de retour au pays tant aimé, elle tout autant ravie d’être enfin là. Après une invention du langage mise en mouvements par Didier Galas, on les retrouve pour un dîner, lui toujours autant souriant, là, au coin du pont de Sanjô, souriant, souriant encore, voulant tout voir, tout revoir. En si peu de temps ?
Vendredi 5 septembre 2014
Je retrouve, sur les présentoirs de cette boutique qu’on ne fréquentait plus depuis plusieurs séjours, la délicatesse et l’embarras du choix. Qui se porte sur un petit objet fragile, vase minimaliste à peine caressé d’une trace bleutée.
Plus loin, même rue, une banquette jaune au prix indécent, des abat-jour danois qui font concurrence aux origamis japonais… Puis je fais mine d’ignorer ce magasin de papier pour m’aventurer plutôt dans les pays lointains d’une autre échoppe – bleus profonds venant d’Iran, poteries poussiéreuses turques – et choisir la modestie d’une coupelle du Pakistan.
Samedi 6 septembre 2014
En bas du pantalon, pour un futur ourlet, une clochette. Le tissu est sombre, recouvert de croisillons turquoise et cobalt – du bleu, encore du bleu. Il complètera la veste noire achetée un peu plus tôt sur laquelle on avait hésitait : bleue ?
Dimanche 7 septembre 2014
La soupe froide (au potiron de préférence) fait donc l’unanimité en cette saison encore chaude et en cette journée enfin ensoleillée. Au menu du buffet d’autres mets moins home-made et la tea-surprise de Miss K, de l’autre côté, face à la ville.
Plus tard d’autres convives et la petite fille rieuse dont le prénom fait se rencontrer le soleil et la lune. Dans les vitres, cette dernière, voire plusieurs ; après-demain elle sera pleine, on évitera son reflet – croyance locale.
Lundi 8 septembre 2014
La porte de Takashimaya – Les Galeries Lafayette locales – s’entrouvrent. Elle avance, tailleur bleu, et se met à parler, avec les mains aussi, ce qui semble être de la langue des signes plutôt que quelques mouvements accompagnant les paroles. Je suis trop loin pour entendre, mais elle semble répéter paroles et gestes, avant de reculer et de refermer la porte : il n’est que 9h59. Sur le visage de la femme à ma droite, une moue. Je m’éloigne, reviendrai plus tard pour récupérer le pantalon, pars à Yodobashi acheter un capuchon d’objectif pour remplacer celui perdu dans les dunes de Tottori, déchet que j’imagine avoir rapidement été enfoui sous le sable, rappelez-vous du vent.
Et puis on oubliera les difficultés à récupérer un colis pour ne parler que de la joie de l’ouvrir : trois livres joliment et amicalement choisis.
Et puis on oubliera la déception de ce concert au temple Hirano…
– C’est un peu variétoche…
– Mmmm… y a un répertoire très étendu… car ce n’est pas du tout à ça que je pensais.
Mardi 9 septembre
« Qu’un gogo parle, que la bêtise fuse, que le mensonge infuse et immédiatement, il se mettait en colère, alors qu’il eût été plus simple, beaucoup plus simple, pour avancer dans le monde et la vie, de ne jamais rien voir, de ne jamais rien entendre, de ne jamais rien dire, et surtout de ne jamais se souvenir, de perdre la mémoire avec la voix, ainsi que l’écrivit, il y a bien longtemps, un sénateur romaine accablé par la brutalité de son époque.
Sébastien Lapaque ; Théorie de la carte postale
Jeudi 11 septembre 2014
Se réveiller, ne pas comprendre l’allusion quand tu me dis « Tiens, hier, j’ai appris comment on demandait poliment l’âge de quelqu’un » et dix minutes plus tard, réagir. Et célébrer, comme il se doit, la date, avec quelque chose de pétillant et curieusement sucré, quelques petites choses douces et joliment présentées…
Vendredi 12 septembre 2014
Train pour Nara, surtout ne pas se tacher. Sur nos genoux, un appétissant bento choisi parmi les rayons multicolores de Iseitan ; de quoi nous réconcilier avec ces encas bien pratiques mais toujours un peu similaires. Lorsque le train démarre, la boîte est vide, les pantalons impeccables, la cravate remise à sa place et les soubresauts ne nous dérangent pas pour goûter cette pâtisserie de saison : quelques amandes dans la pâte de riz.
De la suite on retiendra (ou pas) la longue marche qu’on n’imaginait pas si longue, le tapis rouge au milieu du vert, le garçon aux cheveux bicolores, le petit carton rouge, le ticket jaune moutarde, le montage éclair de l’estrade de l’autre côté de la vitre, le chapeau en forme d’abat-jour, le défilé de mascottes (daim, poussin écrasé, avion, etc.) donnant des airs d’Intervilles à cette ouverture de festival, le Powerpoint, le discours du président du jury, la difficulté de monter sur une estrade quand on porte une kimono, la première partie du film et ses quelques très beaux témoignages, le plaisir de comprendre les phrases prononcées lentement, les petites lumières dans le parc, l’idée toujours agréable d’un moment à part, les corps musclés des joueurs de tambours (« Tu vois ils n’ont pas besoin d’aller à la salle de sport« ), le plaisir fugace de dire à N.K. qu’it is really beautiful, la liberté pas trop frustrante d’être venu sans appareil photo.
Samedi 13 septembre 2014
Sous-sol du grand magasin. Le lieu n’est ni attachant, ni lumineux, ni agréable, mais dans la vitrine les pizzas en résine m’ont attiré. Tu m’as déposé pour aller à un déjeuner sans pizza ni sous-sol ; sur le scooter comme à chaque fois on ne se lassait pas de regarder la nature (shizen) mais ici les fleurs sont fausses. Peut-être comme la poitrine exubérante de cette jeune femme venue acheter un petit quelque chose au stand d’en face, poitrine fixée par le vendeur aussi longtemps qu’il a fallu, à elle, pour choisir, regardant la vitrine à travers d’immenses lunettes de soleil, la main gauche caressant sa longue chevelure faux blond vénitien. Mais voici qu’elle s’en va, il peut alors détailler la seule chose à n’être ni immense ni longue : la robe aux motifs de papillons, robe courte, courte comme ce moment fugace, les papillons déjà envolés vers la sortie. Le voici alors qui s’ennuie à nouveau, soupire parfois discrètement, mâchouille quelque chose (un chewing-gum ou sa langue ?) pour passer le temps tandis qu’en fond sonore je subis une espèce de sous-Beatles nasillard coin-coin. Mais voici une autre cliente qui caresse sa longue chevelure, brune cette fois, hésitant puis repartant dans ses habits trop sages sans avoir rien acheté ni avoir offert le moindre moment de rêverie érotique à ce pauvre garçon qui s’ennuie donc à nouveau mais puisque un sexagénaire gourmand arrive (en même temps que ma pizza) finalement le travail reprend.
Dimanche 14 septembre 2014
Me voici seul. Je pars un peu « comme ça », sans but, comme parfois, laissant le vélo glisser par les grandes avenues ou les ruelles. Un aller-retour approximatif le long de Senbon jusqu’à Nijo, et un détour par le Parc Impérial, avec un arrêt sur un banc, grignotant des sablés sous emballage individuel : un peu comme moi, individuel et emballé (par la lumière magnifique de septembre).
Lundi 15 septembre 2014
Il est 18h. Chez elle 23h, c’est encore dimanche et avec ces 19 heures de décalage horaire je me demande soudain comment la terre tourne. Elle me parle de cet état américain à moitié japonais, des pluies tombant d’on ne sait où, des vagues pas si pacifiques, de cette langue qu’elle est venue apprendre, si loin. Je lui parle du champ d’en face, de la rivière qu’elle connait tant, de mes activités qui alors l’intéressent, de cette langue que j’apprends à mon rythme, ainsi. Je ne lui parle pas de cette idée que les enfants ici ont des souvenirs pastels.
Mercredi 17 septembre 2014
Rangé ici ou là dans l’espoir de quelques minutes de couture, il attendait depuis quelques années une renaissance. Ce nouveau rythme de vie lui a offert du fil blanc, une reprise ici, une consolidation là et un rafistolage approximatif qu’il faudra revoir.
Un fois la nuit tombée, je pars une nouvelle fois à la recherche d’une idée, de quelque chose, de la représentation de cet éloge de l’ombre, du sombre, de l’absence d’éclairage, posant sous le réverbère d’un parc ou attendant sur Senbon que la circulation cesse.
Vendredi 19 septembre 2014
Je n’ai pas saisi tout de suite la signification de l’absence de réponse à mes questions. J’ai compris plus tard que, comme le dit Roland Barthes dans son discours sur le neutre : « La question est terroriste. La question est une forme de violence. » Il faut du temps, pour un Occidental de passage au Japon, pour accepter que la réponse « décalée » de l’interlocuteur nippon soit une réponse à la question malgré ce que, armé de notre propre bagage culturel, nous pouvons en penser.
Alexandre Dimos, in Back Cover 6
Samedi 20 septembre 2014
La curiosité nous entraîne vers un village étonnamment triste au milieu des montagnes, par loin, là, juste derrière ; sur les hauteurs les garçons jouent au base-ball et les filles au football. Mais c’est finalement la ville qui nous fait aimer ce samedi, qui le rend joli, à supposer qu’un samedi ne puisse pas être aimable, à supposer que la surprise de ce village ne soit pas aimable. A la galerie où tu as donné rendez-vous à Ph, de passage, c’est finalement ce popup book store qui retient mon attention : le « New Perspectives in Photography », logotypé Ph – hasard capital – y est tellement soldé que je ne peux pas résister et que j’emporte avec moi l’objet lourd que je ne feuilletterai que le soir venu. Puis on s’amuse des « salons de thé » flottants, posés ici ou là le long de la rivière et l’on s’étonne des nuages dans le ciel, coups de pinceaux rosés disparus bien vite et je m’arrête sur une photo d’Anna Gaskell et sur cette phrase de HP Lovecraft reprise dans le texte d’accompagnement, là, à gauche de ces sols enneigés : « The oldest and strongest emotion of mankind is fear, and the oldest and strongest kind of fear is fear of the unknown ». Et je m’amuse de la jeunesse de J, de sa présence, de son blouson trop grand qu’il porte ravi, ravi parce que vintage, blouson qui m’évoque la mienne, de jeunesse, blouson trop grand, grand comme sa soif de découvrir, loin de la moindre « fear of the unknown ».
Dimanche 21 septembre 2014
Lundi 22 septembre 2014
5h39, le soleil pointe son nez. Tu viens de partir vers la gare. Les rues sont vides ; manière de dire qu’il n’y a quasiment personne, sauf moi, déjà là, à chercher ce vide et sa représentation photographique, sauf eux, troisième ou quatrième âge, vivant semble-t-il au rythme du soleil, et quelques taxis, et petit à petit la ville s’anime, il livre, ils vont travailler, elle attend le bus, et petit à petit la lumière est plus belle, cette lumière d’automne dont je pourrais parler chaque jour.
Deux heures plus tard, après avoir principalement erré sur Senbon dori, me voici au bord de la rivière. Il fait déjà grand jour, il est encore si tôt, et les activités sont plus matinales, plus méditatives, plus lentes qu’en pleine journée ; nul joueur de pétanque ou de golf. Seuls les promeneurs de chien ont ce même rythme, petit sac en plastique à la main.
Mardi 23 septembre 2014
Herbe verte, ciel bleu, je les ai rejoints, ambiance amicale. Et puis l’homme s’approche, nous tend ce petit bout de plastique après avoir soufflé dessus, petit moulin malin dont on cherche à reproduire le mouvement. Le voici qui passe à autre chose, un petit tour de magie sans prétention. Wakatta ? Oui oui, on a cru comprendre, mais lorsque Asumi reproduit le tour sans difficulté, les rires explosent, tout comme plus tard, en regardant les images de leurs visages hilares ; tout comme avant, page 65 de cette Théorie de la carte postale (qui devrait m’inspirer pour en écrire une ou deux).
Mercredi 24 septembre 2014
Femme au foyer, agricultrice, oncle, mercredi. Ce sont des mots qu’il ne dira probablement pas mais qu’il me demande de lire pour comprendre la prononciation de cette langue, la mienne. Il répète après moi, hésite, se heurte aux difficultés : ces successions de consonnes, ce e muet à la fin… Il part à Paris vendredi après une autre compagnie que celle prévue, et je m’improvise professeur de français dans ce café au départ un peu trop bruyant pour comprendre, moi, ce mot japonais qu’il répète à ma demande.
Vendredi 26 septembre 2104
Il y a dans ce que je suis, comme elle, Calcutta, des palais à l’abandon. C’est le début, il n’y en a pas d’autre. Quelque chose s’est résumé dans cette phrase. Je ne l’ai pas inventée. C’était ds semaines après Calcutta. J’écoutais des violons et des violoncelles travailler un concerto de Haydn, j’ai sorti le carnet de mon sac et je l’ai notée.
Dominique Sigaud ; Partir, Calcutta
Cette douce promenade entre Imamya et Daitokuji sous le soleil avec M&C arrivés la veille et repartis le soir ; cette visite de cette artiste danoise, rayonnante sous sa chevelure presque argent ; ce passage au bureau de l’immigration pour en savoir plus ; ce café chaud avec B dans ce café chaleureux ; cette merveilleuse petite librairie dans Shijo et ses trésors inabordables ; cette bière dans ce bar aux teintes de vieille bonbonnière pour faire passer le goût de cette pâte de riz recouverte de miso ; ce ciel ; ce dîner où la mousse au chocolat a encore fait des ravages.
Samedi 27 septembre 2014
Ce n’est qu’une fête d’anniversaire comme on en aurait à Paris, les unes et les uns déguisés en l’autre. Mais soudain, ici, on interroge les signes corporels qui font sexe ou genre, la frontière masculin/féminin, la discrétion tendancielle des poils et des poitrines. Chez elles, la moustache devient signe digne distinctif, et la masculinité se fait machiste, brune, âpre, brutale, troublant le calme habituel du lieu et l’image délicate et rieuse de K.
Lundi 29 septembre 2014
Le quartier où nous vivons, résidentiel – maisons ou petits immeubles -, ponctué de champs ou de serres, n’est pas celui des cartes postales. Pour les images de cartes postales il faut s’éloigner un peu, à peine, vers ce temple plus au nord, où au sud, Imamiya pourquoi pas, Daitokuji évidemment. Le quartier où nous vivons, j’aime y faire des détours, parfois minimes, quelques minutes, un peu, à peine, lorsque je vais simplement faire quelques courses, errant à vélo à travers les petites rues, passant et repassant devant les jardins d’enfants en y cherchant une autre manière de les voir. Et parfois, au hasard d’une rue inconnue, apparait la tristesse d’un toboggan presque oublié, le silence d’une cours d’immeuble, et la surprise horticole de glands couverts d’épines.
Mardi 30 septembre 2014
Vendredi 3 octobre 2014
Samedi 4 octobre 2014
Prendre des tas d’images, fraîches, fleuries, lumineuses, attrapées, ratées, heureuses, soulagées, souriantes, colorées, vives malgré les pieds coupés, éclairées, amicales, ministérielles, dansées… Et puis oser photographier la princesse, là, seule, seule et grave sur sa chaise blanche, solitude désuète dans un tailleur bleuté évoquant Jackie Kennedy. Regarder l’image, encore et encore, fasciné.
Dimanche 5 octobre 2014
Vous avez goûté les pâtes de fruit au yuzu ?
Lundi 6 octobre 2014
Les nuits de typhon, où ranger les chaussures pour l’extérieur pour ne pas les retrouver imbibées au milieu de l’allée ? Pourquoi le cosmos plie-t-il mais ne rompt pas ? L’employé du supermarché doit-il forcément ignorer le contenu des rayons ? Pourquoi trouves-tu que le kit-kat au thé vert a le même goût que le kit-kat au chocolat ? Est-ce le souffle du vent qui a fait passer le temps si vite ?
Mardi 7 octobre 2014
Et soudain, ce sandwich aux nouilles me rappelle la pizza aux frites à Rome.
Mais ensuite, me voici de nouveau sur les bords de la rivière, avec l’étrange sentiment de ne pas être venu là depuis longtemps, surtout sous un tel ciel ; la semaine passée a été bordée d’autres ambiances. J’y retrouve cette ribambelle d’éternels étonnements (oiseaux, espaces…) mais y découvre encore d’autres « portraits » à faire, comme ce garçon qui joue du shamisen. Et puis c’est l’heure fatidique, celle de la première classe de japonais, ambiance amicale et rieuse, nous trois buttant sur la lecture comme de jeunes enfants, et nous heurtant, dans des exercices presque trop simples, à la recherche de la fluidité du langage.
Jeudi 9 octobre 2014
Depuis l’hôtel où j’ai déposé la valise à 9h15 jusqu’à notre point de rendez-vous de 16h30, j’ai marché. Pas tout à fait au hasard, guidé par cette destination finale vers le sud et le bâtiment de l’Atelier français, curiosité architecturale colorée attrapée dans un guide parmi de « simples » façades blanches ou grises, de verre ou de béton brut. Sur ce long chemin, entre le plaisir étrange de découvrir la banalité de n’importe quelle ville et l’étourdissement des avenues bordées de gratte-ciel, de réelles surprises — ce grand huit, le calme du parc, cette « international arcade » aux allures d’abandon —, des images — ce groupe d’enfants en chapeaux jaunes, les géométries des buildings, ces quatre yuppies semblant poser et dont, ô tristesse, je rate la photo —, et surtout ce long moment à les regarder, eux, sujets sociologiques qui m’avaient déjà interpelé à Paris en passant devant le PMU de la rue du Renard, eux, dans ce monde si masculin, eux, figés et guettant sur les écrans les résultats des courses, accroupis à l’extérieur pour y lire les pronostics, patientant dans ce hall dont quelques piliers viennent rompre l’immensité… Parmi eux, ce que je crois tout d’abord être une femme par ses chaussures, ses vêtements, son chignon, mais dont la voix puis le visage dévoile un homme. Parmi eux, ce que je vois tout d’abord c’est une classe sociale muette, sans la moindre fébrilité visible, sans tension apparente. Faire comme si de rien n’était ?
Vendredi 10 octobre 2014
Métro de Tokyo. En face de moi, une femme lisant un magazine avec à la une le visage de Dany Boon ; à côté d’elle un jeune homme en costume, tenant ce petit sac en carton blanc de chez Aoki, Paris. Je souris devant cette petite coïncidence française entre Roppongi et Shinjuku, un sourire de plus, un autre que celui dessiné en retrouvant/découvrant le parc d’Ueno, les façades multicolores de Akihabara, les petites rues d’Akasaka, les gratte-ciel de Shinjuku, les ados de Harajuku, le calme d’Omotesando, telle architecture, tel visage, tel frou-frou, telle folie, tel petit rien, tel vertige et enfin « notre » petit restaurant.
Samedi 11 octobre 2014
Évidemment, il faudrait alors parler des œuvres de cette triennale, de l’art auquel on oserait éventuellement accoler un grand A, de la curiosité alors titillée, des pièces, des photographies, des installations, des surprises, des émotions, et surtout éviter de perdre son temps sur ce cochon tranché ou sur l’idiotie muséale de nous vendre (au milieu d’autres invraisemblances) un « joujou » avec la Joconde à Yokohama parce que ça n’intéresse pas le lecteur, la moquerie un peu facile, à moins de faire preuve de malice sur plusieurs paragraphes et de décortiquer l’absurdité, de pointer du doigt cette mondialisation-là, de se prendre pour Martin Parr, pourquoi pas— même si (avec le temps) on le préfère empathique (cf. son travail à Barbès) plutôt que grinçant. Alors oui, il faudrait parler des œuvres, de celles que j’ai aimées / comprises / longuement regardées, de celles qui m’ont surpris / ému / étonné : les photographies de Ikko Narahara ou Pierre Molinier, les films de Bas Jan Ader ou Jack Goldstein… Mais pourquoi ne pas plutôt parler des enfants jouant dans cette fausse brume et de leur gaité bondissante sous le ciel bleu ?
Dimanche 12 octobre 2014
Sur un réseau social, l’image de Marilyn au bord de la piscine, agrippée. Soudain, je revois la photographie – découpée d’un magazine ? – épinglée sur le mur de cette chambre où nous allions si peu, puisque il n’y avait aucune bonne raison d’y aller, à supposer que la curiosité, et ce frisson tiré du plaisir de braver l’interdit, ne fussent pas une bonne raison.
Lundi 13 octobre 2014
« Le tombé de rideau est approximatif. La faute m’en revient, ayant mal calculé les dimensions de la porte, du tissu, et leur rapport : le velvet bave sur les côtés mais repousse l’air au sol en forment 1 tapon. Parfois, désœuvré en hiver, je passe la main pour apprécier les arrivées d’air froid qui ne manquent pas, malgré ces dispositifs de défense, de faire irruption dans le domaine ; avec 1 sorte de frisson, je goûte l’incurie du monde non moderne et de la France elle-même, avec son bâti de siècles inadaptés au temps présent. »
Thomas Clerc ; Intérieur.
Erik B ayant parlé de jubilation sur ce réseau social bleuté qui finalement traine sa viralité jusque ici, je décidai enfin de m’emparer du livre sus-cité, dans la bibliothèque de la VK, à la lueur d’un moment sans ordinateur, tandis que le dîner se préparait dans divers offices. L’ouvrage faisait chevet de ton côté du lit depuis presque un mois et je me souvenais vaguement de furtifs chapeaux et autres bruits courants sur la qualité de l’ouvrage lors de sa sortie. Dès les premières lignes, je fus emporté dans cet intérieur douillet, précis, pertinent, pétillant, drôle, oh tellement drôle que je regrettai qu’arrivât le dîner, regret éteint par l’arrivée de l’auteur lui-même, toujours autant pertinent, pétillant et drôle, accompagné de ses acolytes, moins moustachus mais tout autant pertinents, pétillants et drôles, osant donc donner dans ce journal un indice et un bref témoignage des moments délicieux partagés ici.
Mardi 14 octobre 2014
Objets trouvés : « Lost and found« . Le lieu lui-même, lost and found, lost dans une petite rue à côté de la gare mais found après avoir arpenté les couloirs. Je savais déjà que mon objet avait été found, mais il me fallait tout de même venir là pour les démarches, soudain lost (in translation) dans ce bureau miniature sans agent anglophone.
Mercredi 15 octobre 2014
Alors, devant l’entrée du Pavillon d’or, sans la connaître, je devine, et voici qu’elle me fait un signe de la main, puisque j’avais dans un sourire – « Ce sera plus simple » – envoyé ma photo. Alors tout près il y a ce bar, allure de cafétéria pour étudiant où l’on vend aussi des cravates, trop larges bien sûr, un jour je vous raconterai peut-être mon désarroi dû aux cravates dans ce pays. Alors j’apprends que les moines bouddhistes se marient, qu’il existe des flexitariens, et quoi d’autre encore ?
Alors plus tard, c’est autre chose, il fait nuit, ce sont des lieux de tournage et l’on boit du saké en échange des cartes de visite avec des communiquants déguisés en samouraïs. Ça alors !
Jeudi 16 octobre 2014
Au « petit temple », comme on l’appelle et où l’on va sans savoir vraiment pourquoi, si ce n’est parce que tu as reçu une invitation et que l’on est curieux, voici que l’on s’amuse de la taille des sabots et que l’on s’interroge sur ces « hosties » (au sens symbolique et non pas géométrique) sous plastique. Et si on allait au musée ?
Vendredi 17 octobre 2014
Petit café au fond d’une allée sur Kuramaguchi. En entrant, odeur de cigarette, regard surpris de la femme derrière le comptoir ; je commande un café, et mes quelques mots japonais la surprenne encore plus, semble-t-il. Le lieu est exactement ce que je recherche – une recherche qu’il me faudrait plus régulière ; attends-je vraiment l’hiver pour m’y réfugier ? – désuet et tenu par une dame d’un certain âge. Elle a les cheveux noirs, teints, un rouge à lèvres vif et une bonhommie rassurante. Le lieu mériterait à lui seul une description longue et précise à défaut de cette photographie que je n’ai pas faite : le lino imitation liège, l’immense photo d’Afrique, jaunie probablement par les années et le tabac, les éléments de décoration des années 70 peut-être, les fleurs en plastique, le couvercle du sucrier jaune vif, les statuettes africaines dont une immense, au bout du bar, et puis ce jeu de mah-jong électrique dont il aurait fallu que je m’approche, mais surtout, donc, cette photographie d’Afrique qui me fascine. J’y resterais facilement des heures, malgré le tabac que ce vieil homme fume sans presque rien dire, à peine quelques réponses au phrasé amusé de la patronne, et, certain que je reviendrai bientôt je savoure ce café et ces premières minutes de résidence « officielle », ma carte aux couleurs vertes dans ce portefeuille bleu un peu trop grand.
(Le soir, parler de Berlin où il fait trop froid avec une coréenne de passage)
Samedi 18 octobre 2014
Dimanche 19 octobre 2014
Depuis notre installation, tu disais Allons-y. Le Mont Hiei, là-bas, de l’autre côté de la ville, nous regardait et nous le regardions, curieux et attirés. Enfin nous y voilà, route sinueuse, bien sûr plus fraîche sur les hauteurs bordées d’épineux ; on peut y faire étape, pour un café par exemple, et regarder, plus bas, l’immensité du lac Biwa et ses côtes urbaines, en cherchant du regard puis pointant du doigt ce qui est, semble-t-il, cette tour au pied de laquelle on avait attendue la femme d’I, dont on sait enfin le prénom.
Du Mont Hiei on ne verra nul temple, mais d’abord un jardin des impressionnistes hésitant entre la joliesse naturelle de ses parterres et le presque kitsch de sa mise en scène. Et ensuite – ô surprise – une station de ski abandonnée, éminemment plus intéressante, originale, photogénique et ciné-génique que ces lieux que la foule de visiteurs préfère admirer, station face à laquelle on profite d’une plaine ensoleillée sans avoir eu la vague idée de prévoir un quelconque pique-nique, y digérant donc une saucisse (au kitsch plutôt allemand) et une brochette de calamar laissant sur tes doigts quelque vague odeur de miso. La station de sport d’hiver photogénique se retrouve alors bien sûr photographiée, mais sans grande réussite, laissant en bouche le goût amer de l’échec et le goût épicé de la moutarde locale, mais laissant surtout à l’esprit l’idée d’y revenir mieux équipé (en terme de matériel et de pique-nique).
(Sinon j’ai aussi la photo d’une biche si vous voulez)
Vendredi 24 octobre 2014
– Tu peux me rapporter quelque chose de France ?
– Oui, bien sûr, quoi ?
– Des cornichons. Un bocal comme ça, de chez Maille.
– Ah oui bien sûr.
Quelques secondes de silence, alors, pendant lesquelles il prend un papier, note, plie le pense-bête et le range bien visiblement dans son portefeuille.
– Ça m’angoisse.
– Qu’est-ce qui t’angoisse ?
– Ben, ne plus avoir de cornichons. Je ne peux pas faire de bons sandwiches.
Samedi 25 octobre 2014
Alors, au bout de 5 heures, franchissant le pas de la porte avec en main le petit paquet, on sourit. On sourit au plaisir, à l’idée d’avoir avancé dans la lente découverte de la culture japonaise, aux visages brièvement crispés car accroupis, à cet hymne à la beauté (du temps qui passe, du temps qu’il fait, du temps qu’il faut) et à l’idée joyeuse d’aller s’acheter un four.
Dimanche 26 octobre 2014
Sur la terrasse, déjeuner. À la Villa, les voir arriver.
Lundi 27 octobre 2014
Je regarde alors les gens, là, qui attendent avec leur petit numéro qu’on les appelle. Autre quartier, autre image, visiblement plus pauvre, comme si, ailleurs dans la ville, je ne les voyais pas ; ou bien comme si on disait vrai à propos de ce qui se passe au-delà de la 7ème avenue, renvoyant dans les quartiers sud une certaine population, une certaine catégorie, qui ne fréquente ni l’ouest, ni le nord, ni mes habituelles lignes de bus, ni ces quartiers résidentiels au milieu desquels je navigue, ni cette foule touristique et middle-class du centre.
Et le soir, retrouver le goût du fromage.
Mercredi 29 octobre 2014
Lorsque le taxi s’arrête devant le lieu de rendez-vous, la nuit est là, belle et bien là, depuis belle lurette. Alors, quelle drôle d’idée d’être resté sur cette idée : le parcours nocturne dans cette ville presque plongée dans le noir chaque soir venu, sans visite du sanctuaire, sans mochi chaud, sans le charme de cette petite rue qui grimpe doucement vers chez nous, le parcours, nocturne, donc, n’a plus vraiment de sens, mais c’est ainsi et c’est sûrement ainsi qu’il faut découvrir une ville dont le soir arrive si tôt, revisitant même la notion de soir.
Vendredi 31 octobre 2014
Kyoto n’existe pas. On peut rapprocher cette capitale du néant par son climat. L’été est torride, interminable. L’hiver a des longueurs de banquise. Le printemps et l’automne passent en coup de vent : les arbres et les fleurs exhibent des couleurs boréales, puis enfilent des costumes de squelette.
Vincent Eggericx ; L’Art du contresens.
Les premières lignes du roman contredisent les semaines qui précèdent, où l’automne a pris son temps, offrant ce que les Kyotoïtes disent être « la meilleure saison », « le meilleur moment » : le ciel bleu n’en finit pas, les températures agréables non plus, à peine voit-on la pluie, à peine y croit-on, point commun avec la France. J’ai pioché ce livre sur l’étagère, tranche orange de chez Verdier ; on n’est jamais déçu avec Verdier (généralité un peu idiote donnant l’idée que – hélas ? – j’ai lu tous les livres et rappelant qu’on attend le prochain Mathieu Riboulet). J’ai pioché ce livre après que les quelques lignes d’un autre auteur, usant d’une terrifiante absence de style, m’avaient fait bien vite – quelques lignes, vous dis-je – reposé son ouvrage. Chez Eggericx, j’ai trouvé ce que j’aime lire (le glissé, la musicalité), et l’impression dès la première page que je complèterai ma connaissance de la ville par la vision d’un autre.
Bref, je pourrais également parler en souriant de ce cinquième étage d’ascenseur débouchant sur un placard, je pourrais parler de mes cartes de visite restées bêtement à la maison, je pourrais parler de céramique ou de photographie, oui, de Doisneau précisément, à l’affiche d’une petite exposition, Doisneau dont une image m’a étonnamment touché – parce que Doisneau, moi, vous savez, il m’a toujours ennuyé… Manque-t-il de glissé lui aussi ?
Samedi 1er et dimanche 2 novembre 2014
Je ne dissocie pas ces deux jours, puisque semblables, liés par la géographie à l’est de Kyoto, de l’autre côté des montagnes ou du lac Biwa, liés par la découverte, la céramique, les musées, la compagnie multi-féminine, et le soir venant liés par un film (que, trop fatigués, on osera couper en deux), un film comme on les aime : Cendres. Magnifique simplicité d’un cinéma attrapant une histoire presque ordinaire (une femme cherchant à mieux connaître sa mère après la mort de celle-ci) pour extraire la fragilité d’une situation et la beauté de ce personnage ordinaire, pleurant un personnage probablement extraordinaire, pleurant sur une absence, une absence longue comme une vie, imprégnée comme un visage sur la pellicule.
Lundi 3 novembre 2014
Se dire, avec cette indécrottable référence judéo-chrétienne, qu’on était 13 pour ce dernier repas.
Mercredi 19 novembre 2014
Nous avons liquidé, ou quasiment liquidé, l’analphabétisme. C’est très bien. Qui peut prétendre le contraire ? Mais qu’avons-nous fait pour liquider l’ignorance profonde ?
Sigismund Kryzanowski ; Rue Involontaire
Kyoto, nous revoici. Ne nous attendais-tu pas ?
Jeudi 20 novembre 2014
Fin de matinée, bord de la rivière. La lumière a une couleur étrange, quelque chose qu’un rose orangé, aperçu sur quelques images en ligne, mais je pensais alors à un effet, à un traitement, à la facétie d’un appareil photo. Non, c’est bien réel, c’est à croire que les arbres qui bordent la rivière déteignent. Mais après avoir fait plaisir en offrant un bocal de cornichons, le soleil éclate, les couleurs aussi, et l’on a envie qu’il vous caresse alors on reste un peu là, en se disant qu’il faut attendre encore une heure ou deux pour le voir décliner et frapper les feuillages de plein fouet.
La nuit tombée, deux visages inconnus / un connu m’attendent dans la pénombre devant le Kinkakuji. Dans un bar à chiens-chiens on parle de notre rapport au pays, de ces voyages insulaires, de nos interrogations aussi, mais pas de la texture des sushi, sujet plus tardif.
Vendredi 21 novembre 2014
Je l’ai aperçu tout de suite en entrant, il était assis devant une fenêtre, à l’extrémité de l’arc. Un jeune garçon. C’est la blancheur de son visage qui m’a attiré, je distinguais mal ses traits, il avait la tête levée pourtant et regardait les deux élèves qui présentaient leur travail. Je me suis faufilé entre les chaises, je me suis penché à l’oreille de Dominique, l’assistante de Marie-Claire, et je lui ai dit, en désignant le garçon, c’est lui, c’est le Scipion que je veux.
Philippe Mezescaze ; Deux garçons
On retrouve Onomichi et je regarde la mer, ici étroite au milieu des îles, c’est presque un fleuve n’est-ce-pas, un fleuve bordé de grues, mais ne vous trompez-pas, nul oiseau : métalliques, imposantes. On retrouve Onomichi et j’écoute les chants, amusés derrière la porte des karaoké, joyeux derrière les grilles du marchand d’oiseaux. On retrouve Onomichi et les visages parisiens. Kanpai !
Samedi 22 novembre 2014
Du séjour d’octobre 2013, il reste de nombreux souvenirs, décrits ou photographiés, donc assez précisément conservés. Nous revoici donc sur ce petit bateau jaune-orangé, sous le soleil de la Setonaikai, un soleil mandarine comme le pont et les fruits qu’on vous offre dans un grand sourire ; c’est la pleine saison et vos doigts collent un peu, endimanchés comme jamais pour une telle promenade. Mais pourquoi tant de laine ?
Dimanche 23 novembre 2014
19h44. Nina Simone. Les premières notes de Since My Love Has Gone viennent de m’extraire de la lecture de la presse en ligne, plus précisément de la chronique de Christine Angot, lue après celle de Thomas Clerc, après ceci, après cela. 19h44, on n’a pas encore évoqué le dîner, à peine a-t-on fini la vaisselle du déjeuner puisque il avait été tardif (croirez-vous qu’on y mangea du foie gras et un soufflé ?) et qu’on avait filé à Kurama en longeant les montagnes multicolores, Kurama pour finir nu dans un bain chaud en regardant les étoiles.
Lundi 24 novembre 2014
Sur la table basse, deux branches de camélia (tsubaki) dont les fleurs roses côtoient avec élégance et harmonie les trois fauteuils et le canapé sur lequel je suis assis. Il faudrait acheter un vase et de quoi nettoyer la table, c’est à dire faire disparaître les traces, mais comment ? Mais revenons aux couleurs, car dehors également on ne parle que d’elles, éphémères. Ou bien parlons goût, celui du thé, servi avec cérémonie ; qu’a-t-on mangé le soir ?
Mardi 25 novembre 2014
C’est lorsque l’on se décide à sortir, malgré la pluie – tant pis -, que celle-ci cesse. Aux puces, nulle foule mais toujours ce doux plaisir, ces fruits secs et ces trouvailles, sur lesquelles Fabien craque aussi ; j’oublierai, plus tard, de lui montrer cet album. Dans les boutiques du centre-ville d’autres hésitations : quels sushis ? ce pantalon ?
Mercredi 26 novembre 2014
Pourquoi (ne les ai-je pas accompagné à Arashiyama ? exposent-ils cela ? n’étais-je pas retourné chez Japonica ? la mousse au chocolat blanc et au thé vert avait cet aspect ? ne sais-je plus quand on l’a réellement mangée cette mousse ?)
Jeudi 27 novembre 2014
Il faut donc que 3 Français débarquent pour que je passe la porte d’un lieu outrageusement japonais devant lequel je suis passé des dizaines de fois sans vraiment le voir ni me demander ce qu’il pouvait cacher, un lieu où l’on peut gagner des peluches en forme de tranches de saumon géantes, se déguiser en cosplay et se prendre en photos comme des pop-stars dans des photomatons gigantesques.
(Ceci était un message subliminal à destination des autres amis français doutant encore de l’intérêt de venir au Japon sous le prétexte qu’ils ne boivent pas de thé)
Vendredi 28 novembre 2014
Sur la photographie, une tenue peu appropriée. Appropriée pour le matin, certes, au réveil, le temps de déjeuner tranquillement, encore vaguement endormi ; sur la photo on ne voit pas que le pantalon de survêtement est fourré, on trouvera éventuellement ce pull en coton trop grand, trop pomme. Une tenue peu appropriée, peut-être ; en tous les cas une tenue peu habituelle pour une photo souvenir, d’où nos visages hilares devant cette belle lumière.
Profitant ensuite du déjeuner avec A (yakisakana ga suki desu ka), j’empruntai La Vie matérielle de Duras à la bibliothèque, un livre dont quelques lignes avaient été diffusées la veille sur un certain réseau social, en me demandant (lors de la lecture des lignes et de l’emprunt) pourquoi je ne l’avais jamais lu alors que le titre ne pouvait que m’attirer (vie matérielle = quotidienneté, donc journal, etc.). Ayant trainé dans les rayonnages, le café avec S fut ensuite plutôt bref : à 15h tu m’attendais là-haut.
Samedi 29 novembre 2014
Alors on reprit le rythme des samedis d’autrefois : cinéma. Le cinéma. Le grand. Le grand spectacle sur grand écran d’abord, une histoire de parasite en V.O. nippone sans sous-titres pour débroussailler les dialogues ; un grand n’importe quoi presque jubilatoire précédé de bandes annonces improbables. Et puis le grand cinéma par l’audace, sur petit écran. Marguerite, bien sûr. Marguerite, enfin. Alors parfois je pense à autre chose, je pense à ce qu’il faudra écrire, parce qu’eux, sur la plage de Trouville, m’entraînent de l’autre côté, et qu’à ce moment du roman il traverserait l’océan.
(Parler une prochaine fois d’Anne Frank au pays des mangas)
Dimanche 30 novembre 2014
J’ai jeté, et j’ai regretté. On regrette toujours d’avoir jeté à un certain moment de la vie. Mais si on ne jette pas, si on ne se sépare pas, si on veut garder le temps, on peut passer sa vie à ranger, à archiver la vie. C’est souvent, que les femmes gardent les factures d’électricité et de gaz, pendant vingt ans, sans raison aucune que celle d’archiver le temps, d’archiver leurs mérites, le temps passé par elles, et dont il ne reste rien.
Marguerite Duras, La Vie matérielle
Alors tu mets la radio pour cuisiner un peu, parce qu’ils vont venir, précédés – surprise – par la visite de S, toujours joliment accompagnée, étonnamment toujours, généralisation hâtive de ma part, carnet d’adresses étonnant de la sienne : un chef danois cette fois, étonné par cette pâte à tarte que tu malaxes. Il y aura ensuite à l’heure où la France dort, cette chanson magnifique de Mercedes Sosa, précédée d’un extrait de BO ignoré. Durant le déjeuner on regardera les vieilles images, cherchant éventuellement quelque ressemblance sur les visages de mes aïeux.
Et puis le soir, c’est encore elle. Baxter, Vera Baxter cette fois, et la musique, encore, encore, encore, répétée, répétée, boucle folklorique du même continent que Sosa, boucle envahissant l’intérieur bourgeois des femmes mal aimées qui, quand elles prononcent le nom d’Arcangues, évoquent tant de souvenirs ; de là viendrait mon goût d’errer dans les cimetières ?
Mercredi 3 décembre 2014
Après-midi studieuse, un peu plus que les autres peut-être, en tout cas différemment. A la bilbiothèque de l’IF, je plonge dans les questions de spatialité japonaise ; l’ouvrage est universitaire, parfois rude, il ne faut pas se laisse distraire. Parfois clair, alors parfois je note. Et pense à notre maison :
« L’architecte Hara Hiroshi définit le champ spatial (ba) comme un phénomène amorphe qui, en fonction de l’activité humaine, va dépasser la limite objective d’un espace. Dépasser la limite d’un espace construit, cela se fait grâce aux sens physiques de la vision, de l’ouïe ou de l’odorat, grâce au percement des murs, au coulissement des cloisons ; chaque œuvre d’architecture se compose au rythme des ouvertures ou des fermetures de l’espace. La question de l’espace est fortement liée à celle de la limite. »
Quand la notion de seuil intervient, quelque chose me vient à l’esprit, surtout l’idée de revenir sur cette notion, car il est déjà 15h et c’est l’heure de la présentation d’un autre livre sur le même sujet. Un café-rencontre avec quelques auteurs et avec l’ouvrage qui, une fois passé entre les mains, s’arrête entre les miennes, avec l’envie – la mienne – de ne plus le lâcher.
Et puis qui dit coffret de DVD dit… encore elle. Cette fois, Duras en documentaire, Duras telle qu’en elle-même, drôle, fulgurante, politique, se souvenant, évoquant, interrogeant…
Jeudi 4 décembre 2014
Il y eut malheureusement un grain de sable dans ce moment sympathique : les tartines étaient un peu molles.
Vendredi 5 décembre 2014
Ils venaient à 12h ; j’avais confondu avec l’horaire du réparateur. En remontant des boîtes à lettres – vide, la nôtre -, j’ai d’abord vue ses habits – dans un mélange de teintes roses presque étonnant. Et puis son visage. Elle était là, elle-même, se présenta – ce n’était pas la peine. Je ne savais pas qu’elle viendrait. Je ne savais pas que je ressentirais une telle joie en la rencontrant. Et me voici lui faisant en quelque sorte visiter sa maison, suivie par trois américains surpris et enthousiaste.
Dimanche 7 décembre 2014
Kamigamo jinja est le souvenir caniculaire et amusé de l’été 2012 (un monstre qui apprend la danse bretonne, une chaussure pleine d’eau…). Il est toujours le lieu où l’on vient pour quelque cérémonie et quelques photos en habits traditionnels ; cette fois le mari a une coupe de cheveux qu’ailleurs on oserait pas. Alors ensuite on part au hasard, chercher un point de vue, parler des bêtes sauvages, se dire qu’on pourrait passer des journées entières au milieu de arbres. Et puis le soir on retrouve Duras pour clore le coffret. Les journées entières évoquées sont cette fois dans les arbres.
Je suis devenue riche, Monsieur, très riche. A l’âge où en général on meurt.
Lundi 8 décembre 2014
Mercredi 10 décembre 2014
Ils sont là, quelques dizaines, lumière aussi basse que le plafond, leur âge non plus n’est pas bien élevé. Ils sont venus pour Shibuya, gigotent un peu sur la musique en attendant le set. Lorsque il arrive ils font presque mine de rien, un applaudissement, deux onomatopées timides… un silence qui ne durera pas bien longtemps. Hep, t’as pas des bouchons pour les oreilles ?
Jeudi 11 décembre 2014
…
Mardi 16 décembre 2014
Ame ga futte mo, kimashita. J’ai préparé ma phrase, disant que je suis venu même s’il pleuvait. Mais malgré cela, j’ai regardé la pendule tourner, le travail à faire, la pluie tomber encore et suis parti plus tard, gardant en mémoire la formule pour une autre occasion météorologique, cherchant ce qui pourrait être offert quelques jours plus tard, regardant encore une fois ce pantalon, te retrouvant enfin pour un bain. Trop chaud peut-être, n’est-ce-pas ?
Mercredi 17 décembre 2014
C’est à partir de là je crois que j’ai « su » avoir été kidnappée par les soi-disant « médecins » de l’hôpital. Des heures durant, paraît-il je leur disais comment ils pouvaient avoir une rançon, en téléphonant à qui, en demandant une somme pas très élevée mais qui devait correspondre à ce que je valais sur le marché du crime.
Marguerite Duras ; La Vie matérielle
Prendre en photo toutes ces pages que j’aimerais relire, échanger cette Vie matérielle contre un Éloge de l’ombre et un énième livre d’apprentissage de cette langue, que petit à petit, patiemment (soupirs), j’apprivoise.
Jeudi 18 décembre 2014
Se lever avec la joie d’un enfant et regarder la neige. Tenter plus tard d’aller photographier les montagnes le temps d’une éclaircie, mais par définition ça n’a pas duré bien longtemps. Par bourrasque les flocons se collent à l’objectif, sur moi, humide puisque mal équipé – il faudra y songer. Mais la joie d’enfant est aussi là, au bout de la rue de la crèche, face aux montagnes blanchies.
Alors au dîner on évoquera la neige – brièvement, c’est presque fondu -, cette boutique – brièvement, attendons Noël -, Guimard – moins brièvement et avec le défi d’en parler en japonais un verre à la main. Qu’importe le flocon pourvu qu’on ait l’ivresse.
Vendredi 19 décembre 2014
« It looks like a peacock« , me dit D en descendant de son vélo, le sapin arnaché sur le porte-bagages, défiant les lois de la gravitation. Quelques minutes plus tard, « I look like a ninja« , me dit D en descendant de son vélo, du bambou dépassant de son sac à dos. Et le voilà sciant et cordant, avec toute la patience qu’il faut pour faire tenir l’arbre (venu tout droit de la montagne) sans autre artifice que du bambou et de la corde.
Et puis le soir, puisque au Japon, les occasions sont nombreuses de se réunir, on cherche à oublier les mauvais moments de l’année en mangeant (de la raie grillée, ce soir, par exemple, au milieu d’autres mets chauds) et buvant (du saké, du saké, et encore du saké, multipliant les petites quantités dans les petits verres). Mais quels mauvais moments de l’année pouvions-nous vouloir oublier ? A part les au-revoir, certes.
Dimanche 22 décembre 2014
Et l’on continue les ciné-club-cake avec Les Musiciens de Gion de Mizoguchi, dont le titre reste en français une énigme totale. Incompréhensibles aussi certains passages, nous dit K, riant en imitant l’accent local.
Lundi 22 décembre 2014
Et voici qu’enfin, après avoir cherché encore et encore (et après avoir regardé avec envie les chaussures jaunes du corner Issey Miyake de Takashimaya mais là n’est pas le sujet), je trouvai un rayon de pulls à cols roulés en laine unis. Tandis que la vendeuse s’occupait d’une cliente, je jetai un oeil à la traduction d’hésitation, et lorsque libre elle se tourna vers moi, je pus justifier du temps passé à les déplier et les replier maladroitement. C’est lorsque je demandai si l’échange était possible parce que c’était un cadeau (notez un peu comme mon vocabulaire s’étoffe) que ça se compliqua, puisque, comme tout Japonais qui se respecte,elle allongea sa réponse puis la répétition de sa réponse lorsque je lui dis que je n’avais pas compris. Essayer le pull et comparer nos carrures fut alors finalement plus simple (malgré le crime de lèse-majesté que je commis en posant un pied chaussé sur la moquette de la cabine d’essayage).
Mardi 23 décembre 2014
L’Élégie de Naniwa, Mizoguchi.
Mercredi 24 décembre 2014
Il m’est arrivé le soir, en regardant par la fenêtre d’un train, d’apercevoir à l’ombre des shôji d’une maison de paysan, une ampoule qui brillait solitaire sous un de ces minces abats-jours désuets, et de trouver cela d’un goût exquis.
Tanizaki Junichiro ; L’Éloge de l’ombre
Et puis évidemment la bûche, exclamations. Et puis évidemment offrir, recevoir, porter enfin.
Jeudi 25 décembre 2014
Alors ce jour férié français ressembla à un dimanche en France : les puces*, un poulet rôti, une exposition**, un film blotti sous la couette***. Peut-être à un dimanche d’enfance, avec ce bain chaud avant l’heure du dîner.
* OK, OK, on n’allait pas aux puces en France
** de lunettes… oui oui…
*** Miwa : à la recherche du Lézard Noir
Vendredi 26 décembre 2014
Je crois que je n’étais pas retourné sur ce chemin emprunté le premier jour passé au Japon, en juillet 2011. Je crois que je me trompe en disant ça, nous en avions probablement longé une partie, même courte, un autre jour, pour aller déjeuner – prendre un café simplement ? – dans ce petit restaurant où cette fois, en ce 26 décembre 2014, il faisait une chaleur improbable. J’avais oublié le charme du chemin, l’imposante présence de l’aqueduc, les arrondis du ruisseau, nous entraînant, M et moi, vers le Ginkaku-ji. Sur le chemin de retour, tout autre, passant les grandes avenues et les vastes berges de la Kamo, l’étrange carcasse d’un bâtiment sans âge, l’horizon neigeux qui devint averse éphémère, et ces boutiques dont je lui fis partager les tentations avant de te retrouver et de rencontrer J et P pour mettre enfin un visage sur un nom, deux noms sur leur visage photographié treize jours plus tôt.
Samedi 27 décembre 2014
D’Omiya tu ne connaissais que ce je t’en avais brièvement dit et les façades de petits commerces rapidement aperçues en scooter. C’est chose réparée, te voilà semble-t-il tombé toi aussi sous son charme et en particulier sous celui des quincailleries, conjuguant l’attrait de leur légère désuétude et l’avantage certain qu’on y trouve tout ce dont on a besoin. Mais il fallut ensuite leur dire au revoir (aux résidents, pas aux quincailleries).
Dimanche 28 décembre 2014
Le déjeuner fut à 14h15 et les chrysanthèmes tardifs.
Lundi 29 décembre 2014
Dans le difficile apprentissage du japonais, je n’avais pour l’instant abordé les kanjis qu’avec prudence voire timidité voire crainte voire que sais-je encore, de mauvaises raisons sans doute. Les chiffres, le mot « viande » parce qu’il ressemble à deux cintres dans une boîte, quelques termes inévitables sur les panneaux et les adresses (montagne, rivière, nord…).
Au hasard d’une application ouverte pour passer le temps en révisant ce fichu vocabulaire qui ne veut pas s’imprégner dans mon esprit, je tentais ce lundi l’improbable : tester mes connaissances en idéogrammes. Ce petit test se transforma en jeu, l’apprentissage des caractères étant en réalité un puzzle, un jeu de piste, et ricochant d’un mot à l’autre, d’un kanji à l’autre, je découvris la richesse (et la complexité) de ce système d’écriture local, le tiroir se trouvant alors lié au verbe sortir, sans que jamais, en français, je n’aie prêté l’attention à cet air de famille (et pour cause, semble-t-il).
Mardi 30 décembre 2014
Club Métro. Cette fois les visages sont joyeux, dansants, musique disco – et les souvenirs liés à Priscilla folle du désert défilent dans mon esprit – ou non identifiée. C’est un peu plus tard que le show que l’on est venu voir commence, que la folie s’emballe, que les rires éclatent, que les garçons en pull n’osent pas, que les genres s’étiolent, que les robes deviennent paillettes, que d’autres souvenirs surgissent (La Rochelle, Biarritz…) et que le cliché traditionaliste kyotoïte est balayé d’un coup de talon aiguille.
Mercredi 31 décembre 2014
2014, clap de fin. Une fin (évidemment ?) japonaise avec un Miss Oyu terrible et magnifique, des soba avec D&A, les préparatifs pré-minuit à Imamiya et l’ouverture de la nouvelle année et des portes à Kamigamo. Décrire en 2015 la foule qui patiente, l’orange des boiseries, le bruit des pièces de monnaie qui retombent et celui des mains qu’on frappe avant de faire le vœu, les moutons ici ou là, en bois, en paille, en terre cuite, le saké qu’on boit, avec du sel pour porter un peu plus bonheur, porter bonheur, porter bonheur, espérer, vouloir, attendre. Et prier pour qu’il ne pleuve pas.
Jeudi 1er janvier 2015
Les manifestations de spectres ou de monstres n’étaient somme toute que des émanations de ces ténèbres, et les femmes qui vivaient en leur sein, entourées de je ne sais combien de rideaux-écrans, de paravents, de cloisons mobiles, n’étaient-elles pas, elles-mêmes, de la famille des spectres ? Les ténèbres les enveloppaient dans dix, dans vingt épaisseurs d’ombre, elles s’insinuaient en elles par le moindre interstice de leur vêture, par le col, par les manches, par le bas de la robe.
Tanizaki Junichiro, L’Éloge de l’ombre.
Juxtaposées, séparées de quelques heures, les deux images ci-dessus font commencer l’année sous le plus beau des ciels puis sous la plus belle des surprises météorologiques, une neige que les Kyotoïtes, disent-ils, n’ont pas l’habitude de voir mesurée en autant de centimètres. Le soir, après ce dîner improvisé avec Yoshiko puisque ses hôtes sont bloqués par les intempéries dans un hôtel dont on ne s’étonne même pas du nom clinquant, le parc est immaculé, seul un chemin est tracé d’un coin à l’autre. Quand les enfants jouent-ils donc, si ce ne sont pas les jours de neige ?
Vendredi 2 janvier 2015
A peine réveillés, nous voilà partis pour voir le quartier, la vallée, autrement, blanchis. Plus tard, sur les bords de la rivière, des signes qui contredisent mon impression de la veille. Bonhommes de neige, igloos, enfants rieurs, ponctuent le paysage que l’on regarde avec parcimonie, l’œil plutôt rivé sur la route afin d’éviter les parties glissantes. Ces quelques jours fériés rompent un peu l’image d’un Japon obsessionnellement travailleur : les boutiques sont fermées, même les supérettes qui proposaient donc des réductions alléchantes sur leurs produits frais le soir du 31. Mais au dîner, nul produit frais pour ce dernier dîner avec Q&L ; en revanche une neige qui revient, tombant drue sur la ville sous une lumière de lune ronde, pour mieux, comme Humphrey Bogart, le flocon mater*.
* Infinitif du verbe mater [syn. regarder] à ne pas confondre avec le mater latin, pour pouvoir entrevoir une contrepèterie.
Samedi 3 janvier 2015
Les pensées plantées avec attention (et hésitation) sur le bord du chemin se retrouvèrent, au petit matin, recouverte d’une couche épaisse de neige. Par crainte de les voir écrasées par nos voisins, je m’empressai de les découvrir et de déblayer le chemin alentour. C’était sans compter sur l’homme à l’air contrit regardant ailleurs, décapitant l’une d’elle, et surtout sur les blocs de neige tombant du toi, entraînant un inattendu effet comique. Puisque nous devions partir jusqu’au lendemain matin, j’abandonnai là mes pensées (fleurs ou idées fixes)… De l’autre côté de la ville, la fonte avait déjà fait perdre à la Villa ce photogénisme éphémère que j’espérais, et muni de mon « 50 », trop étroit pour les lieux, je ne pus même pas profiter de la lumière pour quelques vues intérieures. Une fois l’appareil rangé, bêtement, irrémédiablement distrait, je ne pensai même pas à un cliché pour immortaliser l’événement du jour, à savoir l’arrivée des « nouveaux », avec qui, ô surprise, surgit Harry Potter.
Dimanche 4 janvier 2015
En ses jours fériés, il ne m’était pas venu à l’idée de jeter un oeil à la boîte aux lettres. Hasard étonnant et heureux, une jolie coïncidence décupla le plaisir de découvrir ce que contenait l’enveloppe, à savoir « Regarde les lumières mon amour« , livre d’Annie Ernaux dont nous avions parlé la veille avec T et JB, livre d’Annie Ernaux que je regrettais d’avoir laisser en France sans l’avoir lu. Du côté des regrets, au milieu des conversations avec les invités – nouveaux voisins, nouveaux résidents… – je réalisai soudain, ne pas avoir passé assez de temps avec ceux qui, justement, étaient partis et en particulier T, dont j’aurais aimé partager plus souvent les traits d’humour et le savoir exquis. Mais voici les nouveaux, résidents, voisins ou amis, avec leur humour et leur savoir exquis.
+ Le film du jour : 5 femmes autour d’Utamaro.
2015 ?
Pendant les travaux, la boutique déménage. Rendez-vous par ici : www.avec-un-z.fr/journal
Mercredi 7 janvier 2015
Je me disais, avant de partir prendre le bus, que je n’avais pas pris de photo pour illustrer ce journal du 7 janvier. Qu’importe. Il y faudrait des dessins, et encore des dessins, recouverts d’un voile noir.
Jeudi 8 janvier 2015
L’enfant rit en courant. Son père l’encourage, là-bas, mais le cerf-volant retombe. Sa jeunesse, j’espère, le protège encore des drames, et me fait oublier, un moment, les larmes, l’incroyable. Plus loin, d’autres voix joyeuses ; je cherche d’où elles viennent en quittant le sable humide du parc, et me retrouve sur un petit chemin de gravier, entre un cimetière et un stade de base-ball, tournant le dos à la mort et regardant la jeunesse courir encore.
Les souvenirs, comme parfois sur ces pages, reviennent. Cabu ou Wolinski, crayons de mon enfance ; Charlie, le journal lu pendant des années, dont les dessins agrémentaient encore chaque semaine mes courriels, Maurice et Patapon et leur idiotie nécessaire se frottant sur les réseaux sociaux… Bref. Ce regard personnel n’est rien à côté du drame et du symbole assassiné, et il n’est rien à côté des horreurs qui chaque jour, partout, depuis toujours et à jamais, noircissent les journaux ou étouffent sous le silence médiatique. Je suis Charlie et je suis tout le monde, ayant grandi avec un nom me rappelant chaque jour les fusillés et les dictatures, ayant grandi dans un environnement autant critique des religions et respectueux des croyants, et Kyoto, douce multitude de temples et de sanctuaires, est depuis 6 mois, je le reconnais, une terre de recueillement, loin du chaos du monde.
Loin du chaos, alors, faire connaissance avec J&A, dont les lumières de la « room #02 » éclairent depuis quelques soirs la vue vers l’est.
Vendredi 9 janvier 2015
Place gratuite pour voir du nô parce que ça n’est pas complet = 20 minutes de musique (ok, très bien) + 20 minutes de questions-réponses (ok, j’exerce mon japonais mais comme d’hab je capte 3 mots, super) + 20 minutes de je-ne-sais-pas-trop-quoi (c’est à dire une dame qui nous fait une sorte de conférence sur la danse et vas-y, tout le monde doit gigoter en cadence, fou rire de votre serviteur resté sur sa chaise inclus) + 10 minutes d’entracte + 45 minutes de théâtre (avec heureusement fascination pour la partie jouée et chantée et pour ce gamin – de 12 ans à peine – faisant oublier la goutte au nez d’un des deux comédiens adultes dont je ne devrait pas totalement ma moquer car si je ne vais pas prochainement chez le coiffeur je vais finir par lui ressembler, sans la goutte au nez) + 5 minutes d’au revoir (oui oui sayônara).
Samedi 10 janvier 2015
En déposant mes articles sur le tapis, je pense avec un peu de malaise qu’elle va regarder ce que j’ai acheté. Chaque produit prend alors un sens très lourd, révèle mon mode de vie. Une bouteille de champagne, deux bouteilles de vin, du lait frais et de l’emmenthal bio, du pain de mie sans croûte, des yaourts Sveltesse, des croquettes pour chats stérilisés, de la confiture anglais au gingembre. A mon tour je suis observée, je suis objet.
Annie Ernaux ; Regarde les lumières mon amour
Devant le rideau baissé, des mots qu’on ne comprend pas ; un plan qu’éventuellement on cherche à déchiffrer ; la crainte que la fermeture soit définitive. dô iu imi desu ka ?, demandes-tu à un jeune homme passant par là… Oh, the baker is sick.
Le film du jour : L’épée Bijomaru.
Dimanche 11 janvier 2015
Nous sommes une communauté de désirs, non d’action.
Cette phrase d’Annie Ernaux, bien que sortie du contexte du livre – les supermarchés – tombe assez bien en ce jour où l’on se retrouve, discute, écrit quelques mots sincères et maladroits sur un livre de condoléances. Ce regroupement n’est qu’une petite action par rapport à ce que nous aimerions tous, désirons tous, a minima l’application simple du « Tu ne tueras point » (et surtout pas pour ça). Derrière ce désir se glissent pourtant mille-et-uns désaccords, qu’on évoque à la fin du déjeuner, qu’on se renvoie debout dans cette salle de classe…
Au onsen, on cherche ensuite la quiétude, et dans ce bain extérieur qui me convient, je souris autant des paroles entre le petit garçon et l’adulte (« C’est un onsen ? – Oui… un onsen, c’est un super sento« ) que de la joie d’avoir compris ces deux phrases et demi (la troisième, qui commençait par l’idée que c’était près de sa maison, ayant été arrêtée dans sa compréhension par un flot soudain trop important de mots).
Et puis le film du soir : « Throw away your books« , de Shuji Terayama, folie babacoolo-punk de 1971 commençant par une scène magnifique. (→ Réfléchir plus tard à placer les mots désir et action)
Lundi 12 janvier 2015
« Au soir des obsèques, le long du front de mer, je marche à travers les embruns, le fracas des vagues atomisées sur le béton dans le crépuscule, et je laisse mon regard errer à la surface des façades en lambeaux. Au milieu de ceux qu’il me faut désigner comme miens, dans une maison dont les recoins ternes et les odeurs de tiroirs ne m’évoquent plus rien, j’ai été saisi d’un malaise. Tout me parait hostile.
Jean-Baptiste Del Amo ; Pornographia
Le rideau n’est pas totalement baissé : par la porte on aperçoit des travaux. Aucun rapport avec un quelconque boulanger souffrant : nous sommes devant Muji, « notre » Muji de Senbon dori. Sur les affiches, une seule date, le 31 décembre, laissant supposer que le magasin est définitivement fermé, laissant grand ouvert notre désappointement. Poursuivant à vélo cette promenade de jour férié, nous voici dans une salle de sport pour envisager la reprise d’activités moins professionnelles / intellectuelles / culturelles / linguistiques… même si la confrontation avec le monde nippophone reste une activité linguistique intense. Sur le carnet je note une liste pense-bête pour mes vieux jours et ce journal. Parmi les mots : neige, vélo/VIVRE, pierre dans le jardin, photos voyage, Requiem Pierre Gilles (Jean ?), fin du film. Il manque le mot sapin, auquel j’aurais pu ajouter entre parenthèses « déshabillé ». A droite de la liste, entouré d’un trait maladroit, des notes pour ne pas oublier « ce que je sais » et qu’il faudra reporter sur ce document de déjà 13 pages, reporter et réécrire, prolonger, approfondir, imaginer.
Mardi 13 janvier 2015
Regarder « Labyrinth of grass » de Shuji Terayama dans un lit, alors que le sommeil gagne un peu, m’entraîne dans un état entre l’éveil et le rêve durant une quarantaine de minutes. Au réveil, le vrai, le lendemain, vers 8h du matin, on ne sait pas comment raconter le film, cette histoire de chanson, de mère, on ne sait pas pourquoi ce garçon se retrouve recouvert d’idéogrammes, mais je me rappelle vaguement qu’à La Poste il y avait The Look of Love de Dusty Springfield.
Mercredi 14 janvier 2015
Oh bien sûr on pourrait parler des cannelés, c’est à chaque fois une valeur sûre, quand on a la chance de ne pas tomber sur ceux aux chocolats, qu’on ne peut guère distinguer avant d’y avoir croqué. Mais parlons plutôt du sens, ô surprise, que C met dans ses bijoux, comme autrefois on mettait une mèche dans un camée, comme on aime une boucle oxydée, puisque dans les petites boîtes de métal, dans les petits sacs étonnamment lourd pour un tel usage, dans les broches, il y a les souvenirs, le temps qui passe et s’écoule, le fil de la vie qui peut, à tout moment, se rompre. Dans le recoin exigu de l’atelier d’un joyeux chapelier, je la questionne sur les matières, leur noblesse ou leur aspect brut, et repart du rendez-vous rempli de poésie.
Jeudi 15 janvier 2015
…
Vendredi 16 janvier 2015
Toi qui fus de ma chair la conscience sensible
Toi que j’aime à jamais toi qui m’as inventé
Tu ne supportais pas l’oppression ni l’injure
Tu chantais en rêvant le bonheur sur la terre
Tu rêvais d’être libre et je te continue.
Paul Eluard
Alors, à l’issue d’un incongru jambon-purée avalé devant le magnifique discours de Christiane Taubira, la gorge serrée, les yeux humides, voici que le réparateur de fuites qui n’a pour l’instant pas beaucoup fait ses preuves débarque avec son escabeau, son immuable veste aux teintes marronnasses, son air (…) et son pinceau, suivi par la gente féminine de l’agence toute en excuse et recherche d’explications. Ce virage d’émotion me semble exagérément mal venu, et je reste figé sans (bien sûr) comprendre ce qu’il dit, lui de marron vêtu, là, avec ses mouvements de bras qui laissent supposer que peut-être la pluie est plus maligne que lui, puisque qu’elle a trouvé le chemin et que lui, ben, il ne sait même pas si cette nouvelle tentative va être efficace. Et puis le soir, « Ash is falling » par Monochrome Circus, 5 corps glissant comme peut glisser la pluie, bougeant comme pourrait les faire bouger le vent, mouvements de bras qui laissent supposer que peut-être…
Samedi 17 janvier 2015
Parler des couleurs et des formes des radis ou des carottes, du bleuté de l’aubergine, de la neige que l’on cherche à distancer sur le chemin du retour mais qui nous rattrape, de ce premier dîner vegan semble-t-il réussi, puisque l’on a tu aux invités la préparation d’une terrine.
Dimanche 18 janvier 2015
Nous partons alors à vélo, mais rapidement nous nous arrêtons pour ce bar, non pas parce que nous sommes déjà fatigués, mais parce qu’il a une bonne tête de l’extérieur. Installés, tu trouves que ce serait bien de venir y écrire – c’est à dire que je vienne y écrire, moi, parce que depuis cette table, dans l’espace fumeur malheureusement, là-bas, on y voit la rivière. Regarder l’horizon pour trouver l’inspiration au-delà ? Nous remontons ensuite à 3 ou 4 kilomètres au nord, là où la kamo s’amenuise et se dessine en torrents. Sur le trajet aller ou retour, cette usine, cette île, ce parc où rient quelques enfants, la musique des bee-gees provenant d’un minivan derrière le pare-brise duquel un pied bouge en rythme, cet étang au bord d’un cimetière que quitte un groupe de personnes vêtus de noir et venus en autobus ; ne serait-ce pas près d’ici, ce temple de mousses ? Parti sans appareil photo, je sais qu’il faudra revenir, il y a ici ou là de quoi compléter tel travail et entamer tel autre et je me demande pourquoi je n’étais jamais remonté jusque ici seul.
Plus tard, S (depuis quand ne s’était-on pas vus ?) puis K (… depuis trois semaines), et les Contes de la lune vague après la pluie.
Lundi 19 janvier 2015
Je suis à peine plongé dans ce bain d’eau chaude qu’il s’approche un peu et me demande d’où je viens. Les questions qui suivent sont simples, mes réponses encore plus, le type d’à-côté me parle du Mont Saint-Michel, oui c’est au bord de la mer, et puis le premier reprend la parole, et en se désignant me dit en anglais « I am Christian« . J’hésite à lui dire que toi aussi tu t’appelles ainsi, mais flairant le truc bizarre – un Japonais qui s’appelle Christian ? – je ne prononce qu’un « ah ? « . Il répète alors ce que précédemment je n’avais pas compris et qui cette fois, mieux articulé, prend tout sons sens : Ji ho ba. Jéhovah ! Ben voyons, djobi djoba blablabla, et dans un sourire je lui fais comprendre que je vais dans le bain dehors et qu’il n’a pas besoin d’insister…
Il faudrait ensuite des pages et des pages pour raconter la fantaisie de ce trajet au milieu de rien (comprendre rien de joli ni d’intéressant dont on cherche la quintessence dans une supérette), la frustration de ne pas pouvoir (this is rare) profiter des bains de cet endroit à l’architecture extérieure tellement fascinante (et surtout tellement 1985), le raccourci dans les montagnes que, comme un David Vincent à deux roues, jamais on ne trouva, le resto Joyfull qui nous évita le MacDo, l’important étant que l’on puisse oublier les glaçons qui avaient remplacé nos orteils, et enfin le film de Resnais, « Mon oncle d’Amérique« , au fond d’un lit, loin des caprinés, des double-files et des témoins de je-ne-sais-quoi.
Mardi 20 janvier 2015
Sur son sac est écrit « The world is full of fun« . Nous sommes à Osaka, allant ici ou là après la belle exposition Fiona Tan. Il vient de monter dans le métro, accompagné de deux collègues. Je le regarde sans trop insister, jette quelques coups d’œil, m’amuse de ses lunettes de soleil ; il travaille sur un chantier, le casque est dans son sac, ses chaussures et son pantalon sont maculés de blanc. Une cannette en saké le réchauffe, il grignote quelques chips dont l’odeur vient jusqu’à moi et il se marre avec son voisin de banquette dont l’absence d’un certain nombre de dents m’attristerait s’il n’avait pas l’air si joyeux, là, maintenant. Bientôt nous trouverons de quoi dîner, quelques nouilles dans un de ces bouibouis que la France n’ose pas.
Fallait-il dire à cette jeune femme qu’elle avait oublié l’étiquette ? Cela l’aurait sans doute fait rougir, elle qui, probablement, sortait heureuse de cette belle exposition de Fiona Tan.
Mercredi 21 janvier 2015
J’ai vu le serpent le plus lent possible : il a mis un mois à traverser le jardin. La première fois que je l’ai vu, j’étais en train de couper de la lavande et j’ai vu quelque chose sous le buisson… Je suis tellement urbaine, j’ai cru que c’était un sac à main.
(= Le fou rire du mois)
Jeudi 22 janvier 2015
Je m’appelle Justin Marius Eugène PAUL, mon nom ne figure sur aucune des petites croix grises alignées dans un cimetière d’Argonne. Je suis pourtant porté disparu au combat le 17 mars 1915, « mort pour la France » pas très loin d’ici, à Beauséjour, dans la Marne, à la côte 196. J’ai disparu dans la boue. Comme mes camarades, moi qui ne connaissais par la campagne de Lincou, dans l’Aveyron, près de Réquista où je suis né le 30 janvier 1887. Jeune père d’un petit Justin, un autre Justin, je devenu argile, glaise hanneton ; je suis devenu bolet à pied violet, châtaignier, hêtre tortillard. Je ne connaissais pas le Nord, e n’ai pas de croix en ciment qui, même laide parmi les cailloux asséchés de soleil, éternellement à côté de soldats que je ne connais pas, sans le moindre arbuste, rappelle que je suis, moi aussi, venu mourir ici?
Colette Mazabrad ; Monologues de la boue
La pluie qui tombe ce jeudi vers 15h est la parfaite toile de fond de ma lecture à l’heure de la sieste, lecture dérangée par l’envie de retranscrire ici ces quelques lignes. De cette pluie de janvier on ne tirera que l’envie d’aller au bain et celle de regarder un autre Terayama dont les élucubrations, cette fois, nous assomment. Tu veux encore de la terrine ?
Vendredi 23 janvier 2015
Dans l’espoir de trouver un vidéo-projecteur de moindre taille et à moindre prix afin de transformer nos séances de ciné-club en… heu… séances de ciné-club… nous voici de retour à Osaka, dans le quartier de l’électronique, à supposer que l’on puisse encore considérer qu’il y a un quartier de l’électronique, puisque, naïvement, nous pensions qu’un tel quartier, par définition, regorgerait de bricoles inédites en tout genre, et surtout d’innombrables versions miniaturisées de vidéo-projecteurs plus clignotant et clinquant les uns que les autres au milieu des écrans plats 3D du géant vert et des ziphounes six, mais non, que dalle en dehors de chez Bic Camera où nous n’étions pas entrés en arrivant dans la ville, snobant cette grande surface (« oh ben non quand même« ) pour aller dans ce quartier – et là je vais forcer le trait en évitant de parler des magasins de vidéos pornos – oui donc dans ce quartier aux rideaux baissés et aux vendeurs sachant principalement dire « je ne sais pas » et je ne vous parle pas du l’odeur de tabac froid dans ce bar triste à mourir malgré le programme télévisé au public rieur fin de la phrase retour à la maison.
Mardi 27 janvier 2015
Il n’y a rien d’autre, sur la table, que la toile cirée, le dessous de plat et la cafetière.
Alain Robbe-Grillet ; Instantanés
Et il y a, sur la terrasse, la porte du cabinet de toilettes extérieur, arrachée par une bourrasque. Certains s’étonneront donc de la présence d’un cabinet de toilettes extérieur, ou y reverront leur souvenir d’enfance quand il fallait aller au fond du jardin.
Mercredi 28 janvier 2015
Qui veut un peu plus de riz ?
+ Le site web du jour = www.wearetheperiscope.com
+ La photographe du jour : www.rinkokawauchi.com
+ L’étonnement du jour : les achats vestimentaires de l’artiste suisse / drôle / allergique au blé / multicolore du jour.
Jeudi 29 janvier 2015
Autour de la table basse, position accroupie, agenouillée, en tailleur, position typique d’ici ou rappelant les souvenirs étudiants dans un studio où l’on devait replier un canapé-lit aux motifs peut-être un peu regrettables, on en revient à ce pourquoi l’on se réunit toujours : le saké, la bouffe et l’envie d’être là, ensemble, pour se connaître mieux peut-être, mais ce n’est même pas sûr : montre-moi ce que tu bois et ce que tu manges – un gâteau vegan, par exemple – et je ne te dirai pas qui tu es. Mais avec un peu plus de saké, peut-être riras-je de ce que je dis.
Samedi 31 janvier 2015
Dimanche 1er février 2015
La neige était tombée durant la nuit, il était une heure bien matinale, alors c’est le silence qui t’a réveillé. Joli tapis au petit matin, 6h40 y croyez-vous ?, nous voici dehors, éternels enfants.
La neige avait fondu, il était une heure avancée de l’après-midi après ce déjeuner avec D et K, alors on a traversé la ville, là-bas vers le sud, vers cet endroit où la curiosité et tes fonctions nous poussèrent malgré le froid pour une exposition de bijoux contemporains.
Le film du jour : Le rayon vert, Eric Rohmer.
Lundi 2 février 2015
Rien de plus stupide, pour qui crut mourir, qu’une lente convalescence. après que l’aile de la mort a touché, ce qui paraissait important ne l’est plus; d’autres choses le sont, qui ne paraissaient pas importantes ou qu’on ne savait même pas exister. L’amas sur notre esprit de toutes connaissances acquises s’écaille comme un fard et , par places, laisse voir à nu la chair même, l’être authentique qui se cachait.
André Gide ; L’Immoraliste
Alors M nous montre ce qu’elle fait, toute en rondeur et en légèreté. La simplicité de fabrication – j’entends par là la facilité pour se procurer le matériel, pas forcément celle pour atteindre une telle perfection – me donne immédiatement envie de passer à ça, quelque chose de manuel, sans bug, sans crainte, sans contrainte. La nuit tombée, au bain public, la lumière artificielle et habituelle nous surprend moins que celle de samedi, puisque alors il faisait jour.
Mardi 3 février 2015
Mercredi 4 février 2015
C’est dans cette « banlieue » que je cherche. Les façades, les ruelles, le rien, le calme, les distributeurs de boisson destinés à l’on ne sait qui, les serres, les champs, les flancs de montagne, la rivière, l’usine là-bas… C’est là que je cherche ce qui pourrait générer quelque chose, parmi d’autres idées flottantes. Cet inventaire photographique non exhaustif des paysages de la banlieue nord-ouest de Kyoto est un lien inattendu avec l’exposition vue le soir-même, où, parmi les trois artistes, une photographe (et ancienne architecte) a déposé délicatement des petites tirages d’ici et d’ailleurs sous pochettes plastifiées. La simplicité de l’installation mais aussi l’idée que le spectateur puisse saisir les images et s’en saisir te touche et me redonne envie d’aller vers la simplicité du journal exposé il y a un an. A suivre…
Vendredi 6 février 2015
Dans une formulation interro-négative, elle remarque avec étonnement que je n’ai pas mon appareil photo. Déjà passablement encombré (d’un pull, et plus tôt d’un verre et d’une assiette), je réponds que c’est trop lourd ; comment dit-on « encombrant » en japonais ? Nous quittons cette ambiance festive avec l’envie de revenir chez Kiln a un moment plus propice, nous deux, sans ressentir cette lassitude, cette difficulté pesante à aligner trois mots de japonais, diffculté qui met parfois en branle notre patience à maîtriser a minima cette langue, de longs mois après notre arrivée ici. Plus tôt, cet homme en costume qui m’avait pris pour quelqu’un d’autre et à qui j’avais dit rapidement que j’étais français, m’avait répondu avec une naïve assurance que « Allora parla italiano!« . Le hasard faisait que oui, mais au bout de quelques minutes, même cette langue amie, noyée toute la soirée dans un plus habituel anglais et depuis une heure dans un brouhaha festif, même cette langue amie, donc, devenait une épreuve. Basta… Andiamo via…
Samedi 7 février 2015
Antiquaire, marteau, vase, cadeau, six petits verres bleus pour 1000 yens, une caisse offerte, et toujours à l’esprit ce sketch des Nuls « Hassan Céhef, c’est possible« . Du tissu pour assombrir un peu les matinées de plus en plus matinales, toi qui grimpe (au rideau), B qui peint (le plafond), et toujours à l’esprit cette blague « Accroche-toi au pinceau, j’enlève l’échelle« . Un bain public et une baignoire sur la jaquette du DVD de « Je vous salue Marie », et toujours à l’esprit le souvenir délicieux d’autres films (plus faciles / évidents / drôles / frappants) de Godard.
Dimanche 8 février 2015
S’appliquer. A refaire un logo, à dessiner des lettres sur un gâteau, à prendre tout le monde en photo, à écrire des hiraganas et à conjuguer ces verbes, qu’ils soient réguliers ou irréguliers, avec le souvenir des anglais (awake, awoke, awoken) ou des espagnols (fui, fuiste, fue, fuimos, fuisteis, fueron).
Lundi 9 février 2015
Chère C,
Imagines-tu qu’aujourd’hui il a encore neigé ? On ne parle plus que de cela, de la météo, de la neige, du froid… Nous attendons le printemps, même si la neige donnait au Daitokuji des airs mystérieux lorsque je le traversai sous le ciel bas et gris ; surtout nous regardions tomber les flocons avec plaisir à travers la vitre du restaurant, lors du déjeuner avec Y. Elle vous embrasse !
Il s’agit encore et encore de découvrir jusqu’au moindre détail de la gastronomie japonaise. C’était le cas hier, lors du buffet chez notre ami D, avec ces kogomi – fougères d’hiver à ne pas confondre avec celles du printemps utilisées pour les warabi mochi – et ces haricots fermentés, spécialités de Daitokuji, dont le goût était presque épais, comme une réglisse amère. Et à nouveau, donc, aujourd’hui, avec ce restaurant vegan au beau milieu des temples ; une jolie succession de goûts (parfois discrets, tu imagines…) et de textures (parfois surprenantes, tu imagines…)… Connaissez-vous cet endroit ?
Mardi 10 février 2015
…
Samedi 14 février 2015
Sais-tu qu’ici aussi on fête la Saint-Valentin ? D’une manière précise (même si j’imagine que certains ne suivent pas la règle) voire un peu particulière, puisque les filles offrent du chocolat aux garçons. Mais pas seulement aux amoureux, non non, aux amis, aux collègues… Je me demande ce que les Japonais ne fêtent pas ! Aujourd’hui, nous sommes allés prendre un café dans ce petit endroit sur Kitayama tenu par une dame à l’âge incertain. Assis au comptoir, nous avons pu regarder ses gestes lents et oser quelques mots à propos de ce « neko-yanagi« , ces branches de saule en fleur (en chaton, précisément*) vendues chez tous les fleuristes et dont la variété posée sur ce comptoir était très originale – désolé, je n’ai pas de photo. Et alors, imagine qu’à la fin, elle nous a offert à chacun une plaquette de chocolat, emballée dans un papier cadeau hyper chamarré ! La cliente assise au comptoir nous a un peu parlé, mais nous n’avons presque rien compris (si ce n’est qu’elle disait, comme toujours ici, qu’on était doué en japonais).
A part ça, la lumière de ce matin était particulièrement forte ; le grand rideau qui nous sépare de la petite terrasse était beaucoup plus clair que les autres jours, frappé par le soleil reflétant dans ce tapis de neige qui, une fois de plus, nous accueillait au réveil – et qui disparaîtra en quelques heures à peine. Tu vois, on ne parle que de la météo ! (Alors que je ferais mieux de parler de ce spectacle de Monochrome Circus qu’on a vu ce soir…)
* Totalement PADC, n’est-ce-pas ?
Dimanche 15 février 2015
Chaque jour il notait ma tenue (ça n’allait jamais vraiment).
Nelly Kapriélan ; Le Manteau de Greta Garbo
La maison est désossée. Elle livre ses secrets de construction, elle dévoile cet équilibre entre la fragilité et la souplesse, elle montre les fantômes de pièces, ajoutées dans les règles de l’art et de l’urbanisme japonais (c’est à dire n’importe comment), que K a voulu supprimer. Elle nous étonne et nous inquiète, et donc évidemment on pose des questions sur l’isolation.
Puis prendre un train, 240 yens, trois stations, au-delà des montagnes de l’est, là, près du lac. Nom de la station : Zeze. Patienter dans un de ces cafés à l’américaine parce qu’il est tard, que nous sommes très en avance, qu’il fait froid et nuit et que les pourtours de la gare ne donnent pas envie de faire quelque chose ressemblant de près ou de loin à du tourisme. Chez Komada’s coffee, les banquettes sont de velours rouge et le bois clair, le café coûte évidemment 400 yens, on nous le sert avec d’alléchantes petites cacahouètes et puisque il y a de la place pour 4 il y a de l’espace pour s’étaler un peu, gribouiller des maquettes de site web, lire peut-être. Dehors, sourire de rigueur, un jeune homme sous-payé brave le froid et ceux qui rêvent de décroissance pour attirer le chaland, lui faire tourner une boule et lui faire gagner je ne sais quoi voire l’estime de cette marque de téléphonie mobile qu’il représente, toujours souriant malgré le froid et les vaines courbettes. Bien sûr nous ne sommes pas là pour ça, mais pour une répétition de Dumb Type, que l’on atteint après un parcours dans des couloirs qui m’évoquent Playtime sans être vraiment sûr de proposer la comparaison adéquate. La répétition est un moment comme je les aime, sans ennui, avec la joliesse d’un bon spectacle et les fragilités d’une répétition.
Mardi 17 février 2015
Alors, tandis que je regarde cet étrange sécateur dont la mâchoire m’évoque celle d’un toucan, je m’étonne de cette minuscule boîte grise scotchée au dos. Pas le temps de la frôler plus d’une seconde qu’une alarme retentit, à peine plus forte que celle de ce réveil-matin emporté (à Poitiers ?) un jour de concours pour je ne sais quelle école (oui, à Poitiers) et qui, à cause de son ridicule et faiblard bilibilibili m’avait empêché de dormir par peur de ne pas me réveiller. Je n’avais pas obtenu l’école, mais c’était bel et bien à cause de mon niveau en maths et en physique et pas à cause du réveil. Quant à l’alarme au dos du sécateur, il ne serait pas impossible qu’elle sonnât encore…
+ Le temple du jour : ota jinja. Aller un peu à l’est de Kimogamo en espérant trouver un petit café désuet, et aller par là-bas. Monter par ce chemin dans la montagne, ne pas oser poursuivre. Au retour, regarder le plan. La prochaine fois, oser poursuivre, s’aventurer.
Mercredi 18 février 2015
Kobé. Située à seulement 1h de train de Kyoto, la ville dont le nom me fait immédiatement et tout le temps penser au tremblement de terre m’était inconnue. Osaka, plus proche et plus grande, suffisait pour voir des gratte-ciels. Kobé, pourtant, nous était vantée par Y pour son dynamisme, sa modernité…
La première image de Kobé (une fois passée celle de la gare et du bureau d’information municipal et après s’être retourné pour comprendre sa situation géographique, là, joliment logée contre les montagnes) fut une boutique au nom de Saturdays où l’on pouvait aussi bien y acheter des planches de surf qu’y boire un café assis sur un immense banc. Spacieuse, jolie, usant intelligemment de la chaleur du bois et de l’éclairage, on se dit tout de suite « ah ouais, ça c’est autre chose, c’est ça le Kobé dont on parle ! »…
Ensuite ? Son port et les silhouettes d’un certain bric-à-brac architectural, les traces du tremblement de terre, cette ridicule construction de Gehry et Ando, Chinatown qui n’est plus ou moins qu’un hymne à la bouffe, cet homme qui fait la manche – image, je crois, inédite au Japon – , ses quelques tours avec inimitable panorama sur les collines ou sur la baie, cette autoroute en pleine ville au bord de laquelle on rebrousse chemin, tant pis pour le musée préfectoral… et puis cette avenue interminable que tu compares à celles de Dallas.
Alors on sort de la ville, direction Arima onsen. Bêtement, sur le trajet qui grimpe là haut, on a les yeux rivés sur nos petits écrans pour travailler un peu le japonais, comme si finalement, déçus par la ville (et par notre visite trop improvisée), on n’avait plus rien à attendre, même pas du paysage.
L’idée, à présent, c’est donc, d’y revenir sous le soleil.
Jeudi 19 février 2015
Il fait un temps à faire des crêpes, non ?
Vendredi 20 février 2015
Inventaire des paysages de la banlieue nord-ouest, suite. C’est quelque chose de léger en apparence : les collines, les champs. Mais il y a cette architecture, cet urbanisme, ces bâtiments désaffectés, ces établissements scolaires non restaurés, cette femme qui pousse avec difficulté sa brouette au milieu d’une enfilade de maisons tristes, au balcons trop hauts, et dont les fenêtres en verre cathédrale ne laissent rien présager d’agréable pour nous qui vivons derrière de grandes baies qui laissent entrer la lumière et un paysage calme et serein, malgré cette cabane et son amas de détritus, devenus, au fil des mois, une amusante habitude visuelle.
Samedi 21 février 2015
Inventaire des panoramas de la banlieue nord-ouest, suite. Nous poursuivons notre découverte des alentours montagneux du Kinkakuji, avec leurs chemins escarpés, cette grand-mère ramassant des fougères, ces innombrables sanctuaires, ces immeubles caressant la forêt… et toujours ces distributeurs de boisson, où que l’on aille. Contrairement à ce qu’écrivait ce photographe à leur sujet, pour accompagner et justifier sa série d’images, ils ne sont pas pour moi le signe des lieux de tourisme et de consommation puisque on les retrouve là, pour ainsi dire n’importe où ; ils sont source d’étonnement, mais je ne sais pas précisément de quoi ils sont le signe, si ce n’est d’une société de consommation (de boissons et d’énergie).
Et puisque c’est soudain le printemps, voire l’été, c’est sur la terrasse que l’on déjeune, agréablement frappés par le soleil. On ose même, plus tard, imaginez-vous ?, une glace au hojicha.
Dimanche 22 février 2015
Kiki, Ken… Kamélias.
(Je crois que je vous ai déjà fait le koup…)
Jeudi 26 février 2015
…
Dimanche 1er mars 2015
Alors, réalisant que je n’ai pas vérifié le contenu de la boîte aux lettres la veille voire l’avant-veille, je découvre, dans l’immuable enveloppe protectrice traversant les continents sans encombres, la couverture bleutée d’un livre qui ne pourra que me plaire (= La Recherche + Mathieu Riboulet) et l’écriture au stylo permettant le recto-verso que la plume (plus habituelle) interdit même quand le papier est épais (écrit-il).
Le film du soir : Les 47 Ronins, Mizoguchi
Lundi 2 mars 2015
A l’entrée du parc, je tente de déchiffrer ce qui est écrit sur le panneau, en supposant que malgré son aspect vétuste il n’est pas obsolète, et ne tire comme information que le fait que le mardi est un jour spécial, et qu’il est ouvert entre 9h et 16h30. Mais cela ne m’aide pas à comprendre avec certitude l’usage de cet endroit, qui est probablement (chaque mardi ?) un lieu où les enfants apprennent les rudiments du code de la route. Cela ne m’explique pas non plus la présence d’une ancienne locomotive et de deux wagons qui me font penser aux Mystères de l’ouest et dont l’usage est dorénavant d’y abriter des étagères de livres (au-dessus desquelles il est mentionné qu’il est interdit de faire quelques chose… mais quoi?). Évidemment, je ne suis pas certain de vouloir tout saisir, et trouve la bizarrerie de l’endroit beaucoup plus intéressante, même si cela malmène ma curiosité. Le lieu, plutôt vaste, contient de nombreux jeux pour enfants, dont une gigantesque cage d’écureuil s’étalant sur une large surface, de vieux pneus peints il y bien longtemps, des animaux écaillés sur lesquels plus personne n’ose probablement s’asseoir ou encore un toboggan de béton autour duquel courent des gamins rieurs lorsque je quitte l’endroit rassuré de voir qu’il s’y passe encore quelque chose de joyeux, et pas uniquement les prises de vue d’un photographe cherchant l’inspiration.
Mardi 3 mars 2015
Son collègue, chauve, placé à sa gauche et enfin disponible, vient à sa rescousse. Avec ses rudiments d’anglais, il espère que cela facilitera nos échanges, mais d’une part il trouve vraiment compliqué que deux hommes puissent être mariés et d’autre part son accent lui fait prononcer un « databeuze » que je ne comprends pas. Il répète, finit par écrire « Date of bir… » et je le coupe en riant et lui disant que ok ok j’ai compris. Il repart penaud, appelé par un autre administré, et sa collègue et moi terminons ces démarches avec toute la patience nécessaire et surtout, de sa part, avec un phrasé lent et articulé indispensable.
Passant du coq à l’âne et d’une carte à l’autre, nous voici, cette fois toi et moi, au comptoir du loueur de vidéos. Le remplissage du formulaire se fait plus simplement, même si je ne saurai jamais pourquoi elle m’a demandé qui était le plus jeune de nous deux d’une manière telle que j’ai cru que cela avait son importance dans l’inscription… alors que cela n’en avait évidemment pas et qu’elle devait demander cela par sympathie, genre pour détendre l’atmosphère qui n’était pas tendue sauf peut-être de leur côté du comptoir, désarçonnées de ne pas être comprises à cause de cette fichue manie de ne pas aller à l’essentiel.
Et nous voilà donc, le soir, pour notre première séance de découverte du cinéma contemporain japonais, regardant… heu… ça :『小野寺の弟・小野寺の姉』
Mercredi 4 mars 2015
Jeudi 5 mars 2015
Dans un instant, ce jeune homme d’allure orientale, Nasri Sayeg, va se mettre à lire, à notre intention, quelques pages du livre qu’il tient entre les mains, qui est Le Côté de Guermantes de Marcel Proust. Après qu’il m’a longtemps un peu ennuyé, ce volume est devenu l’un de mes préférés dans l’ensemble de l’œuvre. J’aime à changer, à vieillir avec sa lecture.
Véronique Aubouy, Mathieu Riboulet ; A la lecture
Le (seul ?) docteur généraliste francophone de Kyoto reçoit quelques demi-journées par semaine à la clinique H, derrière la porte verte du bureau n°5 du 2ème étage. Sur les affichettes qui couvrent les murs du couloir où je patiente, et plus largement, de toute la clinique, les personnages dessinés grimacent, toussent, sourient, et, même dans ce pays ou le masque est de rigueur au moins kaze, on rappelle au patient qu’on évitera de postillonner au visage de son voisin. On aperçoit aussi, là-bas, un estomac qui sourit, et j’hésite à décrire avec précision tout ce qui m’entoure (l’appareil électronique pour mesurer la taille des personnes âgées, par exemple) et ce qui m’arrive (l’incompréhensible message en japonais dans une des salles d’attente, par exemple), mais le livre que je tiens entre les mains est une rude concurrence pour mes envies d’écriture. Je découvre alors, histoire de vérifier que tout va bien, la mécanique bien huilé du système médical local, pour, au bout d’une heure, obtenir résultats et satisfaction – en dehors d’un indécrottable taux un peu trop élevé de cholestérol malgré une consommation de légumes rarement atteinte depuis mon installation sur le sol japonais.
Le film du soir : Rykyu
Samedi 7 mars 2015
Dimanche 8 mars 2015
Alors, les adhérents découvrirent le nouveau site à l’heure où… par curiosité, sourire en coin, l’on découvrit que le rayon porno du loueur de vidéos ne proposait que des films avec des filles japonaises. Ce pourrait être l’occasion de parler de l’intégration des étrangers et des homosexuels dans la société japonaise, mais parlons plutôt du déjeuner avec les deux nouveaux venus, exprimant avec une amusante complémentarité l’une son inquiétude, l’autre son calme, parlons de ce petit bar ensoleillé, parlons de Princesse Mononoké, dont la bande-son a bercé mes années d’intégrateur rue de la Chine mais que, curieusement, je n’avais jamais vu. A tort.
Lundi 9 mars 2015
Alors, sur le petit chemin sombre qui mène à la Villa, je lève les yeux du bitume en me disant que je préfèrerais ne pas croiser un sanglier. Mais à quelques mètres, c’est un cerf qui me regarde, ses bois immenses éclairés par un réverbère… et me voici soudain dans Princesse Mononoké. Il s’éloigne, mon cœur bat sous la surprise et l’émotion et le revoici, là-bas, au coin, qui m’attend, me regarde un instant, bien sûr ne me laisse pas s’approcher, et s’enfuit.
(Tout le reste n’a donc aucune importance à côté de ce moment d’une beauté rare.)
Mardi 10 mars 2015
Ne croyez pas les images ci-dessous, cette fleur tout droit sortie d’une île tropicale, ce soleil rasant. La fleur est bien au chaud dans la cuisine et cette lumière avait été précédée de bourrasques de neige. L’homme, quelques secondes plus tôt, soufflait dans ses mains. Se disait-il comme moi, que c’est à croire qu’ils ont raison, ceux qui disent qu’à Kyoto, l’hiver n’en finit pas ?
Mercredi 11 mars 2015
Quatre ans après, écrire en lettres rouges le mot catastrophe, se rappeler le petit écran de télévision d’un bar de Nogent où j’ai appris la nouvelle, penser aux enfants nés dans l’incertitude. Malgré tout, s’endormir devant le film, comme autrefois, comme souvent, à la différence près que je suis incapable de vous dire le titre (une histoire de mouchoir…).
Jeudi 12 mars 2015
Au hasard de cette promenade quotidienne, mon chemin croise celui de Mishima san, Après des phrases en japonais débitées en vain puisque à une vitesse indécente, elle reprend l’usage de cette langue en commun, mais que soudain je ne maîtrise plus, ne laissant sortir de ma bouche quasiment que des mmmm pour acquiescer et exprimer le hasard de mon parcours en les accompagnant d’un mouvement de la main droite balayant les alentours. D’accord sur la beauté du quartier, où j’apprends qu’elle habite, nous nous accordons une fois de plus à prendre prochainement un café chez elle, ce qui finira bien par arriver.
+ Le film du soir : Ponyo
Vendredi 13 mars 2015
Bord de rivière. J’observe les oiseaux se prendre en chasse pour quelque bouchée enviée, les milans chassant les corbeaux qui eux-mêmes volent après les pigeons qui piquent les miettes des étourneaux. Soudain, la voix de Susan Philipz habille le paysage et remplace avec joliesse les coassements, roucoulements, piaillements et autres onomatopées leur sortant du syrinx – un mot qu’on n’oubliera pas pour les prochaines parties de scrabble de début avril. Et puis un souffle – fffrrrr : un milan sans doute attiré par mon sandwich – un mot qui pourrait aussi être utile, mais bon, huit lettres… – vient de me passer au ras de la tête.
Samedi 14 mars 2015
On se retrouve devant le parking, hésitant pour ma part sur son emplacement précis – c’est-à-dire la rue où il faut tourner depuis Sanjo, mais un flair sorti de je ne sais où, le souvenir vague d’une certaine distance par rapport aux grands axes, et l’avantage des sens uniques qui éliminent quelques possibilités, m’aident à t’y retrouver à l’horaire correct. Pour le déjeuner l’on s’installe tout près dans un de ces restaurants abordables et agréables avant d’aller enfin voir cette pièce de Pipilotti Rist, poésie un peu rêveuse, comme un sommeil léger.
Le film du soir : L’Amour de l’actrice Sumako
Dimanche 15 mars 2015
Elle doit, elle aussi, se demander ce que deux gaijin viennent faire par ici, ce quartier nord où le touriste étranger est une denrée rare, malgré une certaine proximité avec le sanctuaire de Kamigamo, et c’est un tort pour le touriste étranger qui par son ignorance, son emploi du temps un peu chargé ou le trop vaste choix de visites locales, ne profite pas du calme et du charme du coin où, et s’il lui venait l’idée de grimper un peu, là-bas au fond de ce petit jardin, il pourrait avoir une jolie vue sur Kyoto, c’est trop bête de manquer ça. Elle porte un ensemble de vêtements aux motifs multiples, d’une photogénie rarement égalée, avec une blouse fond noir à motifs fleuris bleus lavande et blancs recouvrant un vêtement sans manches avec un pied-de-poule marron recouvrant lui-même un pull aux manches dalmatien au bout desquelles sont accrochées, pour éviter les taches, des manchettes à petites fleurs bleus et roses. Lorsqu’elle sort de derrière le comptoir on découvre un pantalon à motifs plus discrets, quelque chose du cachemire je crois, aperçu trop brièvement pour être sûr.
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Il doit, à présent, croire qu’on parle parfaitement japonais, depuis le temps qu’il nous voit venir à sa boutique, il ne sait même plus depuis quand. Sa femme, elle, ne semblait pas trop sûre, l’autre jour, que l’on habitât ici, après qu’elle avait essayé de me faire comprendre que sa fille avait quitté Aix pour Paris. Mais qu’importe sa femme, le voilà donc parti dans une explication sur la façon de boire le saké qu’on vient de lui acheter, à savoir la température, c’est en tout cas ce que l’on devine alors qu’il frotte son index droit sur sa main gauche, tandis que tu acquiesces avec assurance et que je hoche.
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Le film du soir : Sad vacations, sans qu’on sache vraiment pourquoi ça porte ce titre.
Lundi 16 mars 2015
Alors, au fil d’une discussion joyeuse avec Rika, découvrant que les deux types de plantes bizarres qui poussent au fond du jardin sont comestibles, les unes revenues lorsqu’elles sont jeunes pour éviter l’amertume, les autres en beignets, j’étoffe le vocabulaire de nos loisirs domestiques – le jardinage, les bouquets de fleur, la cuisine… – tsukushi, tsubomi, fukimoto, suisen, rappa suisen, ageru, itameru….
A peine assis pour enfin travailler, les ongles pas vraiment nets, encore un peu terreux, je tourne la tête et remarque d’abord sur ce passant son pull ayant comme motifs de grands carrés blancs cassés, beiges, marrons, anthracites, camels… Je me dis que je serais bien capable – voire heureux – de porter le même pull-over, lorsque mes yeux se penchent vers les trois chiens qu’il tient en laisse. Blancs, beige, marrons, gris, ils ont un pelage parfaitement assorti au pull, objet de surprise qui deviendra anecdote lors de dîners ou de collations en présence d’amis francophones à qui l’on aime raconter le calme du quartier et l’amusant cortège des promeneurs de chiens.
Mardi 17 mars 2015
Mercredi 18 mars 2015
J’ai longtemps rêvé aux titres des différents tomes de la Recherche, bien avant que mon père ne m’autorisât à les lire, c’est-à-dire ne jugeât que le temps était venu que j’y comprenne quelque chose.
A la lecture
Sentiment de tristesse en découvrant ce sanctuaire « abandonné », grimpette dans la montagne, tentative épuisant de revoir Happy together, en VO sous-titrée en japonais.
Jeudi 19 mars 2015
Les mots de Marcel Proust, Marcel le paysan cévenol, il les mange à la table de sa cuisine. Et surtout il les mange comme il mange ses repars, en mâchant tranquillement et régulièrement, sans parler.
La table de la cuisine est filmée de face, couverte d’une seule toile cirée à motifs fleuris. Le sol de la cuisine est en vieilles dalles de pierre que le temps a rendues douces et malléables. Hors champ à gauche, la porte vitrée de la cuisine, devant laquelle pend un rideau de bandelettes de plastique rouges, jeunes et vertes, diffuse de chatoyantes irisations dans ce lieu propre à l’intériorité.
A la lecture
Le bus n°9 me ramène vers la maison, mais comme à l’aller, il faudra marcher une dizaine de minutes. Il est bondé, avec cette désagréable moiteur de bus les jours de pluie qui me rappelle la vie parisienne ; on a les madeleines de Proust qu’on peut. Dehors la pluie, et chacun sourit de ce chauffeur supplémentaire qui descend à chaque arrêt pour nous abriter de son parapluie, le temps que l’on ouvre le nôtre.
Une fois le mien ouvert, je me dis que le café Maki de l’autre côté de l’avenue pourrait me permettre d’attendre une éclaircie avant la (bonne) dizaine de minutes de marche. J’avais jusqu’à présent ignoré la façade marronnasse de ce café, plutôt attiré par le petit fleuriste lui faisant face. L’ambiance y est légèrement enfumée et puisque il est l’heure j’hésite sur les sandwiches mais ne prend qu’un café, 400 yens. Thriller en fond musical tandis que j’entame la page 124 dont je vous fais bénéficier d’un passage sans le moindre accord avec l’éditeur, supposant que le passage en question est une réclame qui permettra d’accorder mon pardon. Jusqu’à la page 127, fin du chapitre, absorbé par la lecture, je ne prête guère attention à la musique. La flotte – mot assez moche pour temps assez moche – persistant, j’interpelle la serveuse et lui commande un set « New-York » constitué de 4 sandwiches clubs, d’une tranche d’agrume (sic) et d’un café, 800 yens.
Je regarde alors le ballet des serveuses, jupes culottes s’arrêtant au-dessus du genou d’une couleur gris-taupe (la jupe, pas le genou) jauni par l’éclairage, chemisier finement rayé, petit nœud au col, souliers vernis. La musique ne mériterait pas qu’on s’y arrête si elle ne permettait pas une pointe d’ironie – ce solo de saxophone au milieu d’une reprise nasillarde de Mr Postman – un léger sourire –what you want béééillbééééé – ou encore l’évocation surprenante des souvenirs d’adolescents agréables – Styx – ou pas – Ebony and Ivory, enterrée au Panthéon des chansons que j’ai passablement honte d’avoir aimée à un moment de mon existence, l’adolescence n’excuse tout de même pas tout, et qui me rappelle des années de lycée que j’ai globalement cherché à effacer de ma mémoire.
Les deux autres clientes du rez-de-chaussée restent vraisemblablement indifférentes à cette play-list qui ne leur rappelle rien, comme elles restent indifférentes à cet homme qui porte PRESQUE la même veste que moi, me surprenant avant de me décevoir (à cause du « presque »), indifférentes même lorsque, sortant des toilettes, le voici qui se reculotte au beau milieu de la salle pour repositionner son polo couleur caramel sous son slip blanc.
Le Japon étant le pays où l’on apprend la patience si on ne l’a pas déjà acquise, je vois mon déjeuner enfin arriver, et les manger relevant de l’exploit en raison de leur épaisseur, je complique la chose en poursuivant ma lecture, tenant le bouquin de la main gauche et tournant les pages avec difficulté (comme un manchot, ha ha ha), éventuellement distrait cette femme devant moi qui quitte le lieu sans avoir touché au 9/10ème de son assiette ni à son café, à peine servi et encore fumant… le visage de la serveuse découvrant cette bizarrerie étant presque digne d’une tragédie grecque.
C’est lorsque Kool and the Gang débarque que je décide de partir, glissant le marque-page à la numéro 146, faites le calcul.
PS. C’était quoi déjà le film du soir ??
Vendredi 20 mars 2015
Je retourne au sanctuaire « abandonné » découvert avant-hier, outillé de mon grand angle pour mieux capturer ces deux canapés qui ne se laissent pas faire – une lumière très basse dans cette forêt et ce coin de toiture s’échinant à être dans le champ –, mais, ensuite, au lieu de grimper, je vais voir plutôt là-bas, le long du cours d’eau maltraité par trop de détritus comme trop souvent à la lisière de la ville. Je ne vais pas bien loin, m’arrêtant à la recherche de pierres ou mousses pour le jardin, me demandant si ce morceau de bois pourraient être utile voire odorant – et le porte à mes narines. L’homme dépassé un peu plus tôt – moi à vélo, lui à pieds – arrive alors, me surprenant dans mon improbable reniflage sylvestre, me salue et dit autre chose en me montrant la suite du chemin. Je lui réponds que je ne sais pas, puisque quelle que soit sa question, je ne sais pas, et je regrette très vite cette phrase un peu facile. Il est déjà trop loin quand je prononce dans sa langue, pour moi-même, que « je ne suis pas allé plus loin », « je suis allé jusque ici seulement »… ce qui aurait été plus précis et m’aurait rassuré quant à ce lent apprentissage du japonais. Qui donc, preuve en est, progresse, allant, comme sur ce chemin, petit à petit, plus loin, ainsi qu’on le précisera le soir au dîner.
Samedi 21 mars 2015
Kyoto n’est pas un port. Le rivage est loin. Il y a pourtant ce bateau, qui chaque 16 août s’enflamme dans la montagne pour ramener les morts vers chez eux. Si l’on aime emprunter les chemins escarpés, on peut (bien vivant) prendre le chemin du bateau. Et de là-haut, regarder la ville. Et chercher sa maison.
Le film du soir : Mahoro eki mae quelque chose.
L’autre film du soir : Autour de Bérénice.
Mardi 21 avril 2015
Un mois tellement rempli que ce journal est resté vide. Alors en ce 21 avril, lever la tête vers les cerisiers qui nous ont attendus, regarder les pétales s’évanouir… et reprendre.
Alors je raconterais cette matinée faite de fils d’or et de soie, radieuse comme les kimonos du sensei. Une fois le rendez-vous passé, une fois les journalistes repartis, il nous propose de déjeuner avec lui. Honoré et intimidé j’accepte, car l’homme est chaleureux, car Y sera là avec sa délicatesse et son français impeccable, car c’est l’occasion de mieux connaître A… Et le voici quelques minutes plus tard qui apparait bien autrement vêtu, le costume sombre du maître remplacé par du rose, du rose et encore du rose – seul le pantalon y échappant. Les pétales inévitables en cette saison sont même là, sur des coudières dont on s’amuse ; lui aussi. Et la nappe du restaurant ? Rose.
Jeudi 23 avril 2015
F nous avait parlé de son rêve : construire un belvédère au-dessus de sa maison. En arrivant, toc toc, personne. On entre, habitués des lieux, en même temps que – ô tiens, quelle surprise – ce photographe rencontré il y a quelques jours et dont j’aurais aimé voir l’exposition mardi – mais il était trop tôt. Le pas de la porte franchi, déchaussés, on appelle, cherche le lieu haut perché et découvre presque caché cet escalier dans la cour. C’est alors que s’ouvre à nous un rêve, en effet, devenu réalité.
Vendredi 24 avril 2015
Tokyo. Encore une fois se laisser aller au hasard, avec pour seul but un lieu et une heure de rendez-vous. J’ai donc 5 heures pour ce trajet Shibuya – Roppongi qui ne nécessite, en ligne droite, que 30 minutes. A un rythme tranquille (surtout parce que je dois arriver frais comme une rose au vernissage du soir malgré une veste et une cravate), je découvre alors le sud de Shibuya, et en particulier Daikanyama puis Ebisu, qui sont exactement ce que j’aime dans cette ville : de charmants quartiers bordés de petites boutiques, de petits cafés, passant du lounge à l’alternatif, du chic au réaménagé… avec au milieu de toute cela un librairie photographique où je dégote un vieux catalogue d’une expo de William Klein pour 1000 petits yens.
La suite serait une longue description de la raison précise et principale de notre venue, à savoir le vernissage de l’expo du Mori, et, plus précisément et principalement, la présence de S et de sa pièce légère, forte et fragile, magnifique (au milieu de quelques autres très belles pièces dont il me faudrait citer les auteurs, mais comme je n’ai pas le catalogue sous les yeux…)
Jeudi 30 avril 2015
Kanazawa. Le nom de la ville m’évoquait – ce n’est pas rien – l’enthousiasme de Bertrand au retour : la beauté malgré le froid. C’était l’hiver ; enneigé. En cette fin avril c’est un printemps estival, et j’ose même me tremper les pieds dans la mer lors d’un arrêt sur la route, mais mon élan ne me pousse pas à enfiler un maillot ; des détritus bordent la plage.
Kanazawa, c’est plus de 460 000 habitants et, à l’issue de cette première soirée, un cœur de ville accueillant, vivant, chic, dynamique, rempli de bars à la photogénie extérieure – portes entrouvertes, cinq tabourets… – qui me rappellent ce petit quartier de Tokyo, qui, dès le premier soir dans la mégalopole, m’en avait donné une image loin des clichés. Dans l’un d’eux on s’accoude pour une bière et l’on y revient après le repas, parce que finalement il était bien accueillant, ce bar. Là, à la manière typiquement japonaise, les autres clients finissent par nous parler. Ça commence toujours par nous demander d’où l’on vient, et puis les rires n’attendent jamais très longtemps, comme pour couvrir la gêne de ne pas très bien se comprendre, comme pour exprimer dans un langage universel le plaisir d’être là. (Se croiser le lendemain, et rire encore en guise de salut).
(Et l’on se dit alors qu’il faudrait vraiment fréquenter plus les bars.)
Vendredi 1er mai 2015
Une odeur de tabac froid, légère mais présente, moins insistante que dans ce business hotel de Hiroshima en 2013. Des édredons à fleurs, une distance inédite entre les deux lits, un bruit de circulation léger mais présent. Un étage plus bas, le gardien de l’hôtel, myope comme une taupe, patiente dans son costume bleu digne d’un agent de parking. L’endroit est étrange, tellement étrange que nous nous sommes demandés en franchissant les portes si c’était bien l’hôtel où nous avions réservés ou bien une maison de retraite ; nous l’avions choisi un peu au hasard (Internet, etc.) surtout pour sa situation sur le bord du lac Biwa ; à peine garés on bénéficia d’un joli coucher de soleil.
Le tableau dépeint ainsi ne gâche nullement cette journée, qui commença pourtant par un french-toast un peu triste et par une réservation téléphonique pour le sus-dit hôtel, réservation en langue locale d’une durée de plus 8 minutes durant laquelle la personne au téléphone me posa des questions aussi inutiles – notre heure d’arrivée – que saugrenues – notre âge -, tant et si bien que je frisais l’exaspération totale au moment de raccrocher, le soulagement l’emportant tout de même sur l’agacement.
Bref, tout ça ne gâcha pas cette journée, merveilleuse et ensoleillée, merveilleuse et surprenante comme peuvent l’être le musée du 21ème siècle, le jardin Kenroku-en, un déjeuner dans un restaurant de ramen presque poétisé par la présence d’une sourde parlant français et enfin (ou surtout) le musée Suzuki et sa magnifique architecture avant de rouler deux heures au milieu des montagnes.
Dimanche 3 mai 2015
Veste de tailleur verte devant le bâtiment gris, elle sourit curieusement, comme gênée, faisant vaguement les cent pas. Son mari est entré avec elle : nous les avons croisés tandis que nous sortions après nous être renseignés sur les prix de cet hôtel qui n’en est pas un, pas tout à fait un, pas pour tout le monde. C’est un resort, en anglais dans le texte, c’est hyper select, faut faire partie du club et avoir un bagage d’une grande marque de luxe — à supposer qu’il existe des petites marques de luxe.
Et puis ils sont repartis. Les bagages plus nombreux qu’à l’aller, puisque ce sac rempli des achats du matin.
Lundi 4 mai 2015
Sans prévenir, la ville s’est parée de rose azaléen. Ou bien étais-je trop attaché à regarder le vert qui avait éclaté depuis notre retour ? En tout cas, en face de la Villa, c’est abondance (de fleurs, de visiteurs). De quoi rejoindre l’idée de regard floral évoqué par Christine Buci-Glucksmann dans son livre « L’esthétique du temps au Japon« , livre qui aurait nécessité l’usage d’un surligneur afin de guider la lecture parfois souvent ardue, or vous conviendrez qu’il n’est pas d’usage de surligner les ouvrages empruntés dans/sur les bibliothèques. En tout cas, je ne retrouve pas la phrase en question.
Mardi 5 mai 2015
Mercredi 6 mai 2015
J’ai noté le nom de Yusuke Yamatani, numéro 8, tout près de Shijo-Karasuma, afin de débuter par l’un des deux noms japonais du festival Kyotographie, et m’arrête surtout sur une image que par chance il est possible de photographier pour mieux la regarder ensuite et la poser ici, en guise d’illustration, ici où le noir et blanc est rare. Noir et blanc, aussi, avec les photographies des pochettes de Blue Note, et surtout quelques belles planches contact.
Conseillés la veille par V, c’est surtout du côté de KG+, à la galerie16, discrètement perchée, qu’on trouve un travail photographique intelligent et indiscutable : Dialogues, de Mutsumi TSUDA revient sur l’histoire des immigrés japonais en Nouvelle-Calédonie et leur internement en Australie après l’entrée en guerre du Japon. Le travail et l’accrochage, sobres et humbles, sont une respiration après l’autre expo vue et dont je n’ai pas parlé.
On passe ensuite à un autre style avec les dessins et collages de Paul Brock, à la poésie et la légèreté située quelque part entre Miro et les Shadocks, dans une ambiance de vernissage amicale et chaleureuse : « je suis un peu pompette« , dit-elle.
Et finir sur la terrasse avec Moé no Suzaku, de Naomi Kawase.
Jeudi 7 mai 2015
Vendredi 8 mai 2015
Kyotographie / KG+, troisième. J’aimerais en parler, en parler longuement. Du travail de Louis Jammes sur Tchernobyl surtout. De la photo « Playboy Club » d’Elliot Erwitt aussi. Et du plaisir de terminer par la simplicité (encore !) de ces 300 portraits par Hyogo Mugyuda.
Et puis, ô bonheur, de L’Amour à la mer, de Guy Gilles.
Dimanche 10 mai 2015 2015
Lundi 11 mai 2015
La nuit était tombée lorsque je suis sortie de l’aéroport, le corps un peu déséquilibré, pesant d’une drôle de façon comme s’il ne cessait de glisser vers le bas. J’avais tellement envie de m’allonger, de m’allonger de tout mon long et plus si possible, que seules les surfaces horizontales attiraient mon regard. Avec un peur de chance, la chambre du ryokan serait exactement comme sur les photos.
Céline Curiol ; L’Ardeur des pierres
Sur la terrasse, je viens saluer le nouveau visage. Je l’avais imaginé brun et plutôt grand, une frange plutôt longue, quelque chose de cette coupe que j’ai eue brièvement en 2012. Et bien ce n’est pas du tout ça. J’arrive heureusement à cacher ma surprise, et il est déjà retourné lorsque je précise qui je suis, mais peut-être l’avait-il imaginé.
Mardi 12 mai 2015
De l’été 2012, j’avais le souvenir de ce bar sentant le tabac froid et à l’allure lugubre, dans lequel nous étions entrés et ressortis illico après n’avoir posé qu’un pied sur la moquette rouge sale. Ce que l’envie – voire le besoin – d’un café, ajouté à la pluie qui commençait à tomber, m’a poussé à faire en ce 12 mai, c’est d’entrer dans le café en question et d’y rester, en précisant que c’était le seul à proximité et que ma destination était la Villa pour laquelle j’allais de suite prendre le métro, sans donc croiser un autre café. J’y entrai donc, grimaçant, presque fasciné par cette odeur, cette ambiance sombre, le sol en lino sur l’autre moitié du restaurant dans un état pitoyable et l’omelette gigantesque commandée par un client.
Il y eut ensuite un défilé de parapluies et de cheveux très courts, une vaine tentative de faire une ou deux photographie, et encore plus tard, sans le moindre rapport, mais alors vraiment pas le moindre, la saison 2 de Looking.
Jeudi 14 mai 2015
Prendre enfin le temps. De toutes les images collectées et des idées que j’ai en tête, je pose enfin ailleurs les idées et les images, un peu pour me mettre la pression, un peu pour voir dans quelque temps ce que ça donne vraiment, un peu pour qu’on me juge. Les images ne sont pas étalonnées, les textes pas très travaillés, espérant finalement que personne n’ira voir, en tout cas pas tout de suite.
Le soir, ce sont les images des autres que nous sommes invités à regarder. Sur les 4 « gagnants » de KG+ ce sont les images en mouvement qui m’intriguent ; inhabituelles, intrigantes – oui c’est l’adjectif qui convient, au risque d’une répétition – elles dépassent la sagesse, le formalisme des autres, devant lesquelles j’interroge cependant ma propre pratique, ma propre sagesse, mon propre formalisme.
Samedi 16 mai 2015
Là-haut, là aussi, le paysage a changé : les fougères ont envahi la pente nue. On commence à ressentir l’été, la moiteur, et malgré cette brume éblouissante on regarde l’horizon et cherche encore nos toits.
Et le soir, le ciné-club entraîne des éclats de rire inattendus et rafraichissants pendant le Voyage à Tokyo d’Ozu. Un long voyage, non ?
Dimanche 17 mai 2015
Une heure de train, trois quarts d’heure de bus, et c’est l’île d’Awaji, le bord de mer, un air de vacances avec ces palmiers, ce bar, ce bâtiment rose là en face. Le café est léger, le chien rapidement silencieux, je pense à la Californie. Le trajet a été l’occasion de relire les pages du carnet rouge ; qu’en faire ?
Lundi 18 mai 2015
Chercher du jus de cranberry, le cochon rose, et les autres « oubliés« .
Mardi 19 mai 2015
Soleil de fin d’après-midi, lumière chaude. Je suis en train de couper une branche pour rendre l’un des bouquets un peu moins raides, il fait un peu frais une fois arrivé dans les montagnes. Tu m’appelles, tu me proposes que l’on se retrouve, oui je vois où, au bord de la rivière.
Alors au bord de la rivière, avec de quoi se rafraîchir, il y a ce type avec sa raquette de tennis, descendu sur la berge pour quelques mouvements de bras. Regard étrange, appuyé, comme soupçonneux, aigri, comme s’il n’appréciait pas que tu te sois garé là, en face de chez lui, masquant une partie du paysage. Comme s’il voulait une bière ? Quelques mouvements de raquette, un court instant assis sur le banc d’à-côté et le voilà reparti… Inspection terminée ?
(+ le début d’un film sur 8 types perdus en Antarctique)
Mercredi 20 mai 2015
Vendredi 22 mai 2015
On pourrait parler du visiteur québécois, de la séance photo-clafoutis, du tee-shirt à fleurs, du vin espagnol. Mais il était question ce jour-là de parler d’ici : notre maison, l’habitat, là où l’on vit. Questionner son « chez-soi » est un exercice intéressant, et me voici donc à parler de ses particularités, de son intelligence, de ses merveilleux détails, de l’horizon qui ne se limite pas à un ciel aperçu derrière une fenêtre, de cet environnement sans lequel les baies vitrées n’auraient pas le même usage, du grand écart tout japonais entre cette architecture contemporaine et le quartier « campagnard », de la limite, des limites entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’espace privé et l’espace public, d’une certaine non-japonéité du lieu par ses transparences à l’opposé du verre cathédrale qu’on impose ailleurs, d’un évident rappel à l’architecture traditionnelle locale, de ma méconnaissance des usages architecturaux dans d’autres pays, de cette question des espaces partagés et du vivre ensemble qui revient toujours et que l’on connait à Ivry. Évidemment on en vient à parler de cette esprit de communauté, des dîners entre voisins, du partage et de la proximité, des relations qu’on peut de plus en plus qualifier d’amicales, mais il est déjà trop tard quand j’apporte les clafoutis, le journaliste est reparti.
Dimanche 24 mai 2015
Alors, pour la première fois, on sort la table sur la terrasse. Nouveaux convives, nouvelles habitudes peut-être, avant de retrouver le belvédère de F, nouvelle habitude sûrement.
Lundi 25 mai 2015
C’est la fin du voyage. Les femmes sont devenues domestiques. Les hommes partagent les durs travaux des travailleurs émigrés en Europ : construction des routes, chantiers. Et comme ils ne sont pas « spécialisé », que les salaires son bas et qu’un enfant naït tous les neuf mois, ils vivent à dix, à quinze, dans des baraquements insalubres, sans électricité ni installation sanitaire, parfois même sans eau potable. Certaines tentatives de « relogement » se sont soldées par des plaintes : les gitans arrachaient les parquets et les plafonds pour se faire un feu de camp.
Hervé Guibert, à propos des photos de Josef Koudelka ; La photo, inéluctablement.
Il y a dans la boîte aux lettres, ce qu’on lit ci-dessus. Il y a les puces avec J et ce garçon allemand. Il y a cette plante aux fleurs recroquevillées, qui soudain s’ouvrant dans le panier du vélo, ont presque l’air banal. Il y a ce jardin d’enfants, lapin aux yeux rouges et cochon enseveli. Il y a ces pivoines et cette autre fleur, omoshiroi comme dit la vendeuse qui m’offre une autre pivoine comme il arrive parfois ici. Il y a donc un Allemand très bien habillé qui vient dîner puisque le matin sa jovialité nous a accompagnés aux puces.
Mardi 26 mai 2015
Jeudi 28 mai 2015
La photographie prise entre ces deux images montrerait 5 collégiens le nez dans leur téléphone portable, assis sur une banquette dans le métro. La similitude de leurs vêtements permettrait éventuellement un sourire et appuierait la question de l’uniforme et des libertés que l’on peut prendre avec l’uniforme. Tous porteraient un pantalon sombre, dont les motifs discrets ne se verraient pas au premier coup d’œil. Sur les 5 collégiens, on verrait 2 polos blancs et 3 chemises blanches avec cravate à rayures – la même cravate pour les trois. Les chaussures seraient de sport, et les sacs à dos de marques Adidas, Puma ou hummel ; on verrait également deux sacs de raquette de tennis.
On pourrait ensuite raconter la surprise délicieuse de voir Rika auprès de qui je m’étonnai de l’usage de désherbant , la difficulté (un peu bête) de trouver des enveloppes au format A4, l’exposition de Kohei Nawa (et de deux autres artistes) dans ce musée dont je ne sais finalement toujours pas le nom, et l’instant gourmand au R.C. accompagné en musique par un guitariste osant un peu hésitant un « Top of the World » des Carpenters, un « My Song » d’Elton John ou encore ce « Tears in Heaven » d’Eric Clapton dont la guimauve me semblait interdite en dehors des souvenirs du Top50 mais n’enlevant rien au plaisir d’être là.
Samedi 30 mai 2015
C’est à l’aurore, ou plutôt un peu après, car l’aurore est si tôt qu’elle est presque invisible, que l’on se lève et qu’alors, le guide touristique posé sur la table, tu m’annonces où nous partons. La surprise s’estompe, remplacée par la joie d’aller à Ise – pour s’étonner encore – et au bord de la mer, la mer, la mer, enfin la mer !
Lundi 1er juin 2015
Tout n’est que mouvements lents, musique et chants, mais j’hésite sur le mot « chant ». Nous n’avons pas lu , avant de venir, ce qui allait se passer sur scène, alors nous ne pouvons qu’être dans une sorte de pure situation, celle du spectateur qui ne sait rien et ne comprend rien ; nous sommes regardeurs, écouteurs. On peut – notez comme soudain je passe à l’indéfini, emportant dans mes pensées les autres regardeurs – inspecter les vêtements sur scène, les décortiquer, même si l’on est loin, et s’en étonner. On peut regarder les gens autour, s’étonner là aussi, qu’il y ait des ados, baskets et sacs à dos, des filles aux cheveux bleus. On peut facilement être dérangé par les bruits de pas sur le gravier, derrière, puisque l’on est à trois rangées du fond, arrivés bien après les premiers rangs. On peut même facilement s’endormir, même sur ce banc de bois. On peut partir au bout d’une heure et trente minutes, comme un grand nombre d’occidentaux, eux aussi au fond, eux aussi curieux de cet art qui reste un grand mystère.
Mardi 2 juin 2015
Il est des endroits du quartier que l’on retient par leurs détails, leur positionnement géographique. Pourtant j’avais oublié que l’on avait remonté ce chemin escarpé ensemble, mon souvenir était personnel, un de ces moments à vélo à chercher les images à faire. Le chemin en question borde la maison de Mishima san et depuis le temps qu’elle nous disait de venir prendre un café, enfin, nous y voilà : café. Au lait, certes.
Nous partons ensuite vers les hauteurs d’Ohara où l’on pique-nique en regardant plus bas, si loin. Et puis c’est Kurama, pour un bain évidemment, presque seuls, et quand soudain l’on n’est plus que deux, je m’offre un souvenir photographique interdit. C’est au sortir du village que cette faute sera punie par un petit garçon tendant deux doigts pour imiter un pistolet. Pan ! Et sourira, avec malice.
Mercredi 3 juin 2015
Lorsque j’arrive il est déjà tard, j’ai manqué les présentations, les discours, tout le monde est là, souriant bien sûr, chacun a son exemplaire du livre et tu t’apprêtes à le prendre aussi. Es-tu là depuis longtemps ?
Quelques discussions autour de mes activités (réelles ou rêvées) et puis l’on part pour ce dîner tant attendu — depuis un an, on peut le dire. Souriantes bien sûr, voire pétillantes, elles nous offrent deux objets magnifiques qui trouveront facilement leur usage, leur place, et le moment opportun pour les montrer sur ce journal.
Jeudi 4 juin 2015
« On osait pas tout d’abord, rapporte-t-il, regarder longtemps les premières images que [mon père] réalisait. On reculait devant la précision des sujets représentés et l’on croyait que les minuscules figures sur les images pouvaient nous voir ; c’est de cette manière, sidérante, que l’inhabituelle netteté et l’insolite fidélité des premiers daguerréotypes agissaient sur nous »
Max Dauthendey ; Petite histoire de la photographie, Walter Benjamin
Vendredi 5 juin 2015
Et c’est ainsi que, de fil en aiguille, j’en arrive à écouter 3 fois de suite cette chanson oubliée – même si l’on ne peut pas vraiment oublier Priscilla Folle du désert – parce que, ô surprise, elle est dans ton film que, ô surprise, J conseillait de regarder aux lecteurs de cet article dans lequel, ô surprise, il y avait mon nom accolé à une image.
(Et plus tard, que nous rimes !)
Dimanche 7 juin 2015
Lundi 8 juin 2015
Il y a, dans ces jours où tu pars si tôt pour prendre le premier train, celui de 6h18, l’avantage de se sentir obligé de se lever tôt pour aller capt(ur)er les rues vides de Kyoto au petit matin. Il est 5h08 quand la première image est prise, Kitayama dori est sans âme apparente, même si quelques taxis circulent, même si on livre déjà, même si d’autres lève-tôt errent aussi, dont un certain nombre n’est là que pour marcher sans autre but que faire de l’exercice. Il faut donc tricher, faire croire que… et attendre que les taxis et passants disparaissent. Mais la lumière de ce matin de juin est triste, le ciel est bas, on se demande si l’on est déjà à la saison des pluies et le résultat n’est pas à la hauteur de mes espérances. La nuit est décidément plus propice aux rues abandonnées. Pourtant, la nuit venue, nulle image, d’abord parce qu’il était sympathique de partager ces pâtes avec S, ensuite parce qu’il pleuvait. Mais depuis quand est-ce une bonne excuse ?
Mardi 9 juin 2015
Jeudi 11 juin 2015
Alors, à la caisse de chez Fresco, l’employée me tend un dé en mousse de peut-être 30cm de côté. Je ne comprends rien à ce qu’elle dit trop vite, mais par ses mouvements de tête et de bras, je devine qu’elle me propose de jeter le dé derrière, dans cette caisse en plastique vert bouteille. Évidemment un court moment j’hésite en raison de cette situation que je trouve un peu idiote. Mais bon, me voici, imaginez donc la scène, jetant ce dé juste derrière elle, en pensant qu’il va peut-être rebondir en dehors ou quoi, mais non, je fais un cinq. Ravie, elle me tend une boîte d’œufs dans laquelle il y en a, bien sûr cinq. Je la remercie, parviens à ne pas éclater de rire et repars. Ce n’est qu’un peu plus tard, narrant cette aventure de manière concise sur un réseau social, que le rire vient, et me voici pleurant.
Vendredi 12 juin 2015
Dimanche 14 juin 2015
Parfois, pour être un peu plus léger, je n’emporte pas mon appareil photo. Parfois, je le regrette. Sur la terrasse de la Villa, alors qu’on avait installé tréteaux, planches et nappes, certains que la pluie ne viendrait pas nous déranger, c’est le soleil qui est apparu. Là, malin, dans un intervalle nu entre les cimes et les nuages, intervalle orange, vibrant, qui mettrait au pilori le moindre snobisme et ferait renaître les émotions mortes depuis belle lurette devant les couchers de soleil. Chacun s’exclame, file chercher son appareil ou, comme moi, sa tablette, histoire d’avoir un souvenir, une note en image pour une éventuelle description approximative puisque la pauvre tablette ne sait pas quoi faire, éblouie. Toi tu profites de cette lumière dorée pour garder un souvenir de Dominique, chemise blanche, arrivée un peu plus tôt, souvenir radieux et souriant malgré le décalage horaire, puisque le plaisir d’être ici est toujours plus fort que tout.
Lundi 15 juin 2015
Mercredi 17 juin 2015
Avant de partir, j’hésite. Cravate ou polo ? N’ai-je pas un peu l’air d’un curé ? Cette veste est-elle utile ? Ne fait-il pas, de toute façon, trop chaud ? Une fois sur place j’hésite, comme si je n’étais pas encore habitué, comme si je ne me lassais pas d’être surpris : il faut vraiment se déchausser ? Principalement parce que ce pourrait être un moyen de « voir des gens », je passe donc un entretien pour quelques petites heures par semaine, un アルバイト (arubaito) comme on dit ici sans pour autant prendre l’accent germanique, un de ces mots faciles à retenir, nombreux mais pas assez. En sortant, j’hésite encore : ce n’est peut-être pas le moyen que je préfère pour voir des gens.
Et puis tu proposes d’aller là-haut. J’hésite, le temps est instable, mais tu sais me convaincre et tu as raison. Là-haut, c’est encore une histoire de coucher de soleil et d’appareil photo laissé à la maison, un regret, car la ville, petit à petit, s’assombrit et s’éclaire, point par point, juste un peu.
On crot alors la journée terminée, mais c’est sans compter sans S qui nous coupe dans l’élan du lit et nous réveille un peu de sa bonne humeur : « Your hair is wild! I like it! »
Jeudi 18 juin 2015
Brainstormer avec quelques wagashis et puis filer pour revoir sur grand écran les deux films de Dominique Auvray sur Marguerite Duras. Je pourrais en parler longtemps, peut-être devrais-je en parler longtemps, de ce que produisent sur moi la voix de Duras et certaines phrases, pour lesquelles j’emploie en général le terme de fulgurance, mais je ne saurais pas en parler comme il faut. Et puis vient le temps des Q/A. La femme tente de parler en français, mais on n’est pas très sûr, le babil est une masse fluide sans squelette, avec quelques signes francophones, et l’on tente de ne pas rire après la gêne. Et puis vient le temps du dîner, et tu rappelles à D que c’est grâce à elle que tu fais du cinéma. Elle avait oublié. Moi aussi.
Vendredi 19 juin 2015
Derrière le comptoir, elle remercie ceux qui valident leur titre de transport – vocabulaire francilien. Soudain la foule. Ses arigato gozaimasu se succèdent, elle répète et répète encore, sans sourciller, sans montrer le moindre agacement sous son sourire et sa voix un peu haut perchée. Je regrette de ne pas avoir de quoi enregistrer, c’est fascinant. Quand j’étais petit, on disait que le Japon avait inventé les robots pour remplacer les hommes. Et on le dit encore. Ce qu’on ne dit pas, c’est que les humains ont parfois l’air d’avoir dépassé les robots.
A Karasuma Oike, changement évidemment. La petite musique est proustienne. Je suis en juillet 2011, je prends le métro pour la première fois, les sensations me reviennent, le souvenir s’accroche : la lumière, la chaleur humide.
Et puis chez sato utsugi, soudain cette femme qui parle français avec un bel accent espagnol… pardon : catalan. Un beau moment chez « beau monsieur », comme l’appelle D.
Samedi 20 juin 2015
Dimanche 21 juin 2015
Les cordes étaient donc dans la fosse d’orchestre et en provenance du ciel.
Lundi 22 juin 2015
On pourrait râler, en bon Français, sur le pressing qui ne lave pas, sur le jardinier qui arrache les plus jolies plantes, sur le poisson qu’on recrache. Mais la joie d’avoir su tenir une conversation en japonais pour réserver un restaurant efface tout le reste (même s’il faudra y retourner après avoir appris comment dire « changer l’horaire »). Et puis l’on notera ici, histoire d’étonner (peut-être) le lecteur, le paiement de la « sécu » à la supérette, qui résonne, quand on y réfléchit, à quelque chose d’un oxymore social.
Mardi 23 juin 2015
A la VK, l’ambiance est au rangement : trois studios vont changer de résidents. Derniers moments pour eux, de nouveaux à venir pour nous, les mouvements se poursuivent au rythme des mois et des saisons. Sur la table basse, il y a encore ce bouquet d’œillets tandis qu’au sol trottinent quelques cétoines et que G passe, le linge lavé. Là-bas, d’une serviette sur la tête, le jardinier se protège du soleil. Plus tard, dans la cuisine, on discutera avec S et I. Le lieu est vivant, et comme souvent je me dis que je devrais venir plus souvent, pour ponctuer mes journées de quelques mots avec d’autres que moi-même et de quelques traits d’humour provenant d’ailleurs que d’Internet.
Plus tard, à la boucherie, il y a quelque chose du fond de l’Italie dans l’ambiance et dans les rayonnages (câpres ou charcuterie), tandis que le patron nous surprend en parlant français (« Je vous fais un prix« ). Et pourtant l’on grimace (devant le bac à surgelés).
Mercredi 24 juin 2015
Jeudi 25 juin 2015
Ibaraki. Le train local s’arrête un peu partout, dans ces villes entre Kyoto et Osaka, villes oubliées du moindre guide touristique, quelque chose qui pourrait convenir à un exemple de « nulle part ». Il y aurait pourtant un regard à porter sur cette ville étendue, ce territoire construit sans respiration, sans fin. Après les démarches pour faire traduire mon permis de conduire qui m’ont conduit jusque ici, un café qui accompagne ses boissons chaudes de cacahuètes caramélisées et d’une compil de Mariacaré en fond sonore. Dehors il fait chaud et je n’ai pas très envie d’explorer ce coin du Kansai, un peu forcé par l’administration : quitte à errer dans ce type de zone urbaine, qu’honnêtement je trouve laide et triste malgré les façades multicolores des crèches et écoles, je crois que j’aimerais que ce soit le pur hasard qui m’y conduisît. Néanmoins, je repère sur la carte ce qui pourrait être un jardin d’enfants, et m’embarque dans un petit périple aux alentours de la gare. Les surprises sont alors plutôt bonnes et un sanglier en béton et quelques toboggans brûlants viennent compléter ma série. La chaleur me pousse tout de même assez rapidement à reprendre un train vers Kyoto et quelques dizaines de minutes plus tard, me voici qui teste des objectifs photos dans le rayon climatisé de chez Yodobashi, photographiant sans souci ni vergogne vendeurs, clients et uniformes, passant du 35mm au 85mm, sachant que de l’achat de l’un ou de l’autre dépendra mes futurs travaux mais sachant surtout que le 35mm sera plus utile et cherchant à me rassurer sur la qualité de ce modèle bien plus abordable que son grand frère – « professionnel », comme ils disent – au prix astronomique. Malgré la chaleur (puisque je ne suis pas à une contradiction près), je marche jusqu’à Shijo Omiya, croisant un nouvel hippopotame chasseur de pélicans, pour prendre un bus n°6 bienvenu. La nuit presque arrivée, le temps d’une douche et d’une ellipse, je repars, pour voir une fois de plus ce que le parc Impérial peut offrir de nuit.
Vendredi 26 juin 2015
J’ai parfois l’impression que la pluie est japonaise. Qu’ici, je l’affronte. Que je m’adapte, peut-être. Qu’elle m’indiffère ? Comme si j’avais oublié les désagréments de la pluie française. En sortant du métro pour rejoindre le musée où tu allais t’exprimer un court instant, la pluie s’abattait. J’avais choisi les bonnes chaussures pour supporter ces cordes, ce qui aide toujours à relativiser le désagrément des flaques, mais surtout je maugréais tout en nageant, contradiction, dans une sorte d’indifférence. Cette vie sans contraintes réelles amplifierait-elle chez moi un fatalisme déjà bien ancré ?
Samedi 27 juin 2015
Un déjeuner végétalien pour se dire au-revoir, parler des six mois passés, des mois à venir. Dire à un ami écrivain que soi-même on écrit chaque jour est toujours assez étrange, et rassurant concernant l’impact des réseau sociaux sur ce que les autres savent de nous quand ils n’ont pas besoin d’en savoir plus. Je ne précise pas qu’il y a des « choses » en chantier, ni comme dit Annie Ernaux, que «Quelquefois, j’écris très peu, mais en réalité, j’y pense tout le temps». Ces « autres » qui n’ont pas besoin d’en savoir plus pensent surtout que la photographie reste ma seule activité puisque c’est ainsi, photographe, que généralement je me montre, comme en cette fin d’après-midi, attrapant les yokai d’Iris dans les couloirs du musée du manga.
Et puis le soir, un documentaire de Naomi Kawase, 杣人物語 (« histoires de bûcherons ») dont le titre anglais me permet d’apprendre le mot Weald, bien plus doux et adapté à la poésie et à la délicatesse du film que la traduction française découverte sur Wikipédia : Les Enracinés de la montagne.
Dimanche 28 juin 2015
Munis du reste de salade de la veille dans une boîte hermétique que par antonomase on appellerait Tupperware, nous voici tout là haut, sur « notre » funagata. On peut se l’approprier : il n’y jamais personne qui vient malgré le panorama, jamais personne sauf une fois, un coureur dont l’énergie nous étonna tant le chemin grimpe, grimpe…. Il n’y a jamais personne, alors puisque tu as chaud, si chaud, tu te dis qu’après tout, tu peux bien enlever ce jean… Mais (heureusement) tu n’en as (presque) pas le temps, des voix derrière nous, une bande de marcheurs venue d’à travers la forêt, qui disparaîtra après avoir commenté la vue (ce que l’on voit, ce que l’on devine, ce que l’on connait, ce que l’on reconnait). Entendent-ils alors nos rires ?
Lundi 29 juin 2015
« Je sais que c’est beaucoup pour l’être humain, si sujet à s’enkyster à son enveloppe, de s’habituer à l’univers, de penser en fonction de l’ensemble, d’élargir son champ respirable, d’enrichir de réalité l’indispensable réservoir de nos rêves. Pas plus qu’il n’y a plus aujourd’hui d’économies fermées, de civilisations fermées, il n’y a plus d’imaginations fermées ou de propositions à l’abri de leurs correspondances. Il n’y a plus de vent qui, désormais chargé de connaissance, ne soit devenu esprit, un esprit qui à notre âme intérieure ne sourie tout bas à l’invitation. »
Paul Claudel à propos de Vents, de Saint-John Perse. Juillet 1949.
L’insecte aurait pu mourir noyé. Jaune-vert, je tentai de le sauver de la noyade, en le déposant là, sur une pierre sèche à côté du bain. Le soleil se coucha, d’autres arrivèrent : deux frères californiens à lunettes, puis A&D et l’insecte battait des ailes encore et encore, méthode de séchage inefficace. C’est une horde de fourmis qui lui règla son compte sous mon regard impassible et les barbotages chorégraphiques d’A&D.
Mardi 30 juin 2015
Ouverture de festival de films. Sans film. Rien ? Non rien, enfin si : une bande-annonce. Alors on échange quelques avis avec ce réalisateur qui découvre enfin le pays, et après le multilinguisme de quelques discours on papote à côté du buffet, ici puis là-bas. Et puis elle arrive : « What are you talking about?« . Je n’aurais pas cru qu’une Japonaise aurait le culot de s’incruster ainsi dans une conversation… L’un d’entre nous répond, je tourne la tête, elle continue, distribue une première carte sur laquelle je pose mon regard. Un festival de films queer dans le Kansai ? Elle m’apparait soudain sous un autre visage et j’interviens dans la conversation au grand bonheur de celui qui s’était dévoué et qui, soudain, ne se sent plus du tout concerné. Au fil de notre discussion je comprends que cette fille oscille entre une certaine timidité due à son anglais chaotique et un enthousiasme débordant. L’échange de cartes plus personnelles se poursuit, on évoque la quasi invisibilité de la communauté, la photographie et, puisque te voilà, tes films, en se promettant de keep in touch.
Mercredi 1er juillet 2015
Sur mon vélo vers le bain public, il tombe quelques gouttes et je pense alors à l’expression « il pleut à moitié ». Une fois au bain, autre humidité, je pense que je pourrais proposer une autre version de ce texte écrit pour Les Lucioles, décrire d’autres corps comme autant de photographies possibles que de corps plongés dans l’eau subissant une poussée vers le haut. Et puis on croyait, un peu blasés, avoir fait le tour des gâteaux apéritif. C’était sans compter sur ceux au citron que l’on t’avait offerts.
Vendredi 3 juillet 2015
Ce quartier, vers le nord, dont je fais mon terrain, regorge encore de surprises. Je ne me lasse pas de cette étendue qui tend les bras à la montagne, et bien sûr de cette rue Omiya dont les minuscules commerces et entreprises résument la particularité économique du pays. Je pense alors à cette remarque de D sur l’absence de parfumeries au Japon et me lance pédalant dans une tentative de liste exhaustive. Nous voilà en tout cas bien loin des lisières des villes françaises et de leurs centres commerciaux où l’on se rend par obligation ou par pur plaisir dépensier, plaisir dépensier partagé bien sûr puisque je m’arrête encore pour acheter des pots, stockés dans l’arrière poussiéreux d’une jardinerie qui me rappelle, comme tant d’autres boutiques locales, le bazar de Cozes tenu par un cousin tout de même plus regardant sur la poussière. Et je me demande, en écrivant ces lignes, pourquoi je n’ai jamais pris de photos ; ce sera pour bientôt.
Samedi 4 juillet 2015
Sa spécialité était de trouver à chaque fois une idée différente pour notre soirée. Une fois, elle m’a emmené manger des brochettes de poulet à Shibuya. Une autre fois, du shabu-shabu à Omotesando. Une autre encore, de la salade de poulpe et du chou coréen, vers la sortie sud de Shinjuku. Tokyo, ville kaléidoscopique, se prête particulièrement à ces fantaisies culinaires. Yuko était jeune, mais pas innocente : je la voyais parfois arriver, un peu en retard, avec un petit suçon sur le cou. J’aurais bien voulu coucher avec elle : je rêvais chaque soir qu’elle me gratifiait d’une nouvelle trouvaille pornographique (j’imaginais les gestes, les situations, les positions) mais elle se contentait d’une spécialité gastronomique – viande, volaille, poisson. En attendant, je réglais scrupuleusement l’addition.
Michaël Ferrier ; Kizu
Le café où l’on est installés, où j’écris puis lis, où tu lis, est exactement ce qu’on ne trouvera peut-être jamais ailleurs, j’entends par là dans une ville de cette envergure : deux clients, le bruit de la rivière, de jolies tasses, un verre d’eau fraîche, le chant des cigales revenu depuis hier, une petit boutique sur le côté ainsi qu’un atelier de céramique. A Paris, le lieu, simple et agréable, serait affublé du qualificatif « bobo » par un idiot à l’air satisfait.
Ce que tu lis te fait aborder la question de la discipline chez les Japonais, notion qu’eux-même détesteraient, d’après l’auteur, qui répond semble-t-il à une généralité par une autre. Les faits sont pourtant là, le terme de discipline étant alors à prendre dans le bon sens, mais lequel ?
… Bref, la suite ressemble encore à un samedi, avec la boulangerie, le vidéo-club, et – moins courant – la visite de 5 architectes. Tout cela pour finir par Godzilla avec éclats de rire, cerises et pop-corn.
Lundi 6 juillet 2015
Après-midi. Il pleut. Il pleut comme il pleuvait sur le chemin du retour, après être allé acheter des torchons dans ce magasin de Karasuma-Oike qui ouvre à 11h.
Il pleut. Abrité sur la terrasse, je tiens mon café d’une main, et de l’autre arrache les mauvaises herbes qui poussent au milieu de la mousse ou des gravillons. Je salue « Mamie », appelons-la ainsi cette femme qui habite dans la rue et qui passe plusieurs fois par jour devant la maison. Alors elle rit en me posant une question que je ne comprends pas. Puis elle ajoute quelque chose accompagné d’un mouvement du bras et de la main qui semble vouloir dire « Ben mon coco tu peux désherber tout ce que tu veux, ça repoussera ! ». Je souris, lève les épaules, espérant que cela conviendra. Elle reprend son chemin, je rentre et vérifié de suite ce mot entendu. Zassou. Désherber. Et comment dit-on « Ben mon coco ! » ?
Mardi 7 juillet 2015
Osciller entre tout ce qui fait une journée, une journée un peu différente puisque abîmée par les réactions étranges du clavier faisant craindre le pire – la panne voire l’irréparable fin de l’objet indispensable. Un moment, pourtant, s’arrêter sur Hervé Guibert et son rapport à la photographie, chercher un peu ce que l’on a écrit sur lui et ses images (dont Poinat : « ce que Guibert photographie est presque toujours possible à toucher« ), et trouver également ce que lui-même, qui se défendait d’être un photographe, pouvait avoir dit :
« Je rêve que les photographes se mettent à écrire et que les écrivains prennent des photos, qu’il n’y ait plus d’intimidation des uns aux autres, que chaque activité soit l’indicible, l’innommable de l’autre autant que l’extension, la désatrophie de l’autre. »
Mercredi 8 juillet 2015
Je n’imaginais pas son visage, je n’imaginais pas non plus qu’il puisse être aussi drôle, même si certains de ses écrits cinématographiques – que je n’avais jamais lus – étaient un indice. Et puis, à ta gauche, te souvenais-tu exactement du sien ? Sa présence était due au délicieux hasard des relations personnelles, qui ramènent à votre table – et à vélo – le mari d’une amie d’un invité, connu jadis sous d’autres sphères.
Jeudi 9 juillet 2015
Le film du soir Kita no kanariatachi (« Les canaris du nord » ou cui cui cui dans la neige), agréable voyage dans l’inconnu puisque à Hokkaido, intéressant voyage dans les langues et les cultures puisque les enfants japonais y chante Kalinka, sera coupé au bout d’une heure, fatigués devant ce mélange de mièvrerie et de piétinement dans ce rôle principal cherchant rédemption sans sous-titres.
Vendredi 10 juillet 2015
Lumière ! Au bord de la rivière, je retrouve cette population que, pour l’instant, je ne fais que regarder de loin. Elle rejoint celle que l’on peut observer avec délice à côté de l’Institut dans une cacophonie qui se glisse parfois à travers les fenêtres de la bibliothèque. Sur la berge, les voici donc : une chanteuse, cet homme qui semble répéter son texte, deux musiciens à l’ombre d’un pont et quelques bronzeurs affrontant la chaleur. Quelques sportifs aussi, dont cette femme entièrement recouverte de tissu noir de la tête au pied, une long visière masquant le visage. Je retrouve aussi ceux qui se reposent derrière l’hôpital ; pas de patient, peut-être parce que nous sommes le matin, peut-être par hasard, mais du personnel dont trois hommes, pantalon noir, chemise blanche, qui fument debout devant le portail. Derrière eux, un carré blanc, mur du bâtiment, qui sur la photographie aurait été encadré par une verdure touffue. Je ne sais pas exactement pourquoi je ne prends pas la photo, juste pour voir ce que ça donnerait. Les images montrent à la place les berges couvertes de fleurs de trèfle, ce cormoran ailes déployées, un pin, cet arbre près de Kuramaguchi : paysages regardés sans insistance pour éviter les creux sur le chemin.
Samedi 11 juillet 2015
Au fil de la soirée, celle qui attendait simplement N (que l’on n’attendait pas) se transforma en une espèce de personnage à la Hitchock, le film se terminant par son départ sans savoir si elle connaissait vraiment N. Elle était d’une impassibilité étrange au milieu de ce groupe attablé et parlant français. On osait parfois quelques phrases, mais on se heurtait à son anglais chaotique ou son apparent manque d’intérêt à nos tentatives japonaises (parce que l’odeur du camembert méritait bien d’être exprimée dans la langue locale et surtout dans la sienne pour créer comme une affinité, une affinité fromagère en quelque sorte, ça sonne presque comme un slogan tiens…). C’est donc entre nous qu’on parla par exemple de la tête de la vendeuse quand je lui demandai s’ils avaient le manga Le mari de mon frère de Gengoroh Tagame et du concert de musique contemporaine écouté un peu plus tôt, en particulier de l’étonnante émotion ressentie pendant la pièce de Xenakis. Je n’évoquai cependant pas ce que la musique contemporaine nourrit comme rares souvenirs. Des souvenirs très lointains, 35 ans peut-être, en entendant le xylophone sur la pièce de Philippe Manoury, qui se retrouve ainsi lié malgré lui à une activité découverte en classe de maternelle. Et des souvenirs plus proches, 7 ans déjà.
Dimanche 12 juillet 2015
Mardi 14 juillet 2015
Alors les enfants entonnent l’hymne national japonais et le public majoritairement local en fait autant. Je réalise que je ne l’ai jamais entendu, ou plus probablement je n’y ai jamais prêté attention et surtout que, à mon grand étonnement, je n’ai jamais eu la curiosité de le connaître. J’apprendrai plus tard qu’il est l’hymne le plus court du monde, cohérence au pays du haïku. Arrive ensuite La Marseillaise et ses sillons abreuvés de sang impur, trace guerrière d’un autre temps, qui fait un peu froid dans le dos – et ce n’est pas dû à la climatisation.
Mercredi 15 juillet 2015
L’homme fait la circulation. Au milieu de la foule, plus importante que jamais peut-être à cause des prévisions météorologiques qui prévoient un typhon le lendemain et des trombes d’eau le surlendemain, il agite sur bâton lumineux qui éclaire de rouge à un rythme presque régulier son visage marqué par le temps. Je pense alors à ce que l’on nous racontait au sujet des évaporés ; il pourrait être l’un d’eux.
Jeudi 16 juillet 2015
Au milieu de notre conversation, moi installé, patient, ne voyant sans lunettes que mon visage flou, satisfait d’avoir trouvé ce salon de coiffure à seulement 2340 yens la coupe pour hommes, un salon un peu branché, pas loin de la maison ce qui est assez pratique un jour comme aujourd’hui alors que la pluie menace, un salon sur Omiya dori ce qui est une satisfaction supplémentaire pour une idée qui me trotte dans la tête, au milieu de notre conversation donc elle m’annonce que ce soir il y aura un typhon. La coupe très courte évitera donc un éventuel décoiffement.
Vendredi 17 juillet 2015
Le bruit de la pluie sur le toit avait été, la première fois, source d’étonnement. On en parlait parfois avec un sourire. Au bout d’une journée comme celle-ci, où des trombes d’eau sont tombées sans cesse, on rêve de silence mais on monte un peu le volume pour écouter, peut-être trop, jusqu’à la noyade, Where Dreams Go to Die de John Grant.
Samedi 18 juillet 2015
Le chapitre intitulé « Sans paroles » dans L’Empire des signes est devenu, au fil du temps, un grand sujet de désaccord entre l’auteur et moi, voire toux ceux – permettez-moi de généraliser – qui se confrontent à une langue étrangère encore incompréhensible après des mois de vie dans le pays. « La masse bruissante d’une langue inconnue constitue une protection délicieuse, enveloppe l’étranger (pour peu que le pays ne lui soit pas hostile) d’une pellicule sonore qui arrête à ses oreilles toutes les aliénations de la langue maternelle (…). Aussi à l’étranger quel repos !« , écrit Barthes. Permettez que je fasse la moue tandis que je m’esbaudis à essayer de comprendre ce qu’ils disent, tous, lors de cette remise de prix ou dans cet amusant dessin animé – avec sous-titres japonais, histoire de… – ももの手紙 (Lettres à Momo)
Dimanche 19 juillet 2015
Alors, puisque invités à la « yukata party », nous voilà en yukata partis, version occidental qui ne sait pas le porter, qui n’a pas les sous-yukata adaptés et qui, faute de grive, s’évente avec un éventail publicitaire. Mais voici, oh zut, qu’il faut faire le plein. Lirait-on dans les regards brillants du jeune personnel de la station service comme quelque chose proche de l’hilarité ? Ou n’est-ce que leur fonction qui les oblige à ainsi tous s’approcher ?
Lundi 20 juillet 2015
Mercredi 22 juillet 2015
Björk chante dans une compil aux airs rétro, 20 ans déjà. Elle raconte qu’elle part se promener avant que l’autre se réveille et qu’elle ramasse des petites choses et les jette dans le ravin. Tu viens de me dire que je devrais me lever tôt, comme toi, qu’ainsi nous irions nous promener lorsque tout le monde dort, même le chien, là-bas, devant son pas de porte. Que jetterions-nous alors ?
Jeudi 23 juillet 2015
Matin, banlieue ouest, université. Après une rencontre où les objets fragiles passent de main en main, nous voici à l’atelier. Poussière, machine… J’ai 15 ans, un bleu de travail, il y a les odeurs de graisses, la fébrilité car il faut être précis, le dégraissant rose et la promiscuité de cette espèce de cage faisant office de vestiaire.
Fin de journée, sanctuaire Shimogamo, soleil déclinant, heure parfaite pour quelques photos et pour les regarder encore. Ce pour quoi ils sont venus m’importe assez peu, ce sont eux qui m’intéressent, leurs gestes et leur regroupement, la joie perdue de nos frairies, la voix dans le haut-parleur qui annonce probablement qu’il ne faut pas rester dans l’eau, cet air de procession qui rappelle l’été à Lourdes.
Et puis il y a De l’air dans la boîte.
Vendredi 24 juillet 2015
Je ne lisais plus Têtu depuis des années, 10 ans peut-être… mais c’est un symbole de certaines années de ma vie qui disparait. L’époque où Internet n’existait pas encore… et surtout l’époque où acheter ce journal, fébrilement, n’était pas un geste anodin. Il fallait le prendre au milieu des revues pornos, là où généralement il était bêtement rangé par le buraliste, et le poser sur le comptoir mi-fier mi gêné. Arrivé chez soi, on plongeait dans ce monde qui était soi-disant le nôtre puis on le mettait sous la pile de magazines de mode et de musique en se demandant si la tranche rouge resterait ignorée.
Et puis ces immeubles bordant la rizière, oxymore urbain d’une triste photogénie dans un paysage vers le sud. Et puis Wolfgang Tillmans (et les autres). La photographie montrerait alors quatre hommes assis sur deux bancs, éclairés, jaunes, par les écrans qu’ils regardent. De gauche à droite, un Occidental à chemise à carreaux d’environ 55 ans, un Japonais habillé de noir, un autre de blanc et un quatrième homme avec un bouc et un chapeau. Les bancs sont à 45°, soudain l’écran de gauche est presque uni, un jaune sombre et flou, l’écran de droite montre un animal qui vole, on comprendra sur l’image suivante que c’est une chauve-souris.
Samedi 25 juillet 2015
Le lieu est un ailleurs, le bout du bout, un port. Au loin, entre la répétition et la représentation, l’horizon en contre-jour se dévoile un peu, ici on sourit des palmiers qui bordent un bâtiment aux allures d’abandon mais la grille est ouverte.
Le spectacle est à mille lieues de la brutalité apparente de ce quartier où la supérette est une oasis à l’air conditionné et où se déroule, étonnant, une sort d’Intervilles, en tout cas ça patauge et ça crie dans le micro. Le spectacle est un hymne magnifique au corps, humain, animal, végétal, sublime ou monstrueux, bestiole sans cri que je photographie sans pouvoir me plonger entièrement – puisque concentré, inquiet des prises de vues, gêné par le bruit que je génère – dans les mouvements mais en captant – sens multiples – l’émotion.
Dimanche 26 juillet 2015
C’est un de ces cafés typiques, qui ne laissent rien entrevoir de la rue, d’ailleurs je ne te croyais pas, ce n’étiat pas un café, à mon premier coup d’œil. Je pousse la porte, odeur de café délicieuse, tabourets au bar. On demande deux cafés, deux « hotto kohi » comme on dit ici dans un de ces incontournables anglo-japonismes. Il nous répond qu’il ne sert pas des cafés hot. Le temps qu’il le prépare, on comprendra pourquoi, faisant passer la notion de goutte-à-goutte pour une course de formule 1. Le résultat n’est donc pas de ces breuvages brûlants qui, parce que vous êtes pressés, vous arrache la langue et le palais, laissant pendant quelques heures une désagréable sensation en bouche. Le résultat est un délice et vous n’êtes plus pressés.
Lundi 27 juillet 2015
La voici donc qui toque à la porte et, souriante, me tend les cadeaux qu’elle n’avait pas apportés la dernière fois ne sachant pas que j’étais là : deux barres chocolatées en provenance de Belgique et du thé acheté à Stockholm. Berlin, Londres, Paris, Venise sont évoquées dans notre conversation plutôt courte, j’en oublie. De son séjour en Europe, dix villes en trente jours, elle nous offre son attention, ce qui est plus important que tout, même si l’on s’empresse le lendemain de goûter au chocolat, un empressement très relatif me direz-vous. Mais le soir-même la délicate attention est détrônée par un cadeau magnifique, beau comme un cactus (greffé).
Mercredi 29 juillet 2015
Alors cette fois-ci je vais un peu plus loin. Après la rivière, là où l’on peut descendre pour se tremper les pieds, oui, là, je prends le pont et poursuit la route, la batterie du vélo à 40% seulement. Je n’étais jamais revenu seul dans ce recoin de Kyoto, comme si la montagne était infranchissable ; c’est pourtant tout proche. Le lieu est un peu triste comme il l’était dans mon souvenir, comme si la montagne ne méritait pas ça… J’en repars pourtant avec une chanson en tête, à cause de cette voiturette : « Baby you can drive my car, yes i’m gonna be a star ».
Jeudi 30 juillet 2015
Le ticket du péage de l’hieizan-way pour monter au mont Hiei précise l’heure d’arrivée (15:29), l’heure de retour (17:24) et le prix à l’image du lieu, c’est à dire élevé (1,160 yens)… le prix à payer pour photographier des biches poseuses et l’horizon duveteux. En petit, en bas, la formule de remerciement. Légèrement froissé, il est calé dans le carnet, souvenir inutile d’un indispensable après-midi aux airs de dimanche.
Vendredi 31 juillet 2015
Samedi 1er août 2015
La chaleur s’est installée, on ne parle que d’elle, elle assèche, accable, atterre, fatigue et les corps suent ce qu’ils peuvent encore suer. Pourtant, nous voici partis. D’abord Imamiya, la surprise d’un petit marché aux puces chaque 1er du mois et les mochis grillés. Puis, de l’autre côté de la ville, Chion-in, où la climatisation est alors bienvenue, ce qui fait un point commun avec l’air rafraichissant des églises : le prosélytisme est-il plus efficace l’été ? Je pense aux 42° de Bari, le 19 juillet 2005, aux façades de pierres blanches qui reflétaient un soleil sans pareil. Ici le bois sombre ne rafraichit rien et nous rentrons asséchés, accablés, fatigués, laissant nos amis découvrir Gion sans comprendre où ils puisent cette énergie.
Dimanche 2 août 2015
Son nom, sur sa carte de visite, est une exclamation. Il évoque un acteur de kung-fu ou une star d’autre chose, grimpant des marches avec une certaine classe gâchée par cette trop apparente perfection et ce sourire un peu trop publicitaire. D’une extravagante assurance, presque impétueux, il nous parle de cet artiste dont j’ai oublié le nom, et dont le travail exposé ici est parfois, lui aussi, comme des exclamations. Les cercles sont vifs et les encres soufflées de mes 19 ans me reviennent à l’esprit. Les ronds s’alignent en points de suspension et il serait dommage de ne pas s’en inspirer. Dehors, l’étudiante en vacances range les panneaux d’indication ; nous n’étions pas sûrs de nous être reconnus.
Lundi 3 août 2015
J’ai été quelqu’un de gai, tu sais, malgré ce qui nous est arrivé. Gaie à notre façon, pour se venger d’être triste et rire quand même. Les gens aimaient ça de moi. Mais je change. Ce n’est pas de l’amertume, je ne suis pas amère. C’est comme si je n’étais déjà plus là. J’écoute la radio, les informations, je sais ce qui se passe et j’en ai peur souvent. Je n’y ai plus ma place. C’est peut-être l’acceptation de la disparition ou un problème de désir. Je ralentis.
Alors je pense à toi. Je revois ce mot que tu m’as fait passer là-bas, un bout de papier pas net, déchiré sur un côté, plutôt rectangulaire. Je vois ton écriture penchée du côté droit, et quatre ou cinq phrases que je ne me rappelle pas. Je suis sûre d’une ligne, la première, ‘ma chère petite fille », de la dernière, aussi, ta signature, ‘Schloïme’. Entre les deux, je ne sais plus. Je cherche et je ne m’en rappelle pas. Je cherche mais c’est comme un trou et je ne veux pas tomber. Alors je me replie sur d’autres questions : d’où te venais ce papier et ce crayon ? Qu’avais-tu promis à l’homme qui avait porté ton message ? Ça peut paraître sans importance aujourd’hui, mais cette feuille pliée en quatre, ton écriture, les pas de l’homme de toi à moi, prouvaient alors que nous existions encore. Pourquoi est-ce que je ne m’en souviens pas ? Il m’en reste Schloïme et sa chère petite fille. Ils ont été déportés ensemble. Toi à Auschwitz, moi à Birkenau.
Marceline Loridan-Ivens ; Et tu n’es pas revenu
Mardi 4 août 2015
Parc impérial. Le ciel à l’ouest est barré d’un trait. Un gardien, vêtement bleu de rigueur, droit, raide. Deux jeunes occidentaux sur un banc, l’un des deux regardant son téléphone, l’autre tout et rien. Une femme au chemisier jaune promenant son chien. Quelques cyclistes prudents sur le gravier. C’est l’heure où les locaux sortent enfin, c’est l’heure où les touristes respirent enfin. Et puis le jour décline, on retrouve la foule sur les bords de la rivière, regardant les lumières. Je regarde plutôt ceux qui regardent les lumières. Et puis d’autres apparaissent là-bas derrière l’horizon du nord ouest : les éclairs. Rentrer vite.
Mercredi 5 août 2015
Vendredi 7 août 2015
Il nous surplombe au-dessus des escaliers, fait la circulation dans la gare, dirigeant d’une voix ferme le flux continu sortant et sortant encore des trains. A côté de lui, ignorant le volume sonore sortant et sortant encore du mégaphone, elle trifouille son téléphone. Les positions sont parfaites, l’angle de vue aussi, mais je ne peux pas m’arrêter pour un cliché, emporté par une foule prête à faire des « Aaaah ! » et des « Oooooh ! ».
Plus tôt, avec C, on avait parlait d’Annie Ernaux, du crabe colline, et de ma nouvelle lectrice, la maman de P., que je salue donc au passage.
Samedi 8 août 2015
Sur le carnet, pas de mot. Pas d’image. Un samedi pourtant.
Dimanche 9 août 2015
Lundi 10 août 2015
Mercredi 12 août 2015
Alors, proposition graphique, je pose sur mes ancêtres des couleurs, avant de poser un visage sur ce prénom et cette rencontre.
Vendredi 14 août 2015
Depuis combien de temps suis-je ici ? Des jours, des semaines, des mois. Peu m’importe. Dans cette ville le temps s’écoule sans forme ni contour, les jours se mêlent jusqu’à se confondre, fluides et désarmés.
Olivier Adam, Kyoto Limited Express
Je choisis ce livre dans la bibliothèque en prévision de nos vacances. Je ne sais pas si, alors, je lirai beaucoup. Mais le livre, mi-roman mi-photos, commence par ces phrases qui pourraient être miennes. Les images aussi, peut-être, un peu, quoi que… non peut-être pas… bref. D’ailleurs le photographe s’appelle Arnaud. Bref…
Samedi 15 août 2015
Je suis prodigieuse. C’est écrit en caractères majuscules et argentés (des paillettes peut-être ?) sur un morceau de tissu bleu, format de brassard, une bande grise (argentée peut-être) sur un côté. Ce pourrait être un porte-monnaie de grande taille, quelque chose comme 12 centimètres sur 8. L’objet est à terre, je l’aperçois tandis que nous cherchons ce lieu dont on nous a parlé à deux reprises, dimanche puis lundi, ce lieu où, au nord d’Ohara, on peut se baigner. On vient de pique-niquer sur un bord de rivière peu avenant, et en écrivant cela je me rappelle soudain ce pique-nique à Uji, dans un recoin si misérable de rivière qu’un fou rire avait effacé le reste.
Un peu plus tard, on use de qualificatifs synonymes de prodigieux pour la dernière réalisation de F puis d’autres moins pailletés peut-être pour ce moment à Yusenji : on y danse pour les morts, procession, litanie, je cherche les visages, je cherche la lumière, je regarde les autres, parfois ému par les mouvements graciles me semblant arythmiques, parfois d’un air amusé : lui qui joue sur son téléphone, frénétique ; elle, sosie de Y, dont la sonnerie retentit : la chanson des sept nains.
Dimanche 16 août 2015
Et nous voici ensemble, parce que nous réunit cette house, comme un an plus tôt, pour voir le feu au loin dès 20h précises, feu dirigeant les gens d’autrefois vers leur céleste demeure. L’on boit, mange et rit, tel à un banquet astérixien mais où ne furent probablement que peu évoqués nos ancêtres les gaulois.
Du lundi 17 au samedi 22 août 2015
Au bout d’un nombre trop important de minutes et de kilomètres, un choc : j’ai oublié mon appareil photo. Il faut des heures pour se faire à l’idée, pour digérer cette idiotie. Un acte manqué ?
Il n’y aurait pas forcément eu beaucoup d’images à faire, mais vous me connaissez, il y aurait eu beaucoup d’images faites.
Il y aura tout de même quelques images prises avec la tablette et le téléphone, le mont Daisen bien sûr et l’élégance de sa courbe ; le musée Shoji Ueda et la sobriété de ses angles ; les deux réunis.
Il y aurait eu des images de montagnes, la beauté sans fard du sanctuaire de daisen-ji, les moindres détails de la maison au fond des bois et de tout ce vert qui l’entourait, des myrtilles, un poney, des jeux d’enfants peut-être, la voiture de location, les immeubles au milieu des rizières, un peu la mer. Il n’y aurait pas eu la couleur rouge-sang du coucher de soleil du mardi, vu depuis le onsen. Il n’y aurait pas eu ton visage surpris en voyant M, là, oui là, non mais c’est incroyable.
Mardi 18 août 2015
Mais la ville, un jour, de fond en comble fut bouleversée par l’arrivée inopinée qu’on annonçait à son de trompes dans nos murs de « quelqu’un », de quelqu’un, d’un jeune homme de vingt-cinq ans au plus, beau comme le jour, beau comme les dieux, beau comme on n’avait jamais rien vu d’aussi beau (la rumeur s’en portait garante), qui cheminait les pieds nus lentement le long du boulevard de la gare, sous une robe de bure, l’ivoire de son visage couronné d’un simple ruban ébène et encadré d’un auréole d’or, tel qu’on imagine saint François ou saint Antoine de Padoue eux-mêmes, à croire que l’une de leurs statues avait quitté son socle et l’église un moment, pour courir les rues, et si l’on eût demandé à ce baladin ce qu’il cherchait, il eût répondu simplement qu’il venait chez nous embrasser son frère.
Marcel Jouhandeau ; Mémorial IV – Apprentis et garçons
Mercredi 19 août 2015
On le sait désormais : ce n’est pas qu’Internet est sans scrupule, c’est que créant de l’irréversible, il est sans remords possibles.
Tout ça m’emmerde, pour le dire crument, parce que ça m’est rentré dans le corps directement hier, à la République, et que quand je ne suis pas au bord des larmes je maugrée, râle, tempête, gueule. Je sais , ce sont des balles qui ont éclaté la tête de douze personnes hier dans le onzième, et moi je suis vivant, mais ce qui m’est entré dans le corps, porté par le son mat des kalachnikovs filtré par les iPhones, c’est l’irrémissible faillite du monde qui pourtant, en principe, depuis Auschwitz, devrait ne plus trop faillir, et qui n’a jamais cessé de le faire, parfois allègrement, même si je sais, au fond, ou plus exactement si je découvre que je sais depuis longtemps que la faillite est l’horizon du monde.
Patrick Boucheron, Mathieu Riboulet ; Prendre dates.
Jeudi 20 août 2015
Alors on ferme les livres et l’on va au musée. Shoji Ueda, poésie familiale et photographique sur dunes de sables.
Puis au bain public, le même qu’hier, plonger dans l’eau, plonger dans l’autre et ses tout autres habitudes : les trois enfants jouent, ce n’est pas moi au même âge.
Vendredi 21 août 2015
Il y a dans la moquette des hôtels quelque chose de triste, comme un mauvais goût poussiéreux. Celui du matin, pour un café, malheureusement sans la mer ou un autre horizon derrière les baies. Celui du soir, pour le o furo, malheureusement sans âme, sans amusement, sans coucher de soleil. En plus il pleut. Et puis je tends le porte-clefs à l’enfant qui sourit ; le bonheur vient des autres quand il ne vient pas des lieux (dont cette pelouse qui entoure la maison, maison qui aurait dû faire l’objet d’un texte, remisé sous un coude).
Samedi 22 août 2015
Cette chambre arrondie avec de grandes baies qui s’ouvrent sur un parc, où repose ma grand-mère, dans une vieille bâtisse où ma mère me dit que je suis née – dans cette même chambre.
Le parc, autour – où elle est assise, sur un banc – et nous autour.
Par terre, sur un rebord, ou un trottoir étroit, un premier souvenir, sous l’avancée d’un toit, où je vois, tenant la main de ma grand-mère, un petit oiseau mort par terre.
Frédérique Soumagne ; Extrait de la liste interminable des lieux, espaces
et divers endroits rencontrés dans ma vie
Ce livre dans une enveloppe à bulles accompagné de dessins d’enfants et d’une carte. Une lettre de quatre pages écrites à la plume. Un « Petit carnet de Lectoure pour notre ami Arnaud » et une carte postale PADC. L’amitié m’attendait au retour des vacances ; déjà la journée avait été jolie, surtout à Kurayoshi.
Dimanche 23 août 2015
Soudain de la musique, là-bas, pas très loin, en bas de la côte peut-être ; j’imagine des lumières, des sourires, des enfants, des danses, j’imagine que cela accompagne parfaitement le sujet de la conversation téléphonique, j’imagine mais ne verrai pas, pourtant cela pourrait faire quelques images de plus, mais il y en a déjà tant.
Mardi 25 août 2014
J’attends alors que la pluie cesse, ou à défaut qu’elle ne soit plus que gouttelettes. Au bain, comme si la pluie y était pour quelque chose, la zone habituellement habitée de quelques deux roues est étrangement vide, et une femme me conseille plutôt de me garer là, à l’intérieur, un peu plus à l’abri. Une fois à l’intérieur, une majorité d’Occidentaux au babil nederluxien : deux barbotant à l’extérieur et surtout un groupe de quatre aux serviettes de bain disproportionnées et aux va-et-vient grégaires, comme aimantés, dont l’un semble handicapé d’un tic sonore qui m’attriste, imaginant les difficultés liées à ces grognements en pointillés. J’imagine surtout, souriant, qu’un tour-operator gay réalise des croisières sur le lac Biwa avec sortie nocturne à Kyoto et passage obligé par le funaoka onsen. C’est au moment de repartir, presque secs et se rhabillant, que l’ambiance devient espagnole, marque du bronzage à l’appui. Un extrait du livre de Dominique Noguez dont tu termines en ce mardi la lecture et dont j’avais lu quelques pages lors de nos vacances, dont un passage sur les bains publics, tomberait alors à point nommé, mais je vous laisse plutôt imaginer.
Mercredi 26 août 2015
Voici qu’alors à peine assis mais déjà plongé dans le petit cahier de japonais, le bus tourne à droite, chemin inapproprié et pour cause, ce n’était pas le bon bus, dans lequel j’étais monté par un mélange de bêtise et d’inadvertance et pourtant avec l’improbable certitude que l’un ou l’autre c’était pareil.
Jeudi 27 août 2015
Le cabanon est une structure légère presque invisible, toiture métallique largement teintée de rouille. Posé sur l’herbe d’un vert pluvieux, il abrite un long tuyau jaune enroulé et un récupérateur d’eau de la même couleur, assorti également à la zone podo-tactile à droite. Un seau bleu ciel et un panneau de signalisation d’un bleu plus soutenu complètent la gamme de couleurs d’une scène à dominante neutre puisque l’on peut voir des serres en second plan et plus loin des maisons marronnasses – permettez-moi l’ajout de ce suffixe – au toit anthracite. Le ciel est à peine bleu, et c’est bien le problème car j’attends que le soleil, situé à ma gauche, veuille bien apparaître afin d’éclairer un peu le dit cabanon et d’offrir un peu de relief à tout cela. L’attente est finalement trop longue et je pars en maugréant après cet interminable nuage, tandis que les démangeaisons perdurent ; quelques minutes plus tôt, en tongs de rigueur pour pédaler en liberté, je me réjouissais pourtant, les pieds dans l’herbe d’un parc, de ce tableau noir (plus très noir), de ces parasols hommage à John Batho et de ces girafes multicolore tendance camouflage.
Vendredi 28 août 2015
Alors au détour d’une recherche, je m’enfonce dans des dossiers recopiés à la hâte il y a 14 mois. Des gigas et des gigas encore sur cet ordinateur croulant sous les images et les images, souvenirs de 2011, 12, 13, des rues à Prague, des murs à Nogent, de la brume dans la Somme, des vaches en Saintonge, dont je ne peux, semble-t-il, m’éloigner. Et puis te voilà, comme sortant de l’écran, rapportant d’Onomichi des ginkan daifuku* croquant comme un soleil. A propos de soleil, vous avez vu cette pluie d’orage qui m’est tombée dessus ?
* Pâte de riz fourrée au kumquat confits
Samedi 29 août 2015
Dans leur maison, transformée en mini marché aux puces, la pénombre est de rigueur, mais l’adjectif sombre ne sied qu’à la lumière, car les rires sont nombreux. A l’étage, une lueur inconnue m’interpelle, là-bas, en face, au faîte du mont Hiei. On s’interroge, bien sûr, incendie ou quoi, jusqu’à ce que tout s’éteigne et que, soro soro, l’on reparte, vers le bain.
Le mot du jour : hashira (poteau)
Dimanche 30 août 2015
La maison avait été l’objet d’une description lors d’un déjeuner puis sur trois pages. Dans la lueur du soir qui, décidément, est le sujet du moment, — la lumière ! la lumière ! —, on visite cet endroit rempli d’histoires et — disent-ils, ils les ont entendus, c’est certain — de fantômes. On reviendra sûrement de jour, quand les fantômes sont plus discrets, pour désherber proposè-je, sans savoir que la semaine filera aussi vite que les autres. On reviendra sûrement de jour, avec plaisir, pour parler de quoi, de tout, d’économie, de la mousse, des pins et de l’ombre peut-être encore.
Mercredi 2 septembre 2015
Dès qu’un endroit n’est pas très propre on se dit que « ce n’est pas très japonais, ça ». Ce n’est pas très japonais, là, sous et sur ce banc. Pourtant je m’y assieds ; plus loin ce n’est pas mieux. De l’autre côté de la rivière, un son de shamisen, derrière moi le fleuriste où, quel dommage !, ils ne vendent plus ces plantes aux feuilles en forme de papillon, fleurs-avion envolées, et dans le ciel pas un oiseau.
Jeudi 3 septembre 2015
Alors, décidant d’économiser environ 200 yens, j’achetai un passe métro pour la journée répondant au nom poétique de 京阪市地下鉄1dayフリーチケット, incluant donc pas moins de trois « alphabets » sur les 4 avec lesquels la langue japonaise jongle au quotidien, sans qu’on sache pourquoi a eu l’idée de coller ce « 1day » en anglais entre les kanjis (métro de Kyoto) et les katakanas (free ticket), sans qu’on sache d’ailleurs, en définitive, pourquoi la langue japonaise fait tout pour nous compliquer la tache dans son apprentissage et son usage.
Et aussi : du moisi, le plaisir de déjeuner avec Nath W, la pluie, la perte du passe durant le deuxième trajet en métro réduisant à néant l’économie de 200 yens avec une dépense finalement plus importante et le tirage de 157 photos format carte postale.
Vendredi 4 septembre 2015
L’étonnante absence de rapaces à Demachiyanagi mais des libellules, telles toutes celles qui s’agitent au-dessus du champ en face de la maison pour faire concurrence aux oiseaux. Le visage rieur qui nous avait accompagné à Teshima et les éclats de rire du déjeuner. Les ouvrages compulsés à la bibliothèque de l’Institut français pour chercher la lumière et rire en feuilletant une nouvelle fois ce joli « Au Japon ceux qui s’aiment ne se disant pas Je t’aime ». L’exaspérante petite musique en boucle pour acheter des kiwis au supermarché. Et Augustin Berque.
Samedi 5 septembre 2015
Le film du soir : ゆれる
Dimanche 6 septembre 2015
Alors, au lieu de « devenir autonome », je lis « devenir automne ». La pluie aurait cet effet là, aussi, de nous rendre poète malgré nous ?
Bref… Vous reprendrez bien un petit cake ?
Lundi 7 septembre 2015
Il reste encore des expériences à faire au Japon, comme celle d’aller chez le dentiste, mais je ne sais pas, alors, que le rendez-vous suivant sera encore plus intéressant. Le reste de la journée fournira un autre lot d’inhabitudes : transformer la chambre en bureau et le sous-sol en chambre, déjeuner entre amis et aller ensuite à Osaka fouiller dans les occasions du rayon photo et ordi, avec en passant à Fushimi l’image furtive d’une petite fille sur une balançoire à travers la vitre du train, ce qui signifie qu’il y a là un jardin d’enfants au bord de la voie ferrée et donc peut-être une image à faire.
Mercredi 9 septembre 2015
Correspondance. Le typhon a annulé quelques express, et ce n’est pas à Owase que l’on change de train, mais à Matsusaka, plus tôt, plus au nord, plus loin de la mer. Le boulevard qui fait face à la gare est bordé d’arcades vieillissantes, de façades décrépites, d’abandon, de l’absence totale de renouveau sauf cette petite boutique de céramiques et de thé s’employant avec gentillesse à nous faire acheter quelque production locale. Il règne une atmosphère sinistrée, une immense tristesse et les fantômes d’une certaine jeunesse partie pour les grandes villes nous regardent sûrement en souriant, tandis que l’on déjeune au-dessus de l’office de tourisme – puisque il y en a un – dans un café 40 ans d’âge (peut-être moins, peut-être plus) encore dans son jus. 800 yens le repas du jour.
Quelques heures de paysages plus tard, nous voici arrivés à destination, Mikiura, village de 600 âmes sur une baie qui lui donne son nom. La vue depuis notre guesthouse est magnifique ; heureux les singes qui en profitent tout au long de l’année… Mais ils font comment, les singes, pour faire leurs courses ? #mamieSupérette.
Jeudi 10 septembre 2015
Vendredi 11 septembre 2015
Ton anniversaire, ce jour, raison principale de notre venue ici, ce port, cette baie et derrière le Pacifique. Ciel bleu, légère brume là-bas. Grincement du ponton, chant des rapaces qui commence dans un trait et finit en modulation, onomatopées des corbeaux, bruissement des branchages lorsque les singes s’y promènent, cri d’un héron cendré ou d’une mouette. En face, au-delà des vagues, les verts se multiplient, les voici encore baignés de lumière en cette fin d’après-midi, lumière rasante qui dorait déjà, à notre retour de la plage, les bétons, les bouées, les rouilles ou le large chapeau du pêcheur.
Samedi 12 septembre 2015
Quand la ville arrive, bien que ses paysages me captivent, je plonge dans le livre à la couverture blanche, comme si ce n’était pas le jour pour autre chose que les montagnes et la mer, des dentelles de rochers, ce Pacifique plus bleu que tout, l’horizon net baigné d’un soleil franc, les toits aux éblouissantes tuiles vernissées… et ce bar à Katsuura frappé par mon fou rire.
Dimanche 13 septembre 2015
On sonne. Quand j’ouvre la porte, l’homme devient figé, bouche bée, aucun son ne sort de sa bouche face à mon visage souriant, frisant de plus en plus l’éclat de rire au fur et à mesure que la scène, semblant durer une éternité, se prolonge. Son « you speak english ? » finalement bafouillé ne sert alors à rien, puisque qu’il se met à me parler en japonais, nous laissant 1 semaine pour répondre à ce questionnaire de recensement.
Lundi 14 septembre 2015
Je regarde ses yeux, à quelques centimètres des miens, proximité inédite, presque troublante. Elle regarde mes dents, débitant au fur et à mesure de son avancée dans l’exploration de mes gencives des numéros en japonais et en anglais, cette langue indo-européenne semblant fournir, par sa prononciation à la japonaise (ouane, tou, souri, foh, faïvu, sikousou…) des références purement médicales et n’étant donc nullement liée au fait que l’homme, profession dentiste, lui avait demandé de parler en anglais pour faciliter notre conversation, homme de bleu vêtu tandis qu’elle portait une blouse en tissu assez épais d’un vert presque inexistant, homme dont les yeux, tout aussi noirs, au-dessus (ou en-dessous, vu de ma place) d’un carré blanc recouvrant une grande partie de son visage, étaient un peu plus tôt tout aussi proches – proximité inédite, presque troublante – pour l’inspection de mes dents, me permettant une nouvelle remarque sur le fait que les hommes ici se taillent les sourcils et que lui, de surcroît, les épile partiellement (peut-être même en comptant ouane, tou, souri, foh, faïvu, sikousou…).
Un peu plus tôt, j’avais revu le cochon rose.
Mardi 15 septembre 2015
Mercredi 16 septembre 2015
Tout d’abord ce n’est rien, un mouvement insignifiant, quelque chose comme une fêlure sur l’ivoire d’un mur, une craquelure sur un os. Je ne sais pas comment je m’en aperçois, une babiole peut-être qui bouge, les bibelots qui s’ébrouent près de la baie vitrée, quelques points de poussière dans la lumière de l’air. Silencieusement, subtilement, cette chose se développe et suit son cours, elle circule sans relâche.
Michaël Ferrier ; Fukushima, récit d’un désastre.
Jeudi 17 septembre 2015
Comment on dit « Pomme C – Pomme V » en japonais ?
Vendredi 18 septembre 2015
Alors, entre mes mains, l’improbable : une cruche datant d’environ 1800 ans. Je m’inquiète que mes doigts en soient pas encore tachés de la viande mangée plus tôt, et prends toutes les précautions possibles pour ne pas faire tomber l’objet ; vous me connaissez… La suite est moins ancienne (plusieurs siècles cependant) : masques de nô, rouleaux où défilent monstres et dessins érotiques. Mais l’émotion est là, forte, troublante, peut-être parce que les esprits qui hantent ces objets ne dorment pas.
Samedi 19 septembre 2015
« Ouais ben tout l’monde fait pas Guernica« , dis-tu. Je souris.
(Et Théodore Duret, Hiroshima, l’horreur décrite qui démontre qu’une petite légende vaut parfois mieux qu’un étrange dessin, la tristesse d’un musée vide et d’un restaurant de musée d’art contemporain au mobilier ringard et donc hors-sujet, les retrouvailles, les images belles ou drôles de Judith Cahen, les longues discussions autour d’une bière, puis d’une deuxième, puis d’une troisième, puis…)
Dimanche 20 septembre 2015
Nous sommes, de nos ancêtres, les fantômes de chair. Ils se servent de nos corps vivants pour hanter ce monde. Et nous voici, éperdus de tous ces morceaux dont nous sommes faits, et auxquels il convient de donner une apparence unique, cohérent et entière. Nous promenons nos corps constitués des bouts des uns et des autres à la recherche d’un principe qui les fédère, et que nous appelons moi, les jours de bravade, quand en réalité tout cela bataille en nous, tous ces ancêtres dont chacun voudrait avoir la préséance, faisant pression sur nos mimiques, et sur nos pensées peut-être, toute la horde des aïeux qui n’acceptent par plus de disparaître que les spectres des contes, et qui colonisent nos corps, pour durer encore, à leur façon.
Christine Montalbetti ; Love Hotel
Lundi 21 septembre 2015
C’est lundi, c’est Nitori.
Mercredi 23 septembre 2015
Ôhara. Nous revoici là, bar désuet, toucher du velours et odeur poussière, mais la femme n’a plus les cheveux violets. Le souvenir date probablement de juillet 2012, mais je ne creuse que dans mes souvenirs et pas dans les pages de ce journal. Alors d’autres lieux reviennent, ce petit restaurant au nord de Kibune, loin, lieu imprécis précédé, j’en suis sûr, par le doublement d’un taxi avec deux geishas à bord. Parmi tous ces lieux d’autrefois et de maintenant, nulle image dans ma sélection bordelaise. Ils s’accumulent, attendant leur tour.
Jeudi 24 septembre 2015
Et le champ d’en face est redevenu terre ; un peu plus tard, humide.
Samedi 26 septembre 2015
Lors du dîner dans ce restaurant à l’ambiance curieusement parisienne qui fera grincer certaines dents, dont les miennes, étant donnée l’attitude (… remplacer par l’adjectif de votre choix …) des serveurs, lors du dîner, donc, la voici, Japonaise plus française que certains d’entre nous, qui raconte son pays, c’est à dire un certain de côté de son pays, un des plus sombres actuellement, ce jusqu’au-boutisme nationaliste pour sortir le Tohoku du marasme.
Dimanche 27 septembre 2015
Le parfum offert hier par J, une fois sur moi, m’évoque immédiatement celui qui le portait. Il me poursuit toute la journée, accompagné d’un sentiment nostalgique et triste : c’est comme si j’entendais son rire par-dessus la musique, comme s’il était là, assis dans un fauteuil Voltaire, deux doses de Ricard dans un peu d’eau et un paquet de Rothmans.
Mais plus tard, nuit tombée, nous trompant de bar pour justement retrouver J, c’est le fou rire qui vient ; il en aurait ri aussi, doucement moqueur, de cette femme assise là, devant son petit écran.
Lundi 28 septembre 2015
« I’m wondering if they can fit the building…because they are a big group… »
Soleil. La terrasse parisienne serait bondée, on s’y battrait pour une place, même au bord d’un boulevard bruyant. La terrasse kyotoïte, en bordure de rivière, vision sporadiquement troublée par une voiture roulant lentement, est vide. Il n’y a qu’une table et deux chaises, et la dizaine de clients est à l’intérieur, où la climatisation ronronne et me fait frissonner lorsque je vais payer et qu’elle me fait remarquer, dans un sourire, qu’aujourd’hui je suis seul.
Mercredi 30 septembre 2015
Après l’exercice bimestriel de japonais (1h15 chez le coiffeur, rien que ça), je file vers les étagères de l’Institut, desquelles j’extrais quelques ouvrages desquels j’extrais quelques notes, deux haïkus et le sentiment que le temps va manquer pour tout lire, tout retenir, tout apprivoiser ; une vie ne suffit pas. Enfin d’autres étagères, de bois (précieux ?), livres d’art, verre de Sauvignon.
Jeudi 1er octobre 2015
Je ne m’attendais pas, en lisant le discours de Kenzaburo Oé lorsqu’il reçut le prix Nobel de littérature, à découvrir que l’une de ses références était le conte de Nils Holgersson. J’ai 10 ans, le dessin-animé tiré du conte passe à la télévision chaque samedi après-midi et c’est sur le matelas épais et l’édredon fleuri de ma grand-mère que je regarde avec émerveillement l’histoire de ce garçon et des oies sauvages. J’ai alors rêvé, les années qui ont suivi, comme l’enfant devenu minuscule, d’être emporté au dos d’une oie dodue pour voir le monde… rêve bien plus accessible que de tuer des monstres interplanétaires en Ulysse du 31ème siècle.
Dimanche 4 octobre 2015
Vous pourrez m’envoyer les photos ?
Mardi 6 octobre 2015
Chantal Akerman était comme une cousine, lointaine, rarement rencontrée, dont on nous aurait dit si souvent du bien, rien que du bien. Je n’avais pas souvent rencontré le cinéma de Chantal Akerman, une fois avec ennui, une fois avec plaisir, mais elle était de la famille, la tienne de cœur , donc la mienne par alliance, et te voilà soudain bien triste. Une autre douleur, donc, autre que celle de la nuit et du matin, douleur bruyante là, en bas du dos à droite, douleur évanouie comme par enchantement à la fin de la journée, après quelques médicaments et un « o daijini » vers 9h40.
Vendredi 9 octobre 2015
La soirée s’achève, la semaine presque également, et l’on nous embarque vers une surprise, un ailleurs, une grotte, un aquarium, un musée sérieux et farfelu : des coquillages, des poissons, Jules Verne n’est pas loin. C’est un bar, un bar avec alcool, sinon une glace ; alors je prends une glace.
Samedi 10 octobre 2015
Dimanche 11 octobre 2015
Il y a en entrant dans la maison une odeur que je n’identifie pas tout de suite. Je m’étonne que la porte arrière soit ouverte, je m’étonne de tout ce qu’il y a sur la table, je me demande qui a bien pu passer et laisser là ces surprises, surtout en regardant les étiquettes qui m’indiquent la provenance. Et puis je me rappelle, enfin, que c’est simplement toi.
Lundi 12 octobre 2015
« Et vous savez pourquoi ils nous ont fait venir ici ? »
Mercredi 14 octobre 2015
C’est l’histoire d’une rencontre, celle avec les Bescher. C’était avant 2001, avant les carnets, avant les traces écrites de ce journal, avant les traces des anciens journaux surtout, ceux qu’on ne lit plus, ceux qu’on ne peut plus lire parce que c’est mieux ainsi, même si certains referont surface, ceux d’après 2004 par exemple, ceux d’avant 2008 sûrement, là où ça commence à ressembler à autre chose qu’un agenda, qu’un ramassis a-poétique vaguement à la Prévert (prévert pépère ?). C’est une question de temps, d’organisation, de copier-coller… de détricotage du passé peut-être aussi pour en enjoliver les formes, les phrases…
Bref, les Bescher. C’est, si je ne me trompe pas – c’est en tout cas ce que je raconte à chaque fois – ma rencontre avec la photographie exposée. C’est au centre Pompidou, c’est une baffe, c’est un virage. Je navigue entre la fascination et l’incompréhension, et il est probable que je ne reste pas longtemps. Et puis ça va me coller aux basques. Jusqu’à hier par exemple, voyez cette fichue façade plantée là, un peu plus bas que ce paragraphe, ils sont là les Bescher.
Enfin non, maintenant ils ne sont plus là. Plus du tout et il faudra rattraper le temps perdu, les regarder encore et les lire. Comme Chantal Akerman, alors ce soir c’est Je, tu il, elle. 1975.
Jeudi 15 octobre 2015
Sur la table basse, le bonheur de voir des livres. Depuis quelques jours il y avait Flaubert, Riboulet, les lettres manuscrites en marque-pages, en signal, celui de l’amitié. Il y avait aussi depuis trop longtemps maintenant celui, virtuel, toujours en attente, ce prénom en PDF. Et voici que ce soir il y en a d’autres, des signaux et des livres, japonais, japonisant, avec toujours en tête cette lumière ; et là, devant nous, le sourire radieux des amis, enfin là.
Vendredi 16 octobre 2015
La centrale se situe à peu près à dix mètres au-dessus du niveau de la mer. La vague fera plus de treize mètres. Les premiers plans montrent que le site originaire se trouvait trente mètres plus haut, mais on a raboté la falaise pratiquement jusqu’au niveau de la mer pour économiser les frais de pompage nécessaire au refroidissement des réacteurs. Le site contient six réacteurs nucléaires alignés en rang d’oignon, à deux pas de l’océan. On dirait un resort hotel, une résidence hôtelière pieds dans l’eau.
Michaël Ferrier ; Fukushima, récit d’un désastre.
Mardi 20 octobre 2015
Ils sont arrivés hier, discrètement, à l’heure du dîner. Me voici, ce matin, passant la tête puis toquant sur l’armature de la moustiquaire, bruit léger. A sourit et se précipite sur ses chaussettes pour les enfiler, apparemment gêné (qu’elles soient ainsi par terre ou que je voie ses pieds ?) et engage la conversation sur la météo (la chaleur d’août, son allergie au soleil) avant de s’inquiéter sur la présence de moustiques qui, par chance pour lui, ne font plus d’apparitions depuis quelques jours. Nous ne le verrons donc pas ici l’été prochain.
Mercredi 21 octobre 2015
Jeudi 22 octobre 2015
J’aurais pu fermer les yeux. C’est une spécificité de la vision. L’ouïe ne la possède pas. Les tympans n’ont pas de couvercle. Mais la rétine a un organe qui fait fonction de couvercle, en l’espèce les paupières. C’était donc facile. Et pourtant, je n’ai pas pu.
Hideo Furukawa ; Ô chevaux, la lumière est pourtant innocente.
Dimanche 25 octobre 2015
Mardi 27 octobre 2015
La scène est triste: de l’autre côté de la grande vitrine qui ne cache rien, deux femmes pleurent. Soudain le vétérinaire secoue la patte du chat, comme ça, vous voyez ? Comme un jouet, comme un truc mou, flasque, pas comme une patte de chat qui vient de mourir. Alors je ris. Devant l’absurde et la gêne de cette transparence que je trouve peu japonaise, je ris. Ce n’était pourtant pas le moment, de rire de la mort.
Et puis, comme un touriste, découvrir (Konnen-in) ou retrouver (Nishi-ki, Guio-Guiro…) et entendre K dire : « C’est assez délicieux« .
Vendredi 30 octobre 2015
Samedi 31 octobre 2015
Le bar est spacieux (donc pas très kyotoïte), agréable (donc très kyotoïte) et de l’autre coté de la vitrine, là, juste à côté de toi, il y a une part de gâteau immense en carton. A l’intérieur, on note surtout la tête de panda en peluche accrochée au mur, telle un trophée. A l’extérieur, je remarque surtout le garçon avec un tee-shirt « Cindy Lauper » qui montera dans le bus 203. C’est un samedi différent, lent, reposant, différent parce que pour une fois nous marchons sur ce pont, ensemble. Ça n’a l’air de rien, mais…
Il y a ensuite cette scène qu’on ne comprend pas, au restaurant, c’est comme un film met finalement, on lit sur les visages les expressions faute de comprendre les mots. Et puis l’expo (sur des artistes inspirés par le mouvement) Rimpa. Et puis un film muet, un vrai, La Cigogne de papier, Mizoguchi années 30 et Japon bien sombre…
Dimanche 1er novembre 2015
Lundi 2 novembre 2015
« Que l’acteur soit bon ou mauvais, faire le cheval c’est ingrat. »
in « Histoires d’herbes flottantes » d’Ozu
Mardi 3 novembre 2015
Mais tu es sûr que l’on va pouvoir emporter ces deux grosses boîtes sur le scooter ?
Mercredi 4 novembre 2015
Je vais parfois à Kyoto. Tant d’autobus ça m’étonne encore. Chez moi, tout le monde a une voiture, je ne savais pas déchiffrer un plan de métro, je n’avais jamais utilisé de transport public (pour quelqu’un comme moi, issu de la classe moyenne, c’était bon pour les pauvres). Il m’a fallu un an pour m’y faire. Le japonais, je l’apprends sur le tas. J’ai fréquenté quelqu’un près de Tokyo, un Canadien. Mais ça n’a pas bien fonctionné et, depuis, je suis célibataire. Ici, presque personne ne sait que je suis gay – ça ne leur plairait pas.
Nicole-Lise Berheim ; Saisons japonaises
Jeudi 5 novembre 2015
Vendredi 6 novembre 2015
Il est comme toujours réservé, peut-être pétrifié pas son anglais chaotique qui m’oblige – et c’est tant mieux – à lui répondre en un japonais autant chaotique. Face à mes questions – Que faire de ces grandes planches ? que faire de ces vêtements en parfait état ? – il n’a pas de réponse, et le temps de sa réflexion, mon regard se porte sur son lobe gauche. Un trou. La marque d’une ancienne boucle d’oreille. J’ai du mal à y croire, à ce fantôme, ça ne colle pas avec le personnage devant moi, qui depuis un an et demi garde cette attitude de petit garçon timide et qui me fait à chaque fois regretter Rika et son énergie, ses questions, son étonnement permanent, ses marques d’attention et son amour pour les primevères et les pensées. D’ailleurs vous ai-je dit que j’en ai planté ?
Dimanche 8 novembre 2015
Il y avait, dans ces étagères ayant récemment subi une bascule de 90°, un numéro d’ArtPress sur la photographie plutôt planqué, à peine feuilleté. Il attendait sûrement d’être réellement utile, et à dix jours de l’accrochage, il le fut – dans un fauteuil vert de chez Zen – , et m’éclaira un peu plus sur ma propre démarche, sur l’envie, le besoin, la nécessité de ne pas s’aligner, de ne pas aligner, besoin découvert le jour où tu bousculas cette rigueur apparente et ces 4 images trop bien disposées, ce petit ensemble trop parfait, sans énergie, sans mouvement, sans lignes, sans dynamique, sans tensions, sans rien.
Un peu plus tard, cette série anglaise ajouta un peu d’énergie, de dynamisme, de mouvement… Shake shake shake!
Lundi 9 novembre 2015
Ce dernier jour avant de retrouver la France, j’erre dans les trop grands magasins, les rayons et les étages en quête de papèterie ou de produits pour restaurer mes chaussures. Comme si je l’avais oubliée, je prends en pleine figure l’absurdité de ce monde ultra-consumériste, dont je suis moi-même acteur et prisonnier, avec tout son déballage d’outils pour équeuter les fraises ou dénoyauter les avocats et regrette amèrement de ne pas être allé à cette conférence d’Edouard Louis, conférence un trop loin, temps un peu trop pluvieux, moi-même un peu trop bête.
Mardi 10 novembre 2015
Pourquoi t’as acheté du steak haché ? … Ah ouais, tu vas lui faire la cuisine à la meuf de 30 balais !
Retrouver les rayons du supermarché, baigner de nouveau dans une foule parlant une langue qu’on comprend et éclater de rire au rayon frais.
Mercredi 11 novembre 2015
J’avais oublié que les gens fumaient des cigarettes électroniques. Oui oui, ça m’a surpris un court instant. Et puis, comme hier, plongeant dans les conversations alentours, cette fois à une terrasse, trois chemises neuves dans un sac, j’écoute. Ils ne se connaissent pas. Il dit qu’il aime le cinéma. Et la musique. D’ailleurs il aimerait en faire, du cinéma. Il cite Kubrick, Spielberg, Lucas. Lucas ? Elle ne connait pas Lucas. Il ne cite pas La Guerre des étoiles, non, il dit « science fiction… heu… voilà ». Elle dit « C’est un peu cucul je sais mais j’adore Woody Allen ». Il dit que c’est génial Woody Allen.
Jeudi 12 novembre 2015
Chercher ses tickets de métro devant les portillons, regarder l’heure et cette fichue machine, faire comme le type qui me passe devant et se glisser dans le portillon, s’asseoir et voir là-bas quatre ou cinq contrôleurs monter dans le métro, détester les cadres de la RATP qui décident d’envoyer des équipes de contrôleurs à 6h30 du matin, regarder les contrôleurs changer de rame une station plus loin, regarder les contrôleurs descendre à nouveau une rame plus loin et ne pas monter dans ma rame, respirer. Monter dans le TGV, s’inquiéter parce que le contrôleur n’articule pas du tout et annonce Breaux-Saint-Jean, regarder la brume, retrouver JLD, marcher, pédaler, se laisser guider, voir les tirages, presque pleurer devant cette porte, remercier le travail du labo, retrouver JLM, prendre une formule à 14,50, regarder le mur, hausser les sourcils, regarder les murs blancs, prendre un autre train, embrasser ses parents, survoler Berque.
Vendredi 13 novembre 2015
…
Samedi 14 novembre 2015
Je suis réveillé par un sommeil troublé, car rien n’est léger depuis hier soir, pas même le sommeil. Je suis réveillé par la peur du nombre que je vais lire, par les larmes. Je suis réveillé, moi ; d’autres non.
Lundi 23 novembre 2015
Poussière. C’est un tunnel de poussière blanche qu’il faut franchir pour quitter l’appartement ; ne pas se retourner. Ne pas retourner poussière ? De l’autre côté, il y a un sauveur, des fleurs à la main qui nous accueille tandis que je toussote et m’époussette. J’aime la métaphore, l’idée du bout du tunnel après une semaine d’accrochage, de vernissage et surtout en ce lendemain de conférence, en ce lendemain d’un jour pas comme les autres, avec ce défi qu’on m’avait donné de parler de la lumière.
J’aime la métaphore, j’aime moins la situation, ému, quelques minutes plus tard, lorsque je me retrouve seul à trainer cette valise trop lourde sur les pavés bordelais. Au café un croissant, un expresso, 3 euros 50, l’employée qui note le menu à la craie de sa main gauche et mon esprit s’embarque déjà vers l’après, vers ces jeux d’enfants qu’il faudra montrer, vers ces envies de publications, de partages, d’échanges et vers ce roman qu’il faut écrire.
Jeudi 26 novembre 2015
Jeudi 3 décembre 2015
« Vous travaillez dans la mode, monsieur » ? me demande-t-elle avec sa pointe d’accent japonais, en ramassant mon plateau de petit-déjeuner, immuable petit-déjeuner, le même à chaque trajet Paris-Osaka. Elle trouve mon écharpe parfaitement assortie à mon pull ; il faut dire que j’ai remis cette paire de lunettes du même coloris. J’ai fini mon thé, zappe d’un disque à l’autre sur la sélection d’Air France, cherchant à combler quelques lacunes et j’en suis à Camelia Jordana, plus tard ce sera des noms déjà oubliés puis le plancher des vaches. Sommeil. Nemui desu. Peu dormi. Les pas d’un enfant et son rire ont terminé ma courte nuit; maman a pourtant dit « chut ! ». Ensuite les idées ont défilé, tout et n’importe quoi, peu importe, du moment que ça vous empêche de dormir.
Arrivé à l’aéroport, une équipe de télévision, qui m’avait déjà interviewé en mai 2014 je crois – j’avais alors pataugé dans un anglais mal réveillé – me pose la question qui fait le titre de leur émission : « Why did you come to Japan ?« , et comme je suis en mode auto-promo, on en vient à regarder mes photographies sur le petit écran du petit présentateur. Les voici alors avec l’idée de me suivre, donc de venir à Kyoto, pourquoi pas, ils m’appelleront, et en attendant me voici refaisant une prise, les laissant me suivre en sortant de l’aéroport, et les saluant en partant dans ce taxi collectif à 3300 yens dans lequel, malgré le sommeil, je ne m’endormirai pas.
Plus tard non plus, une fois la maison retrouvée, attendant de m’effondrer vers 19h. Je pars donc dans l’après-midi retrouver les bords de la rivière et les couleurs de l’automne, encore présentes, disséminées, diluées dans les branches vides.
Vendredi 4 décembre 2015
Il faut croire que j’ai déjà perdu l’habitude des horaires de bus. Alors tu viens à ma rencontre, moi me dirigeant d’un pas hâtif vers la rivière, guettant les deux roues entre deux réverbères puisque il fait déjà nuit, faisant signe à celui-ci avec mon téléphone, mais ce n’est pas toi. Au restaurant on évoque les sujets qu’hier soir nous n’avons pas abordés ; je dormais déjà, n’est-ce-pas.
Dimanche 6 décembre 2015
Le japonais l’emporte parfois machinalement sur l’anglais entre nos invités, alors on essaye d’attraper des mots, des verbes, des constructions, exercice linguistique dominical qui permet de se rassurer – puisque l’on comprend parfois, un peu – et de s’agacer – puisque l’on ne comprend pas, souvent, beaucoup.
Mardi 8 décembre 2015
C’est toujours agréable d’aller à pied jusqu’au métro. 25 minutes de marche, plutôt qu’une dizaine en bus. C’est lorsque l’on arrive au métro, et que l’on se rend compte qu’on n’a pas le moindre moyen de paiement sur soi, que c’est moins agréable. Alors la suite du parcours, le long de la rivière tandis que la nuit tombe – et qu’arrivé à destination, elle est belle et bien tombée – je la transforme en moment agréable, toujours en quête de quelques images, toujours surpris par ces échassiers qui parfois ne bougent pas, toujours amusés par ce concerts d’oiseaux…
Et le film du soir ? Foujita.
Mercredi 9 décembre 2015
Alors ils toquent à la porte, me demandent d’entrer, regardent les taches par terre, puis le plafond. Je leur dis qu’elles sont là depuis le début, leur demande s’il y a un problème, ils grommellent… Je dis « maybe ?« . Et ils ressortent. Ils regardent celles qui sont sur la terrasse et mon air surpris. Et ils repartent.
Et puis… et puis il y a Shin qui dreams d’Australie, ces quelques fleufleurs, ce pasta-déjeuner, ce zoo incroyable, l’incontournable guitariste du bar du RC et ces deux hommes débarquant au bain avec deux serviettes jaune vif reliées entre elles pour former un slip. Jaune vif.
Jeudi 10 décembre 2015
α, @KCUA, YDS, consonne, voyelle, consonne, consonne, voyelle…
Vendredi 11 décembre 2015
Ne jamais prendre son temps dans la salle-de-bain-bureau-chambre-dressing séparée du reste de l’habitation par une porte quand il y a quelque chose sur le feu. Sauf si on aime les plats brûlés.
Le film du soir : « 恋人たち« . ええと… T’as tout compris toi ?
Samedi 12 décembre 2015
Lundi 14 décembre 2015
S’éloigner, puisque la clémence du temps le permet. L’idée d’aller plus loin est toujours un peu freinée, bêtement, par les quelques taches habituelles ou pas, qui attendent à la maison, mais qu’importe. Regard sur un plan de la ville, chercher ce qui reste accessible avant de partir au hasard, imaginer ce que l’on peut contourner dans ce recoin aux côtes parfois abruptes, voir depuis Google maps les aires de jeux non visitées même si c’est toujours le hasard qui m’a fait trouver les plus intéressantes, séparées du ciel par quelques arbres souvent, encaissées parfois. C’est vers le sud que je vais d’abord, trouver cet endroit aperçu depuis le bus, il y a déjà longtemps, arrêt Senbon-Marutamachi, vous voyez? Vers l’ouest ensuite, explorant ce quartier résidentiel avec, pour presque unique bruit de fond, le train qui passe, cette ligne qui va vers là-bas, Arashiyama et puis plus loin encore, pourquoi ne l’avoir jamais prise ? Il va falloir aller là-bas, je dis « falloir » comme si je n’en avais pas envie, c’est idiot, aller là-bas, encore plus loin, pour ne pas quitter Kyoto avec le sentiment de n’avoir rien vu, pas assez vu. Car le temps passe.
Et puis le soir on retrouve ce bar, tu n’y étais pas revenu je crois, moi si, mais il faisait beaucoup trop chaud, tu sais combien les Japonais, si je dois généraliser, n’ont qu’une vision très restreinte des économies d’énergie quand il s’agit de climatisation ou de chauffage. Les murs de céramique sont toujours là, toujours les mêmes, les mêmes qu’avant et les mêmes qu’au bain, plus loin dans la rue.
Mardi 15 décembre 2015
Mercredi 16 décembre
Le documentaire du jour, 犬に名前をつける日, nous entraîne du coté de Fukushima, où certains animaux, chats, chiens, vaches, errent bien tristement. Mais comment on dit « Ouaf Ouaf ! » en japonais ?
Vendredi 18 décembre 2015
Devant le théâtre de kabuki, c’est un autre genre de spectacle que celui qui se déroule en général à l’intérieur : deux grosses mascottes – un peu ridicules ou amusantes, c’est selon -, et des (personnes déguisées en ??) policiers qui distribuent des mouchoirs. Michel, avec qui nous avons rendez-vous, interrogent les policiers – puisque ce sont réellement des policiers – et nous apprenons qu’ils font campagne contre les yakuzas. La police plutôt que les yakuzas, voilà qui nous semblent plutôt justes, et le policier nous donne, ravi, un deuxième paquet de mouchoir, dans lequel on découvrira plus tard qu’il y a aussi un petit sac en plastique multi-fonction, puisque le policier lutte contre les yakuzas, pas contre la sur-consommation de plastique.
Samedi 19 décembre 2015
« Quand nous mourons dans l’opacité africaine, sur des rafiots birmans croisant en mer de Chine ou dans l’enfer glacé de Madagan, nous ne mourons pas, hommes, comme des chiens, nous sommes des chiens et comme tels nous mourons. Mais quand nous mourons là où l’esprit occidental a placé son centre de gravité et dicte son temps au monde, nous mourons comme des chiens parce que nous sommes des hommes et que les hommes ne meurent pas dans la rue abattus comme des chiens mais dans leur lit, paumes ouvertes. Les heures ne sont pas les mêms pour tout le monde, la chronologie est une fiction. Une balle à bout portant tirée en pleine rue.«
Mathieu Riboulet ; Entre les deux il n’y a rien.
Après avoir croisé son regard et son chemin, je le suis car nous allons dans la même direction, là-bas, au bout du couloir où sont les toilettes. Il dégage quelque chose d’un peu condescendant, même de dos, derrière cette coiffure savamment travaillée et il marche avec l’air assuré des adolescents qui trainent fièrement leurs chaussures trop lourdes, le port altier, tapotant sur un téléphone portable relié aux oreilles par des écouteurs. A peine arrivé devant l’urinoir, il laisse échapper le téléphone qui tombe, poum, sur la céramique probablement à peine rincée par la chasse d’eau précédente. Se déclenche alors chez moi un rire que je cherche à cacher, mais je sens qu’il tourne un peu la tête vers moi, je devine qu’il voit mon rictus et les soubresauts de mes épaules… Lorsqu’il quitte ce couloir blanc, croisant mon regard rieur car je t’attends à la sortie, il poursuit son chemin en trainant ses chaussures trop lourdes, l’air de (presque) rien. Et te voilà : « Pourquoi ris-tu ?« .
Dimanche 20 décembre 2015
Oh bien sûr on pourrait sourire pour la robe. Mais après tout, c’est Noël. Et puis on ne rit pas en écoutant Listz ou Ravel.
De toute façon on ne rit pas du tout aujourd’hui après la triste nouvelle du matin, qui se teinte presque de conditionnel, comme si l’incompréhension et le peu d’informations précises pouvaient effacer la mort. Je l’avais rencontré deux fois cette année, et auparavant son nom revenait souvent. Il restera la joie d’une photo ensemble, de jolis souvenirs attablés, et ces trois pendules arrêtées.
Lundi 21 décembre 2015
Errer. Le verbe me convient. Habituellement ailleurs. Mais cette période de Noël m’entraîne plus que d’habitude et plus que de raison dans les boutiques, petits et grands magasins (藤井大丸 is my atarashii paradise), et jusque dans les cabines d’essayage, en vain malgré le bleu et le confort de ce blouson, en vain malgré la joliesse de cette chemise, en vain malgré l’insistance du vendeur (prononçant Henri Cartier-Bresson avec difficulté et adorant Mario Giacomelli) qui me permet néanmoins d’essayer d’improbables space-shoes de chez Y3. Et te voilà, alors on s’y entraîne mutuellement, puisque te voilà, entre obligation et hésitation, puisque me voilà, ne l’as-tu pas senti ?, entre hésitation et hésitation… Quoi ça ne te plait pas ça ? Et n’oublions pas de remettre la palme du vendeur du jour à la personne mega-gender de chez Vivianne W, même si je l’ai un peu obligé(e ?) à ranger la cabine avant d’essayer ce pantalon en velours rouge pas cher mais trop slim car je n’ai plus 25 ans (même si, en relisant ce qui précède, je me le demande…).
Mardi 22 décembre 2015
Avant qu’elle ne me pose une question à laquelle je ne saurai pas s’il faut répondre par oui ou par autre chose, je lui dis que c’est un cadeau. Alors elle sort une jolie pochette dans une sorte de matière un peu duveteuse et je lui que oui c’est parfait. Hai, kekkô desu… qui veut aussi dire le contraire, puisque c’est parfait comme ça, mais parfait comment ? Parfait à quel moment ? Et voilà une autre question, zut, et j’ajoute un Hai sono mama, un « oui comme ça », et elle reste sur le comme ça, le « comme ça » qui pour elle veut dire « oui comme c’est déjà présenté quoi »… alors que pour moi non non c’est plutôt « comme ça » quoi… Elle repose la jolie pochette, fourre la boîte dans un sac banal, et je repars avec mon latin perdu, n’ayant plus osé rajouter qu’une simple forme de politesse et un sourire (jaune).
Et puis là haut on se dit au-revoir…
Mercredi 23 décembre 2015
Lorsque D m’a envoyé l’info de l’expo, j’ai pensé que c’était des photographies faites par un garçon. En arrivant dans le petit lieu, troisième étage, dehors la pluie, ce sont des dessins à l’encre, quelques-uns seulement, alors on fait vite le tour et déjà sur le palier, elle nous suit, nous demande d’où l’on vient et répond que c’est elle l’artiste.
Vendredi 25 décembre 2015
En haut, oui là-haut, dominant la ville, il fait chaud. Mais soudain la pluie. Sur les bords de la rivière, après une descente rapide et glissante, on trouve un café « parfait », un peu kitsch, douillet, température élevée évidemment, velours rouges, jazz, décoration à l’européenne, bibelots et lampes des siècles précédents, un vase derrière toi (et donc sur ces photos que je ne montre pas), le tout m’évoquant, avec le sapin de Noël richement décoré, le lobby de l’hôtel de Londres de décembre 2008, même s’il n’y avait peut-être pas de sapin. La clientèle est âgée, et peu avant midi, elle rejoindra la maison de retraite d’à-côté pour le déjeuner, sauf ce couple à droite, quinquagénaire triant des photographies, ignorant comme il se doit les signes de politesse de la serveuse tout de noir vêtue.
Plus tard le hasard de retrouver ceux que tu avais rencontrés hier à 9,2km d’ici, puis enfin Furyô. Enfin Furyô, oui, enfin.
Samedi 26 décembre 2015
Et se retrouver témoin de scènes de dortoirs ou de vestiaires, la jeunesse plus ou moins pubère se comparant les aisselles (entre autres parties du corps, entre autres gestes, entre autres détails qui pourraient s’étendre, mais fermons la parenthèse), dans des éclats de rire, des étonnements, des questionnements ou de franches provocations. Autour, quelques moues.
Dimanche 27 décembre 2015
Règle numéro 35 pour se sentir un peu plus japonais : se garer en double-file.
Lundi 28 décembre 2015
A l’aller, vers l’aéroport, c’est très simple : il suffit de ne rien comprendre aux indications pour louper l’entrée de l’autoroute et prendre la suivante, plus loin, là-bas. Au retour, c’est également très simple : il suffit d’une seconde d’inattention ou d’une évidence pour le copilote et c’est le drame : les embouteillages d’une nationale à la place de la fluidité d’une autoroute. A ta gauche cette fois, Lili, là là.
Mardi 29 décembre 2015
Tandis que la foule des touristes se rue sur les artères commerçantes et les temples conseillés par tous les guides et accessibles par quelques moyens de transport sur ou sous terre, nous retrouvons le Manshuin, havre de paix, après un autre lieu étrangement désert, la ほりかわクリニクoù le docteur Pascher s’était fait rassurant, comme s’il copiait la leçon Assimil n°46 sans avouer pour autant que c’était probablement dû à un simple excès de nourriture. 大丈夫です。
Et nous poursuivons, dans les montagnes, pour déjeuner grassement de nourriture « locale » puis pour lui montrer ce lieu que nous aimons, cette rivière bordée de bâtiments immenses qui abritent des tronc non moins immenses, ce lieu qui, les décennies passant, ne sera probablement qu’un fantôme.
Mercredi 30 décembre 2015
Vendredi 1er janvier 2016
Dimanche 3 janvier 2016
Les particularités japonaises – c’est à dire surtout l’absence de réglementation – en matière d’urbanisme offrent au regard du promeneur 2015 2016 une terrifiante multitude de maisons de plastique poussant comme des champignons. Mais, pendant des décennies, elles ont aussi laissé construire des bidules géants faisant office de lieu d’habitation, hôtel… ou clinique dentaire. C’est donc vers l’un d’eux – aussi vite construits que détruits, faut-il le préciser – situé à côté de la gare de Momoyama minamiguchi (« sortie sud de la montagne aux pêches »), que l’on se dirige en ce dimanche, sans trop savoir s’il faut qualifier ces gestes architectoniques d’amusantes surprises ou de simples horreurs sortant d’esprits mégalos… bref…
… Pour compenser, nous poursuivons vers le sud, vers Uji, et le hasard nous assied dans une charmante gargotte tellement traditionnelle que l’on se demande comment elle tient encore debout, pour déjeuner – ô merveille – de soba au matcha, la nouille verte pouvant être considérée comme une amusante surprise.
Lundi 4 janvier 2016
Mardi 5 janvier 2016
13h, je pensais que l’on se retrouverait en bas, et c’est finalement sa collègue, par le hasard probable d’une fin de déjeuner, qui passe devant moi, me sourit de manière aussi radieuse que d’habitude et m’invite à monter, tandis que H san, qui l’accompagne, me demande, rigolard, si j’ai bien dormi, puisque il était l’un des « deux autres » Japonais, arrivés par surprise et pour notre plus grand plaisir.
A l’étage je découvre ces lieux qu’ils me proposent pour exposer. Je réfléchis, on mesure le couloir, j’imagine, mais ça ne colle pas avec le projet, le couloir est trop étroit, le mobilier sera trop présent, l’éclairage est un peu bas. Dans la discussion du soir – était-ce avant ou après le dîner avec D qui n’a rien cassé, E qui a aimé mon pantalon et N qui ne sait pas qu’elle conduit une Daimler ? -, tu évoques un autre possible, un jeu avec le lieu, un projet qui collerait, la présence du mobilier. En effet, pourquoi pas?
Vendredi 8 janvier 2016
Je lui tends ma carte et lui dis que c’est la première fois. はじめてです。Il me montre où sont les vestiaires, bien sûr il faut se déchausser, là-bas les douches, ici les casiers, attention à ne pas oublier le numéro, vous voyez pour la clé il faut faire faire comme ça. Quand j’ai fini de me changer, il a disparu, vraiment, non non il n’est plus là. Heureusement j’arrive à décrypter les panneaux et je me souviens du chemin suite à la visite de l’an dernier, l’escalier en colimaçon, le couloir qui longe la piscine, encore des escaliers, ça monte et ça descend pour accéder à la salle. Là encore je dis que c’est la première fois. はじめてです。Mais cette fois c’est inutile et après lui avoir demandé de parler moins vite, je comprends juste que… si je ne comprends pas je dois demander.
Samedi 9 janvier 2016
Autrefois, à une époque où ma présence en ligne était un bric-à-brac, on pouvait y lire mes réponses au questionnaire de Proust ou de Sophie Calle, laquelle demandait quelle tache ménagère nous rebutait le plus. En ce deuxième samedi de l’année, je trouvais une réponse supplémentaire : le nettoyage du rideau de douche qui a insidieusement fixé de minuscules pointes de moisissure dans son ourlet. Suivait une tache bien plus agréable, la confection de confitures de clémentine-kumquat, vous m’en direz des nouvelles…
+ Le film du soir : Furiko
Dimanche 10 janvier 2016
Lundi 11 janvier 2016
Il porte une cravate très large, très très large, vert foncé à motifs blancs, et le nœud est tout aussi large. Il est assis en compagnie de trois amis – à leur âge on pourrait même dire camarades – et leurs activités personnelles sur téléphone mobile sont entrecoupées de quelques rires charmants. La frange caresse ses yeux, son costume est gris, le fauteuil vert-de-gris. On se demande un court moment ce qu’ils font là, dans cet hôtel que la curiosité nous a poussés à visiter alors que nous venions voir ce qu’il y a en face, le centre de congrès tout de béton bâti. Les filles, autrement habillées, de couleurs et de froufrous, nous éclairent : ils sont là parce que c’est le jour – férié ! – où l’on met à l’honneur ceux qui viennent d’avoir vingt. Le bel âge.
+ Le film du soir (parce que notre voisine est une actrice et qu’il faut se tenir un peu au courant) : おかあさんの木 (Les arbres de ma mère)
Mardi 12 janvier 2016
Mercredi 13 janvier 2016
12h25. Bruit de tracteur, parfois un hurlement de chien, comme la veille. Il va déposer son sac poubelle rempli de canettes de bière, qui ne sera ramassé que le lendemain, contrairement aux directives et aux bonnes pratiques qui prévoient un dépôt le matin même. Il est, comme chaque matin d’hiver, vêtu de cette doudoune vert pomme dont je regrette moi-même l’achat en raison de la difficulté évidente de l’assortir avec d’autres vêtements, et, comme à chaque fois, il regarde vers chez nous avec insistance, cherchant à apercevoir quelque chose, tâche aisée. Il n’est pas japonais, il pourrait être français, et me voit peut-être parfois, en ce moment, cueillir des narcisses derrière chez nous et regarder vers chez lui, sans insistance.
Jeudi 14 janvier 2016
Tout se passe bien jusqu’à ce qu’elle me montre une photo d’un fauteuil double. Je comprends bien qu’on doit être s’y mettre à deux, enfin c’est évident, mais que veut-elle que je lui dise ? Est-ce que ça veut dire qu’il y a aussi des fauteuils non-double ? Elle veut juste un « oui oui » ? Cette capacité japonaise à compliquer des situations simples par des questions supplémentaires, souvent posées pour ne faire que confirmer ce qu’on vient de demander, est bien souvent totalement désarçonnant et c’est encore le cas cette fois-ci en raison d’un débit trop élevé, d’un vocabulaire trop étoffé et d’une indifférence totale au fait que je viens de lui dire que je ne comprenais rien, tandis que derrière moi la file s’allonge (mais pas encore par terre). Quand on arrive dans la salle – parce que mon « OK » a été utile ou qu’elle a fini par abdiquer ? – la surprise est de taille, d’abord parce qu’il n’y a que 5 rangées de ces fauteuils doubles (et rouges), ensuite parce que les fauteuils sont au ras du sol. Et nous voici donc confortablement affalés par terre, au milieu de quelques coussins, tendance « comme à la maison », pour le film, agréable histoire de fantômes post-horreur atomique à Nagasaki, éclairante sur certaines pratiques catholiques au Japon, avec un Ave Maria faisant ressurgir les souvenirs de Lourdes et une fin digne des plus dégoulinantes fresques baroques…
Vendredi 15 janvier 2016
Le film du soir (parce que la voisine etc.) : heu… c’était quoi déjà ?
Dimanche 17 janvier 2016
Puisque S nous racontait, hier, comment la fiction s’était transformé en réalité pour K (vous savez, la voisine, etc.), nous voilà partis, chez le loueur de DVD, T jaune sur fond bleu, à demander cette série télévisée – nan mais une série télé japonaise, vous imaginez ? -, série dont le nom à l’anglaise suscita une première incompréhension avant que tu n’insistes et que l’on puisse obtenir le petit boitier contenant les deux premiers épisodes.
Nous avions appris, par S et par la même occasion, que les séries télévisées diffusées sur NHK pouvait oser des sujets comme l’homosexualité ou le fait qu’une femme de 45 ans tombe amoureuse d’un homme marié de 25 ans sans révolter les annonceurs puisque la chaîne… n’a pas de pub ! Le film du soir n’aurait rien à voir, un Ume no futa (Le couvercle de la mer, ne me demandez pas pourquoi…) rentrant dans la catégorie des films japonais contemporains « bien gentillets », tendance amitié et bord de mer, après un moment rentrant dans la catégorie « cérémonie de thé à l’aveugle » bien bien plus agréable qu’on ne l’imaginait.
Mardi 19 janvier 2016
Lui : 会いたかった。 会いたかった です。
Elle (très troublée) : …
Nous : Hein ? Quoi ? Qu’est-ce-qu’il a dit ? Reviens en arrière !
Mercredi 20 janvier 2016
Comme chaque matin, elle passe en courant. Mais ce matin il n’y a pas le bruit des talons qui claquent (batabata) sur le bitume, il y a le son feutré de ses bottes fourrées sur la neige. Et plus tard le silence de la montagne.
+ Le film du soir : Life, ou l’histoire des photos célèbres de James Dean, photos qui évoquent pour moi le mur de la chambre de ma sœur, mais tout cela est une autre histoire.
Jeudi 21 janvier 2016
Ils sont arrivés tôt et ont recouvert d’un film plastique opaque la grille qui donne sur la petite terrasse, exposée au nord, et dont l’usage est de deux ordres – y étendre le linge et permettre une séparation visuelle avec la pièce qui faisant jusqu’en juillet office de chambre -, un film plastique opaque empêchant que la terre retirée pour la tranchée ne vienne s’y éparpiller.
Ils sont arrivés tôt, avant que je prenne ma douche, car dès potron-minet il y fait trop froid, d’ailleurs à peine étais-je levé. Il est donc peut-être 9h30 quand, nu comme un ver, je fais quelque pas pour refermer la porte et aperçois, au-dessus du film plastique opaque légèrement retombé, deux yeux droits dans ma direction.
Vendredi 22 janvier 2016
La sueur apparait d’abord sur son crane, là où les cheveux sont ras, au-dessus des oreilles. Quelques minutes plus tard, l’effet des piments est bien plus visible, et il s’éponge sans s’émouvoir, prenant du plaisir à manger ce bol de ramen dans cet agréable petit restaurant, bon et bien situé et donc à noter sur les tablettes.
Avant, ils avaient ri, comme hier, puisque les travaux durent trois jours, des rires communicatifs et bien inhabituels, ici où l’on n’entend généralement que ceux des corbeaux.
Après, l’anime du soir : Miss Hokusai.
Samedi 23 janvier 2016
Dimanche 24 janvier 2016
Il y a des films de référence, qui, un jour, enfin, dépassent leur aura et quittent l’irréel pour être enfin vus. La Ballade de Narayama fait partie de ces films de référence, entre autres parce que Slow Life y faisait référence et surtout que les spectateurs, eux-mêmes, y faisaient référence. Et voici donc le film, film animal, intemporel, film, comme ça, vite dit, tellement japonais, tellement enfoui dans le Japon, dans ses saisons, dans sa négation de l’individu, dans, dans, quoi d’autres ? bref… Et palme d’or ayant « battu » Furyô au festival de Cannes de 1983, merci au jury de m’avoir écouté.
Plus tôt, soleil couchant, Kyoto baignée d’un rouge inédit. Plus tôt encore, matin, Kyoto baignée de soleil, ce petit temple au jardin accueillant et cette librairie presque parisienne, du quartier Takano, un quartier… tellement enfoui dans le Japon.
Lundi 25 janvier 2016
Je vous ai parlé des cours de danse hawaïenne ?
Mardi 26 janvier 2016
Le film du soir : Sugihara Chiune, puisque vous ignoriez sans doute, vous aussi, qu’un diplomate japonais avait sauvé des milliers de Juifs durant la 2ème guerre, et que de surcroît nous étions capables de rester là, confortablement installés dans ces mêmes fauteuils rouges décrits il y a quelques jours, pour regarder ce genre de film historique.
Mercredi 27 janvier 2016
Je vous ai parlé des cours de danse de salon ?
Jeudi 28 janvier 2016
Ils sont 6, sales, pelés, pastels. Au milieu, un bac à sable, et au milieu de ce bac un éléphant, autre style, mais bien connu de ma photothèque, la trompe en arc de cercle fièrement plantée dans le bac. Ils sont les frères de ces trois animaux dont l’image trône sur mon profil Facebook depuis des mois. Alors je tourne autour. Et tourne encore, insatisfait, gêné par tout ce qui reste dans le champ ou ce qui n’entre pas. Et puis un enfant passe, rieur, m’ignorant, cartable bleu sautillant. Au loin d’autres voix légères.
Vendredi 29 janvier 2016
« Y avait personne pour faire des photos ? »
Évidemment, on ressent quelques manques quand on vit ici. Le fromage, c’est la première réponse. Et puis il y a les éponges, parce qu’ici, le synthétique atteint une espèce de paroxysme dont Wikipédia vous parlerait en terme de faible pouvoir d’absorption. Certes, nos visiteurs auront remarqué l’éponge posée sur le rebord de la baignoire, une éponge dont le coloris rose éclate sur l’émail blanc, une éponge en tissu qui, voyez-vous, ne nous sied guère pour l’incontournable tâche ménagère de la vaisselle (食器 お 洗う, n’est-ce-pas…). Et là, bien sûr, vous allez me dire « Mais ça ne pèse rien, vous pouvez en mettre dans vos valises« . Sauf si l’on oublie. Et donc quel rapport avec la journée ? Le colis reçu.
Samedi 30 janvier 2016
La voici, heureuse, pour cinq mois je crois, rendez-vous devant la mairie, un verre chez Japonica, point un peu central d’une rue inévitable. Dans son sac, un Sauvignon rouge joliment emballé : « J’ai trouvé que c’était mieux que du papier cadeau. »
Le film du soir : Iya monogatari : oku no hito. Où comment être emballé par des poupées dans un village reculé puis perplexe devant un retour à la réalité urbaine.
Dimanche 31 janvier 2016
Le café est à l’étage, il y a de la place à la table le long de la baie vitrée ; il est déjà tard, le last order approche mais nous venons juste pour un café puisque l’on a pique-niqué, là-bas, un peu plus au nord, sur ce coin de rivière rocailleux où les berges ici ou là boueuses obligeaient à sautiller, ici ou là. Il reste encore deux tasses où l’on s’assied, celles des clients à peine partis ; on regarde la rivière, la même, et comme souvent tu me dis que ce serait bien de venir travailler ici. Ce serait bien.
Le soir un visage de passage, les années passent (treize peut-être) et le hasard fait que l’on se retrouve parfois, ici ou là. Ici ce soir.
Lundi 1er février 2016
Et les voici enfin, avec leur attirail et les échelles, grimpant, frottant, ça pousse et ça mousse, donnant aux vitres inatteignables un brillant tant attendu.
Mardi 2 février 2016
Est-ce que quelqu’un peut me dire pourquoi j’ai écrit « Atarashii kare o tsurete kitaitte » sur mon carnet ? Parce que bon… a priori ça ne veut rien dire.
Mercredi 3 février 2016
Le film du soir : 俳優 亀岡拓次, littérallement « Actor Kameoka Takuji ».
Jeudi 4 février 2016
Les Beatles, dont je n’ai pas écouté les chansons depuis une vingtaine d’années, s’immiscent parfois dans d’incontrôlables fredonnements. Ce fut le cas entre 11h50 et 14h20, le temps que le postier, qui m’avait demandé une certaine somme que je n’avais pas sur moi, revienne et puisse encaisser la somme en question, quémandée par le service des douanes après un incompréhensible pli dans la langue locale, de moultes interrogations, quelques inquiétudes et un échange de courriels semble-t-il efficace puisque, oh voilà déjà le postier.
Hey Mr Postmahahahahaaannn, chantonnai(s)-je alors, les paroles refaisant surface sans trop savoir de quel recoin de ce cerveau, qu’il serait bon de vider pour faire de la place pour le vocabulaire japonais… bref…
– Mais pourquoi tu n’as pas payé par carte bancaire ?
– Heu… Ah ben oui c’est vrai ça… Heu…
– Tu vis à l’époque d’Edo, toi…
– Non, Meiji : j’ai un vélo.
Vendredi 5 février 2016
Alors les voici épinglées sur le mur gris clair, un gris qu’on qualifiera de souris ou de tourterelle peut-être. Il peut paraître triste de sceller ainsi leur sort, définitivement objets épinglés ou épinglables, mais tel était leur chemin depuis le début, la solution technique bordelaise leur ayant donné un peu de répit. C’est de tout façon moins triste que le sort humain en général, pas le mien oh non, mais par exemple celui du personnel et des patients de l’hôpital qui jouxte la rivière et qui, depuis que les travaux ont commencé, ne peuvent plus accéder aux berges pour une cigarette, un bol d’air, quelques minutes d’envolées d’oiseaux, une vision plus verte que leur blouse en d’autres saisons.
Samedi 6 février 2016
Dimanche 7 février 2016
Depuis l’Europe, les shungas, les estampes érotiques japonaises, semblent être des « objets » presque communs. Mais il n’en est rien et y consacrer une exposition au Japon est un événement (lire à ce sujet l’article de Philippe Pons dans Le Monde). Nous arrêtant devant le musée, un « Oh tiens si on allait voir ça aujourd’hui ! » nous fait pousser la porte du musée où se tient l’exposition-événement-ohlala que nous avions, de toute façon, l’intention d’aller voir. Or, c’est dimanche. A l’intérieur, c’est coude-à-coude et touche-touche – champ lexical corporel bien adapté -, et donc l’on fait la queue – hum… – à pas lent pour voir de près toutes ces images habituellement sous le manteau, un manteau duquel dépassent ici les sexes démesurés. Voilà qui change des minettes en petite culotte à la vue de tout le monde dans les supérettes… le Japon n’étant pas à une contradiction près.
Il n’était jamais venu. Son visage, sa réserve, étaient toujours là-bas, chez lui, chez eux. Ce soir, agréable surprise, il accompagnait D et K pour la projection du soir, le cercle amical et resserré dans lequel nous nous trouvons tous les quatre, ou tous les cinq si l’on ajoute A, étant tout à fait apte à l’y laisser entrer. Le film, Maborosi (幻の光), le premier Kore-eda, agréable surprise, nous emporta du côté de Wajima, village côtier dont on reparlerait ici 3 semaines plus tard.
Mercredi 10 février 2016
Tu crois qu’il a compris qu’on voulait un gratin ?
Jeudi 11 février 2016
« It’s crazy how, by eating berries, they can create this » (K, devant du fil de soie)
Le film du soir : 味園ユニバース
Vendredi 12 février 2016
Je me promets toujours d’aller du côté de ces recoins un peu à part, loin de mon horizon montagneux, ces bouts de ville qui ne sont que ville, même si les avenues de Kyoto pointent toujours du doigt un morceau de vert. C’est le cas ce vendredi, accompagné de D, qui à la sortie de notre rendez-vous a l’idée d’aller manger une glace, parce que oui, là, dans ce bout de ville, il y a un glacier italien, un vrai, même D dit « gelato« . « Oh it’s open today… You see I have Internet on this old telephone » dit-il fièrement en refermant le clapet de son mobile, tandis que je lui montre le mien, Mathusalem way of communicating, dont le clapet ne renferme pas autant de fonctionnalités, faute d’un abonnement adéquat, mais revenons au glacier… Arrivé devant le glacier, donc, eh bien c’est fermé, vacances d’hiver de plusieurs semaines, le roi des gelati est parti chez lui.
C’est donc dans un bar « à l’américaine », où je choisis un gâteau sous plastique, que l’on s’installa, et que l’on en vient à parler de la mort. C’est à cause du quartier ou à cause du bar ?
Dimanche 14 février 2016
Je n’étais jamais descendu là, au bord de la rivière, car l’endroit est inaccessible en vélo, mais bien sûr j’avais vu dans notre quartier, ici ou là, la pauvreté qu’on cache, ces immeubles en particulier… Tu t’étonnes. Nous n’en avions donc jamais parlé ? Et donc ici, plus bas, tandis que l’on chemine, tu prononces le mot bidonville.
Lundi 15 février 2016
Le matin était froid. Il faisait clair dès trois heures. Les hommes se levaient, les mains transies croisées contre la poitrine, le dos voûté. L’intendant passait tour à tour dans le dortoir des ouvriers, puis dans celui des pêcheurs, des marins, et même des machinistes. Il tirait tout le monde du lit, y compris ceux qui étaient indisposés ou carrément malades.
Kobayashi Takiji ; Le Bâteau-usine
Il sifflote sur un de ces airs qui passent dans la salle de sport, discrètement, couverts par le bruit des machine ou par les voix qui en sorte pour donner des instructions. Il sifflote en poussant quelques kilos de fonte, après être passé devant moi, marchant avec une canne, portant aux jambes ce que j’ai cru être des bandages. Il pourrait être né lorsque Kobayashi Takiji meurt, sous la torture, en 1933, à cause d’écrits trop politisés, trop ouvriers, trop à gauche pour le Japon de l’époque. 82 ans, à la salle de sport, vous étonnez-vous ? Oui, peut-être. Mais étonnons-nous plutôt que l’on mourût sous la torture.
Le film du soir : 小川町セレナーデ
Mardi 16 février 2016
C’est la veille, pendant la préparation du dîner, au moment du découpage des carottes peut-être, que la chanson, pourtant entendue plusieurs fois, s’agrippa à mon oreille ; un coup d’œil sur le titre. Ce mardi, la voici en boucle, 4 minutes et 42 secondes, sans rien pouvoir faire, comme Alfonsina emportée par les vagues.
Mercredi 17 février 2016
Alors, tandis que je profite de l’eau chaude, semble-t-il efficace contre les courbatures, entourés de retraités silencieux, je me fais la même remarque qu’à chaque fois, sur le volume sonore de la musique dans cet endroit, un peu excessif tout de même, non ? La même musique que dans la salle et, vraisemblablement, que dans tout le centre commercial, musique qui s’avère être, je le confirme, de la musique de films.
Jeudi 18 février 2016
Vendredi 19 février 2016
Les visages occidentaux sont rares à la salle de sport. A vrai dire, nous sommes deux dont l’emploi du temps coïncide – et le gabarit aussi. En voici un nouveau, version armoire à glace (sans le brillant du miroir), tirant sur les poids lorsque j’entre et que je l’aperçois là-bas, tirant encore dessus lorsque je me mets en face de lui sans chercher son regard à travers les machines pour tirer, moi aussi, sur ces poids permettant une musculation ciblée des biceps ou des triceps. Ce n’est que plus tard que l’on se salue, c’est à dire qu’il me salue et que je lui réponds, connivence presque obligatoire entre minorités visibles, même si sa minorité est plus imposante que la mienne.
Samedi 20 février 2015
C’est alors que l’on se souvient vaguement de son film, que j’avais vu d’un oeil et toi des deux, dans cet avion de juillet 2012. Évidemment on est un peu gênés, puisque elle est là.
Le film du soir (qui n’a rien à voir) : 蛇イチゴ
Dimanche 21 février 2016
La rue Omiya, arpentée tant et tant de fois entre l’avenue Kitaoji et son extrémité nord, réserve encore quelques surprises. C’est ainsi que, derrière ce primeur où je ne m’étais jamais arrêté, se cache en fait ce que l’on pourrait décrire comme un mini-marché avec un volailler (et sa femme) et trois autres étals obscurs, au sens propre et figuré, dont l’un seul était ouvert. Le volailler, entre surprise, ravissement et admiration après que l’on lui avait expliqué que l’on ferait cuire le poulet entier au four, pratique d’un exotisme total dont j’ai peut-être déjà fait allusion ici mais je n’en suis pas sûr, le volailler, donc, nous demanda cependant à plusieurs reprises s’il devait couper la pauvre bête ici ou là, cette conversation ayant donc pu faire office de sketch ou de caméras cachée, avec un Japonais hilare devant sa télévision.
La suite de la journée fut moins hilare, mais l’art de Guido Van der Werve, doux mélange tout à fait beneluxien entre poésie et humour, sans hésitation me ravit. Et c’est au bar OIL que cela se finit, où je me vis discuter de je ne sais plus quoi avec une Japonaise immense qui, comme moi, faisait la queue devant les toilettes mais qui, le reste du temps, était artiste.
Lundi 22 février 2016
Elle porte un tee-shirt dont les motifs, des coquillages colorés fluos, tranchent avec le reste de ses vêtements noirs, mais dont certains reflets rappellent le nacré de ses lunettes, d’un modèle assez courant pour son âge avec quelques fioritures dans les branches. Elle vient pour la première fois, et montre un certain enthousiasme, peut-être dû au fait qu’un jeune et joli professeur lui montre comment utiliser les machines et, éventuellement, lui touche l’épaule ou le bras pour préciser la position à tenir. Elle est dans la moyenne d’âge des clients de la salle à cette heure-ci, mais plus jeune que cette habituée, qui à chaque séance gigote, marche ou abdomine avec entrain et qui aujourd’hui porte un tee-shirt avec l’inscription « Impulses of passion » dans le dos, en lettres scriptes dorées.
(Ah oui j’aurais pu parler du dîner aussi, ça aurait changé de la salle de sport et fait chuter sévèrement la moyenne d’âge des protagonistes… Vous ne connaissez pas Lulu Vroumette ?)
Mardi 23 février 2016
« J’aime bien éternuer… bizarrement »
Mercredi 24 février 2016
Jeudi 25 février 2016
Alors on pourrait raconter à nouveau l’ambiance du bain public, plutôt exceptionnelle ce jeudi en raison de la présence de deux yakuzas – puisque à chaque fois que deux hommes sont très très tatoués on dit que ce sont des yakuzas parce qu’il y a peu de chance que ça n’en soit pas -, deux yakuzas muets, l’air sévère et un dos multicolore que l’on n’ose même pas regarder par peur qu’ils se retournent alors on jette juste un oeil. Leur mutisme est à l’opposé de cette jeunesse amusée et rieuse mais rejoint la froideur apparente d’un jeune homme souple, se grattant l’oreille droite avec le pied gauche et dont les autres particularités physiques sont, par exemple, une morphologie qu’on pourra décrire comme parfaite selon certains canons de beauté et selon l’avis du garçon lui-même, si l’on tient compte de l’insistance avec laquelle il se regarde dans la glace, froid donc, raide, pour le sourire on repassera, jusqu’à ce que l’on réalise que c’est ce danseur, remarqué ailleurs, une scène, il y a un an peut-être, à peine plus habillé.
Vendredi 26 février 2016
8h10. Train Thunderbird (サンダーバードー). Les bords du lac Biwa, un soleil éblouissant s’y reflétant, des pins, des campagnes et des villages, le charme d’une passerelle puis la tristesse d’un immeuble, la gare d’Ono où l’on aimera sûrement s’arrêter un jour, champs, rizières, quadrillage et tous ces paysages marronnasses de février, herbes sèches, et puis des maisons colorées orange, rouge, vert, et puis des enseignes K’s, Joshin, Ridl puisque ici, parfois, c’est un peu l’Amérique. Le lac est interminable, on le sait bien, c’est une mer dont on aperçoit ici ou là l’autre rive. De l’autre côté il y a les montagnes, qui s’imposent définitivement une fois le lac passé. Alors la neige. D’abord délicate, un peu de sucre glace sur une génoise. Parfois l’horizon se réduit, les tunnels nous avalent, dans les vallées on se faufile. Ici un énorme pilône électrique au milieu d’un petit cimetière. Alors la neige. Vraiment. A gros flocons. Et l’horizon s’efface, c’est un mur gris clair.
A Kanazawa, hôtel, valise, et ce merveilleux réflexe japonais de me prêter un parapluie, noir, large, solide, qui résistera aux plus fortes des bourrasques. Je me réfugie au musée du 21ème siècle, où l’exposition Yuichi Inoue me donne des envies de calligraphie, d’encre noire, de gestes, de caractères devenant poésie visuelle, retour à mes 16 ans peut-être. Puis le parc Kenrokuen, majestueux, la neige se calme mais les parapluies restent ouverts sous les arbres qui se délestent et la couche au sol, fondue, petit à petit imprègne les chaussures. Un peu plus tard je remercie égoïstement la mondialisation et l’économie chinoise en achetant trois paires de chaussettes (sèches) chez Uniqlo. La traversée du parc du château est un moment blanc et surprenant, avant de poursuivre jusqu’au quartier de Higashiyama et d’aller un peu plus loin, là, regarde, il n’y a plus personne. Quelques temples, des rues vides, et soudain ce petit cimetière. Personne.
Samedi 27 février 2016
On mange le 3ème chou à la crème et je te dis que c’est tout droit, tout droit jusqu’à la mer. Derrière les dunes et les herbes sèches s’étend la mer du Japon ; au loin, comme à chaque fois, on imagine les Corées et la Russie. Et après les dunes et la mer, il y a les retrouvailles avec Kibo, la gare qui n’existe plus, les écoles qui ferment, l’herbier et l’envie de dessiner – retour à mes 18 ans – la laque si froide et le saké si chaleureux, et les palissades de bambous, parce que s’il fallait retenir une seule chose, ce serait ça, cette manière qu’ils ont de cacher l’horizon.
Dimanche 28 février 2016
Il faudrait parler des petites dames qui attendent, là, pour vendre leurs légumes, leurs crabes ou leur laque, au marché de Wajima. Elles patientent, depuis des années, elles patientent encore ce matin, et tu leur achètes, bien sûr, des carottes plutôt qu’un crustacé ou un bol. Où est donc cette jeunesse qui, en France, anime les étals ? Elle a donc, tant que ça, fuit les petites villes ?
Et puis la côte, au paysage ici gâché par un alignement de petites lumières idiotes ; dès qu’on la quitte, la neige.
Lundi 29 février 2016
C’était juste un aller-retour rapide, jusqu’à la boulangerie, pour aller chercher le pain. Mais finalement je suis allé en face, voir si elle n’avait pas des carottes, puis un peu plus loin, et puis, finalement, dans la vallée, voir si par hasard… Un peu plus loin j’ai laissé mon vélo trop lourd, et je suis monté, là-haut, histoire de respirer le vide et de ramasser un peu de mousse qui, de retour à la maison, aura – hop ! – disparu, s’étant échappée par les trous trop grands du panier sans que je m’en aperçoive, et ce malgré la crainte, au moment de l’y déposer, que cela puisse arriver. Ce n’est que plus tard qu’elle m’offrira tous ces fromages. Enchanté.
Mercredi 2 mars 2016
Le pain que je jette, là, devant la maison, généralement au pied du mur en parpaings, fait le bonheur des oiseaux, petits (moineaux) et grands (corbeaux), et ces moments passés ici pourraient s’appeler « Et je regardais les oiseaux« , même si, bientôt, les insectes s’imposeront dans mon exercice quotidien de contemplation. L’ambiance printanière laisse pourtant imaginer un papillon coloré virevoltant devant la fenêtre, et c’est en effet un ciel bleu qui s’impose lorsque je pars vers l’est, station Shugakuin. Sur le quai, puisque les infrastructures de cette ville m’offrent encore des surprises, il n’y a pas de distributeur de tickets. Le monsieur que j’interroge me répond très lentement, deux phrases simples, et me voilà surpris, par la réponse et la bienveillance, au point que j’en oublie de le remercier, mais je réparerai cette erreur en descendant – et payant – une station plus loin, puisque je ne prends pas le bon train.
Jeudi 3 mars 2016
Samedi 5 mars 2016
Je t’attends. Il sort du restaurant d’en face, pour accompagner les clients qui partent. Voix posée, haute pour ne pas dire féminine, articulée, bienveillante. Kimono vert clair, pour ne pas dire féminin. Gestes attentionnés, postures délicates, il m’évoque les attitudes marquées des acteurs de Kabuki. Il/elle fait partie de ces personnes dont l’ambiguïté de genre, est, il me semble, bien mieux intégrée qu’en France. On se souviendra par exemple de cette personne au vernissage Tillmanns à Osaka, ou de cet homme en mini-short en cuir à une matsuri. Bref… vous reprendrez bien une petite tranche ?
Dimanche 6 mars 2016
Et soudain, dans l’ambiance feutrée d’un thé offert par un céramiste de renom, Beat it de Mickael Jackson s’échappe des hauts-parleurs, puisque de l’autre côté de la rivière la fête bat son plein pour faire la plus longue brochette de dango au thé vert – 800m – et entrer dans le Guiness. Beat iiiit ! Beat iiiit ! Beat iiiit ! Beat iiiit ! No one wants to beeee defeeeeaaated.
Lundi 7 mars 2016
« Your good times are just beginning » : le slogan, pour ce qui semble être une chaîne de restaurants, est sur une affiche, dans le métro. Parmi les photographies qui illustrent le support publicitaire, l’une d’elle montre des panneaux indicateurs parisiens dans le 16ème arrondissement (Porte de la Muette, etc.), et je regarde fixement l’ensemble pour essayer de comprendre la logique, le raisonnement, le pourquoi du comment et l’impact réel sur le public local. Le jeune homme, appuyé contre la partie droite de l’affiche, croit que c’est lui que je regarde, et donc embarrassé je le regarde un peu pour faire comprendre que c’est bien l’affiche que je regarde, vous voyez ?
Je te retrouve ensuite au Rohm Theater, et plus précisément à la librairie, où j’erre alors au milieu de mille tentations, plus particulièrement du côté du rayon graphisme, feuilletant et feuilletant encore quelques ouvrages plus spécifiquement consacrés à Yusaku Kamekura, mais c’est plus évidemment le spectacle de David Wampach, Urge, que nous sommes venus voir. Et alors ça bave, ça crache, ça s’inspecte, ça se renifle, ça se frôle, ça presque, ça évoque, ça équivoque, ça se tort, ça s’attire, ça montre et ça tire dessus, ça exhibe et ça extrait, ça gigote et ça interroge.
Mercredi 9 mars 2016
Alors il montre la photo des pages intérieures du catalogue, avec d’autres images bien sûr, on le savait ; sans les images que, lui et moi, je crois, aurions aimées voir. Alors j’en profite, je lui envoie un mail, il me répond, il me dit qu’il viendra, que l’on se verra, et que les aires trottent encore.
Vendredi 11 mars 2016
Dehors, sur le petit chemin qui descend dans la vallée, ça sent le ponzû. Alors au retour j’entre, juste derrière cet homme, en costume, parlant fort, posant des questions, demandant si c’est le seul magasin, parlant vite, disant « Osaka », alors elle va dans l’arrière-boutique – c’est à dire les chais, immenses, abritant d’immenses cuves en bois, vous verriez ça… et elle lui fait goûter, et à moi aussi tiens, tenez, c’est chaud, léger, ça fume dans le petit récipient. Il regarde, il questionne, et je découvre qu’il y a aussi du tsuyu, vous ne savez pas ce que c’est ?, et bien moi non plus je ne savais pas, alors je regarde et je questionne, c’est pour les udon, me dit-elle, les udon et les sômen je crois, et peut-être autre chose, allez savoir. Allez savoir aussi pourquoi je ne l’ai pas achetée, cette bouteille de tsuyu…
Le film du soir : Le tombeau des lucioles.
(Alors là normalement il devrait y avoir des photos, la montagne ensoleillée et puis autre chose…)
Samedi 12 mars 2016
Il y avait aussi M. et Mme… Elle, blonde solassière, vive, piquante, pétillante. Lui, un homme réservé. C’est toujours la même histoire : le chaud épouse le froid, on se marie pour compenser. On croit s’aimer, on se rectifie.
Roger Rudigoz ; A tout prix
Dimanche 13 mars 2016
Un café en bord de rivière, un aspirateur sur lequel il suffit d’appuyer sur le bouton rouge, des graines semées, un déjeuner avec Y, une vidange, une exposition de céramique à YDS, une promenade dans le parc impérial, un dîner chez S avec DG. Et l’écriture, ça en est où ?
Lundi 14 mars 2016
Regarder son carnet une semaine plus tard, et se demander si la journée du 14 mars se résume à l’achat d’un produit à déboucher les tuyaux.
Mercredi 16 mars 2016
Soulagé, parce que la commande en langue japonaise s’est correctement déroulée malgré l’invraisemblable découverte que le B4 japonais est plus grand que le B4 international et soulagé parce que voilà, c’est fait, il n’y a plus qu’à attendre la livraison, on part fêter ça, ce petit bar dont tu te souviens. Ton vin est madérisé mais les anchois c’est pas mal, ça fait presque oublier qu’il faut, tout de même, attendre la livraison.
Jeudi 17 mars 2016
Tokyo est multicolore. Du vingt-cinquième étage de la tour du quartier de Bunkyô, je regarde la ville, et je le note. Pour ne pas oublier la veille, je note aussi, sur la page précédente, les mots print, bar, anchois, risotto et IFJK. Quelques secondes plus tard, alors qu’elle aussi regarde la ville mais en discutant – parce que je parle souvent tout seul, mais pas cette fois – elle prononce le mot risotto, et je me demande si le hasard aime l’altitude ou si elle a lu ce mot mal écrit au milieu de sa conversation culinaire.
Le reste de la journée est une marche mégalopolitaine comme je les aime, découvrant rues et recoins, tours et couleurs, échouant sur une galerie d’art conseillée mais fermée, avançant et bifurquant, allant et venant, revenant à l’hôtel pour un peu de repos, finissant à l’IFJ pour une séquence cinématographique avec Rien ne s’efface, de Laetitia Mikles et The Freeters, de Marc Petitjean, histoire (avec The Freeters) de baigner dans un Japon que même en marchant dans Tokyo on ignore, celui des travailleurs précaires – et pourtant ils sont partout.
Vendredi 18 mars 2016
Tokyo est une surprise permanente. Dans le carnet, j’écris « un tumulte architectonique », histoire de résumer cela en une formule et de me méprendre sur la définition de l’adjectif . Tumulte architectural, donc. Tumulte qui, soudain, par comparaison, transforme presque Kyoto en ennui. Bref, Tokyo est une surprise qui commence, en ce vendredi, par le musée Teien, pépite Art déco présentant, ce jour-là, une exposition Émile Gallé, qui pourrait éventuellement faire l’objet d’un petit billet sur un blog plus spécialisé et vaguement abandonné. La suite, alors que tu pars à tes rendez-vous, c’est, le répéterai-je jamais assez, le plaisir de marcher dans la ville, le tumulte, de Meguro à Shibuya, avec ensuite quelques destinations notées sur un plan : l’expo Simon Fujiwara — mais pourquoi nous oblige-t-on à regarder debout un film de 27 minutes ?… film que j’ai beaucoup aimé d’ailleurs —, l’expo Lina Bo Bardi — qui me permet de retrouver le souvenir coloré du temple protestant bâti par F, juste en face — et enfin le Mori où tu m’attends pour surtout admirer la vue – c’était quoi l’expo ?
Samedi 19 mars 2016
Un rayon de soleil les frappe, l’un sourit. Chemises blanches, pantalons gris anthracite, ils sont Tokyo, ou, sans restriction géographique, une image du Japon : salary-men buvant un café devant une supérette. Seules leurs chaussures, que je ne remarquerai que sur la photographie, le lendemain, ne correspondent pas au stéréotype. Ils terminent presque ces trois jours, alors que nous passons récupérer la valise et que la lumière revient enfin, après une journée de pluie et trois expositions dont le point d’orgue a été le travail (émouvant et politique) de Fujii Hikaru au MOT.
Dimanche 20 mars 2016
Lundi 21 mars 2016
Avaler en vitesse un thé. Marcher jusque là-bas, hésitant sur le parcours, Y comme moi, parce l’orthogonalité kyotoïte nous trouble toujours un peu. Avaler un petit quelque chose, devant le théâtre, en souriant aux premiers bourgeons des cerisiers, là, sous le soleil. Entrer dans le théâtre, voir, repartir, ne rien vouloir en dire. Découvrir que ce nouveau BAL cache une terrasse puis une autre. Aller à la VK, s’esbaudir devant le low-high-tech et aimer les écouter parler photographie, aimer comment ils en parlent, ce qu’ils en disent, ce qu’il en dit, en chien errant.
Mardi 22 mars 2016
Mercredi 23 mars 2016
Tu me dis, vas voir, c’est vraiment bien, c’est Galerie sud. Et c’était vraiment bien.
Jeudi 24 mars 2016
Et le voilà, enfin, le colis et ses 150 exemplaires, m’attendant chez D. J-30. Il reste l’autre partie de l’exposition à finaliser, et cette journée ensoleillée et ses éblouissants contre-jour permettent de clarifier moultes hésitations taraudant mon esprit toujours rempli de doutes dans ces périodes pré-exposition.
Samedi 26 mars 2016
Partir / revenir. Tout dépend du point de vue.
Dimanche 27 mars 2016
Alors, dans le train et ces long laps de temps qui séparent les gares et les correspondances, je prends enfin le temps de lire la presse pour n’en extraire étonnamment qu’une seule phrase (« Ce qu’il appartient à la Constitution d’une République sociale de prononcer, c’est l’abolition de la propriété lucrative – non pas bien sûr par la collectivisation étatiste – mais pas l’affirmation locale de la propriété d’usage »), cette presse que, là-bas, je survole à peine dans ses diverses versions online.
Lundi 28 mars 2016
Il y a l’homme dont la tristesse dans le regard est sûrement aussi grande que la misère dans laquelle il vit, et, impuissant, on tend une pièce et l’on rejoint le reste du monde : la légèreté des camarades de L, le château de Rochechouart, la risible médiocrité d’un magasin de porcelaine et l’énigme des grenouilles décongelées.
Mardi 29 mars 2016
Bibliothèque où je t’attends – et où je finirai vraiment par me demander où tu es passé. Je passe de Chéreau à Rudi Baur, de Bruno Quinquet à quelques griffonnages jusqu’à ce qu’une phrase me happe. « J’ai une amie qui a ramené une chèvre à Paris. Elle l’a mise dans la cour de son immeuble, quai des Tournelles.« , dit-elle. Avant ils avaient parlé de je ne sais plus quels artistes, je ne prêtais pas attention à leur conversation. Après il ont râlé, mais ils ont parlé trop bas pour que j’entende.
Dimanche 3 avril 2016
L’homme revient dans le wagon, furieux. Voilà dix bonnes minutes qu’on attend de savoir à qui sont ces sacs au-dessus de nos têtes, déposés par un individu décrit comme grand et métis par un jeune homme bien embarrassé lors de sa discussion aux services de sécurité, puis enfoncé dans son siège, le visage passant du rouge au blanc, lorsque l’homme, évidemment innocent, annonce sa colère, les 45 euros d’amende, et son étonnement raciste en ajoutant que « ce sont pas les noirs qui posent des bombes ».
Mardi 5 avril 2016
Cognac. La ville presque une inconnue malgré tant d’arrêts à la gare, tant de passage sur la rocade à une autre époque ; à peine ai-je le souvenir d’une promenade, adolescent, en famille sûrement. L’immense drapeau d’une grande marque de cognac flottait-il déjà alors sur la ville ? L’adolescent est loin, vous souriez bien sûr, et c’est avec JLB, un peu cousin, un peu ami (déjà à cette autre époque), que j’y erre. L’adolescent est loin, le jeune travailleur aussi : à l’époque il aurait peut-être écouté ce photographe lui expliquer ceci (comment lire un triptyque), cela (pourquoi avoir choisi ce titre…) sans soupirer. Soupirs.
Mercredi 6 avril 2016
Elle a la gouaille et le look d’une patronne de boîte de nuit : cuir, talons hauts et années d’excès. « Je pourrais avoir un café au lait et un croissant ?« , demande-t-elle au patron du café de la gare d’Angoulême, aussi peu aimable avec sa clientèle qu’avec ses employés. Comme moi, elle attend, femme fatale et fataliste, le TGV ayant subi une heure de retard à cause d’une alerte à la bombe. Avec elle, un type en costume crème, genre personnage de maquereau chez Echenoz, qui commande un demi et lui explique ce qu’est un panini et que les meilleurs sont en Italie. Je suis plongé, une fois n’est pas coutume au milieu de ce séjour, dans la grammaire japonaise, qui, malgré la douleur subie en faisant quelques exercices, me donne envie d’être là-bas, où tout n’est pas sans risques, certes, et où je ne peux pas retranscrire les conversations de mes voisins de table, certes, mais où les trains n’ont ni alerte, ni ralentissement et où les patrons de bar vous sourient.
Jeudi 7 avril 2016
Retrouver Paris. Apercevoir la place de la République. Retrouver ma coiffeuse, son efficacité et ses « non mais c’est quoi ces cheveux là chéri ?« . Revoir trois visages de l’an dernier. Retrouver les rendez-vous presque improvisés et un peu de Japon dans des serviettes éponges. Avoir l’envie d’une chemise. Te retrouver au café Beaubourg. Découvrir Paul Klee. Aller à un concert de Jay-Jay Johanson : retrouver mes 24 ans.
Vendredi 8 avril 2016
Soudain, le cerveau sous l’effet conjugué de plusieurs plaisirs (amicaux, gustatifs et linguistiques), semble produire une substance plus ou moins (il)licite.
Samedi 9 avril 2016
Dimanche 10 avril 2016
Quelle croyance, sinon celle de connaissance ? Et quel désir – qui dépasse celui de comprendre – dans cet acharnement à trouver, parmi les milliers de noms, de verbes et d’adjectifs, ceux qui donneront la certitude – l’illusion – d’avoir atteint le plus haut degré possible de réalité ? Sinon l’espérance qu’il y a au moins une goutte de similitude entre cette fille, Annie D, et n’importe qui d’autre.
Annie Ernaux ; Mémoire de fille
C’est un nouveau métier, surfeur-boucher ? Ou juste une spécialité locale ?
Lundi 11 avril 2016
Elle allume sa cigarette difficilement, car les allumettes sont un peu humides. La fumée part de l’autre côté, cela m’évite de lui faire remarquer que cela me dérange, de toute façon je n’aurais sûrement rien dit, elle s’en fout, et les centimètres qui nous séparent empestent de sa suffisance et de son égoïsme dont je ferais bien facilement une généralité, agacé par ceci, cela et mon retard dû à ceci et cela.
Mardi 12 avril 2016
Café parisien, fin de matinée entre un café avec ami et un déjeuner avec d’autres. Six lycéens. Terminale ? Jouent aux cartes.
– De toute façon il faut que ce soit MLP, qu’elle balaye un peu tout ça
– Tu déconnes là ? (visage rieur)
– Non non, de toute façon elle pas pas pire de FH ou NS…
– Naaaan tu déconnes…
– …
– … (Visages déconfits / inquiets / abattus / tristes)
– Bon allez c’est à qui de jouer ?
Mercredi 13 avril 2016
C’est l’absence de sens de ce que l’on vit au moment où on le vit qui multiplie les possibilités d’écriture.
Annie Ernaux ; Mémoire de fille
Vendredi 15 avril 2016
Pralus. L’une des vendeuses parle de Tahiti avec un type immense, la chevelure bouclée et blonde – vous avez dit surfeur ? Soudain, trois ou quatre mots en japonais, et, heureux d’entendre cette langue, je pousse une sorte de petite rire un peu bête, en tout cas surprenant, pour eux comme pour moi. Ils se tournent très brièvement vers moi puis poursuivent, tandis que l’autre vendeuse emballe ma brioche – c’est-à-dire celle que j’ai achetée – en glissant le mot aka (rouge) dans leur conversation sur la problématique du bronzage en milieu faiblement iodé (ou fortement, je ne sais plus, bref…). Alors j’interroge, et elle me répond que oui, mais qu’elle n’est pas retournée là-bas depuis trois ans.
C’est donc comme si le Japon, la veille d’y revenir, me tendait la main (malgré le cliché parisien du croque-monsieur dans une brasserie), puisque les deux expositions du jour m’ont entraîné vers ses deux maîtres incontestés, Araki et Moriyama. Force ou tristesse, couleur ou noir-et-blanc, je regarde tout cela avec émotion et intérêt, cherchant chez eux et dans leur photographie quotidienne voire boulimique, des réponses à mes propres questions.
(Et puis le regard de cette statue du musée Guimet, JG, la Seine, SO, le ballon multicolore qui vole dans la station grise, « vous avez échappé à la pluie », SR, RG et family, F/J/J, etc.)
Dimanche 17 avril 2016
Revenir. 戻る.
Nous sommes accueillis à la sortie de l’avion par une moiteur d’été, des douaniers qui n’insistent pas et un chauffeur de taxi luttant contre le vent puis à la maison par les signes colorés des amies passées par là et par une végétation luxuriante, le printemps ayant verdi la terrasse et la ville et donné de nouvelles couleurs au champ d’en face et aux bordures.
Nous sommes poursuivis par la fatigue jusqu’au moment joyeux où l’on découvre la maison de C., sursaut de réveil pour apprendre qu’ici un zèbre est un rayure-cheval.
Dormir. 眠る.
Mardi 19 avril 2016
Jeudi 21 avril 2016
Sur les murs, des aires de jeux, celles d’ici, mais pas mes images, ne confondez pas. Je regarde le travail avec attention, interrogation, comparaison et la persuasion que la difficulté photographique du sujet, à cause de la confusion qui règnent dans ces espaces, est un fichu défi, auquel je m’accroche et dont j’ai déjà, peut-être, à l’esprit, l’issue. Peut-être. Peut-être parce que j’ai déjà, visiblement, contourné la difficulté. Peut-être.
Mais ne pas préciser que, pour leur anniversaire, ici, il pleut.
Vendredi 22 avril 2016
Samedi 23 avril 2016
La joie et le soulagement d’hier, qui avaient effacés le stress et l’agacement, sont remplacés par des doutes, mais tu me rassureras sur ce que je vois et qui m’obsède, sur ça, là, de traviole. De toute façon, c’est ainsi, c’est ouvert, entrez, dozo haitte kudasai, willkommen, bienvenue, welcooooome.
Samedi 30 avril 2016
Les jours passent. Les visiteurs aussi. Dix-neuf, ce samedi : une femme qui ne dit rien, bouche masquée ; K,M&T, déjà là, dans l’une des images ; un homme âgé qui postillonne en me saluant ; deux Américaines dont l’une me sauve en traduisant l’incompréhensible question d’un homme qui entre et demande si c’est gratuit ; un homme qui me fait remarquer qu’il y a un sentiment de solitude et quelque chose de très japonais dans tout cela ; F, pétillante et un peu perdue pour venir ; …
Ils sont l’une des raisons d’être de ces moments d’exposition où l’on peu parler de tout cela, du pourquoi, des choix, des regards… mais ils sont cette fois-ci, pour un trop grand nombre, la frustration de ne pas pouvoir échanger dans leur langue.
Mardi 3 mai 2016
Mercredi 4 mai 2016
Jeudi 5 mai 2016
Les petites filles ont l’air de s’ennuyer. Peut-être sont-elles plutôt concentrées, ou un peu inquiètes, ne sachant comment se comporter. Les jeunes hommes ont l’air de s’ennuyer. Que faire en attendant ? L’un bataille avec ses vêtements d’un autre temps. Un autre me regarde, parce que je le regarde, parce que son attitude est photogénique, regardez-le, agrippé à son drapeau, l’air ailleurs, l’air de cacher l’impatience sous l’impassibilité. Il est midi passé, et le moment étrange, le moment de fête qui nous apparaissait jovial, ce matin, près de la maison, est loin. Loin aussi car mon regard est autre, armé de mon appareil photo : je cherche un visage, une pose, des couleurs, je cherche ce qu’il faut attraper. Peut-être m’ennuie-je, finalement, moi aussi.
Mercredi 11 mai 2016
Il me suit de peu dans le vestiaire ; lui aussi a fini sa séance. Peut-être a-t-il plus forcé que moi. Sur son tee-shirt : « De tout cœu avec vous« . Le R a disparu, une faute de français comme il y en a tant d’autres ici, sur les boulangeries ou les accessoires de mode ; francophilie maladroite. Le R disparu, et l’on aurait l’esprit mal placé à lire autre chose.
Il porte un prénom peu ordinaire. Calder. C’aurait pu être Soulages ou Matisse, mais son prénom est un objet plutôt flottant, un mouvement. Les mots, eux, ne sont pas flottants, plus droits que mobiles, d’une grande clarté, sensibles et intelligents malgré le jeune âge. Canadien, son anglais de naissance m’oblige à quelques efforts pour suivre la fluidité, les voyelles chevauchant les consonnes. Nous l’avons rencontré dimanche, et depuis dimanche j’ai repris un rythme sans mots. Un rythme flottant.
Jeudi 12 mai 2016
Et puis des photos, enfin je veux dire d’autres, pas celles-ci. Celle d’un photographe chinois, qui donnent envie de faire des portraits, des gens quoi, des gens, du vivant, de l’humain, des gens qui pleurent, des gens qui chantent, des gens qui rient, qui dorment, qui mangent ! Et Les photos d’Alix, qui donnent envie de faire du cinéma, de laisser parler les gens, de les écouter dire ce qu’ils ont à dire. Et rire.
Samedi 14 mai 2016
Depuis dimanche, j’ai un nouveau téléphone. De marque Huawei, il est mon nouveau lien avec le Japon, après deux ans de téléphone à « pre-paid card ». Depuis dimanche je me sens un peu plus Japonais, du moins un peu plus local : je peux envoyer des sms à mes amis, vous voyez, ça change la vie. Et je peux téléphoner, mais toutes les 10 minutes il faut arrêter la conversation, sinon c’est plus cher (non je ne sais pas pourquoi). Bref, depuis dimanche, j’ai un nouveau téléphone. Et donc un nouveau moyen de faire des photos…
Et là, après ces histoires ultra-matérialistes, j’aurais dû en profiter pour citer Edgar Morin lorsqu’il dit qu’il faut retrouver le poétique de la vie car on est envahi de prose.
Dimanche 15 mai 2016
Nos chemins s’étaient croisés professionnellement et artistiquement, et le voici à Kyoto, jeune retraité dont l’horizon est dégagé. Il nous attend devant le musée, accompagné, occasion de découvrir l’exposition sur le zen ou de revoir le sanjusangendo, puis d’aller déjeuner, là-bas, après que le chauffeur de taxi (au féminin et moins de 60 ans, double rareté) avait fait part de son soulagement que je parlasse un peu japonais, après aussi qu’elle avait roté, et donc oui, déjeuné là-bas, histoire de d’être encore étonné — cessera-t-on un jour de l’être ? — par la nourriture locale, qui transforme les aubergines en merveilles.
Plus tard. Il n’a pas d’âge. Pas d’âge clairement défini : tout corps plongé dans l’eau subit une poussée vers le haut dont le volume n’indique rien sur l’individu. Il entame la conversation en japonais en me demandant si je voyage. Bien sûr, étant donnée ma réponse, il me demande si je suis ici pour le travail. Je dis que oui, que je suis photographe : vous voyez, je mens (un peu), pour changer (un peu) de la réponse (si souvent) fournie, la vraie, lorsque je dis parle de mon パートナー (prononcer « pātonā »). Alors il rebondit sur la photo : quel genre ? avec quoi ? lui aussi il en fait mais avec son smartphone… Il me demande alors pourquoi Nikon. Comme je bute contre les mots, il poursuit en anglais, lentement mais précisément, et déchausse ses lunettes parfois, comme si la myopie l’aidait à communiquer. Il pense que les Allemands préfèrent Leica et les Américains Pentax. Il est étudiant en sciences politiques, en relation internationale je crois, je ne suis pas certain d’avoir compris ; comme quoi son anglais n’est pas si précis, ou sûrement est-ce le mien.
Mercredi 18 mai 2016
Vendredi 20 mai 2016
Puisque le festival se termine, je pédale d’une exposition à l’autre pour passer de jolies surprises à d’inévitables sentiments d’indifférence, en passant éventuellement par quelques agacements… Avec moi, au milieu du parcours, marchant plutôt que pédalant, ce jeune garçon qui se disait lui-même bizarre dans nos échanges via le réseau social bleu foncé. Il se révèle peut-être bizarre, mais assez touchant, dévoilant un stress maladif (pardon pour l’approximation scientifique) dans une allusion médicamenteuse et un certain flot de paroles…
Samedi 21 mai 2016
Lundi 23 mai 2016
Mardi 24 mai 2016
Mercredi 25 mai 2016
Alors, on pousse la porte de ce restaurant qui n’indique rien d’autre de compréhensible à l’extérieur que sa formule du midi. Et l’on s’émerveille pour « notre » formule du soir.
Jeudi 26 mai 2016
Sur le carnet, j’ai noté « Azalées ». Comme s’il était possible de les oublier ? Non, du moins pas tout de suite. Mais surtout parce que je me disais que je pourrais en dire quelque chose, parler des taches roses qui ont envahi la ville, les soubassement ouest de la house, les devantures de banques, ici, là, ce rose éclatant qui, je crois, ne te plait pas énormément. Pourtant, déjà, le 21 avril, une photographie. Et déjà le 4 mai 2015, quelques mots. On pourrait poursuivre, décrire la longévité de la fleur en vase, raconter la fragilité car la voici soudain sur la céramique du lavabo, expliquer comment les pétales parfois se détachent et laissent un pistil, seul, tendu vers le miroir.
Azalées, c’est pas mal pour le Scrabble, tiens.
Samedi 28 mai 2016
Dimanche 29 mai 2016
Tu m’as dit, hier, où nous partirions. Nagano. Un nouvel ailleurs, un ailleurs inconnu. Dans le train, via Nagoya, ville pour laquelle notre indifférence est inégalable, je passe des kanjis aux paysages. Et Nagano, enfin. Du taxi, voir la ville, d’abord sans charme, et puis le quartier de l’hôtel, tout près du temple, si près du temple, un quartier si différent de Kyoto : les arbres bordant la rue principale, les maisons aux façades blanches… Et puisque il est question d’architecture, on passe ensuite d’une époque à l’autre, années 60/70/80 via le musée préfectoral (où une expo Ghibli en parle, justement, d’architecture, enfin quand je dis « en parle » je me comprends… et où l’extension a été faite par Taniguchi) ou cet étrange bâtiment municipal, ou années 30 au bar Fujiya qui passe évidemment du jazz. Et puis à Nagano, les restaurants ferment à 19h, les hommes en costume posent devant les souvenirs olympiques et il y a des animaux bizarres, genre marcassins pelés, qui trainent le soir dans les rues.
Lundi 30 mai 2016
42 ans, un de plus. L’an dernier tu m’avais offert la mer. Cette année, c’est la montagne, vers laquelle Nagano n’était qu’une étape. La montagne, la route qui se glisse dans les vallées, les petits villages, des fleurs, tant de fleurs, la glace au soba, la forêt et les sanctuaires, des marches et encore des marches, les chants d’oiseaux et les arbres de 800 ans que les grands-mères enlacent, les arbres, encore, toujours, immenses, et ce chemin qui nous guide tout là-haut. Merci.
Mardi 31 mai 2016
C’est à la sortie d’un tunnel qu’elle nous attendent, là, à l’horizon, chaîne enneigée. Oh bien sûr on n’y grimpe pas, pas plus qu’on ne peut aller en haut des pistes, car à Hakuba c’est la saison des voyages scolaires, vous comprenez – et l’on n’a pas vraiment l’air d’un groupe scolaire. Alors on pique-nique en regardant les vaches, et c’est très bien ainsi.
C’est en regardant par la fenêtre du train qui nous éloigne de Nagano que je te dis qu’il faudrait cartographier les paysages aperçus. Toutes ces étendues non foulées, vues par les fenêtres de train et de voiture, par les hublots, par-dessus les falaises, en haut des cols, au fond des vallées, tous ces « oh tu as vu là-bas ? ». Il faudrait. Et puis il faudrait revenir ici, aussi. Comme partout.
Mercredi 1er juin 2016
Le problème des déchets radioactifs est lui aussi insoluble. Des quantités monstrueuses de terre raclée, d’arbres coupés, sans compter les débris du tsunami contaminés, sont entreposés dans la zone interdite, et en dehors, à perte de vue, dans des milliers de sacs poubelles en vinyle noir, sont certains se dégradent déjà. En septembre 2015, les pluies torrentielles du typhon Etau ont disséminé des centaines dans les rivières.
Corinne Atlan – Japon, l’Empire de l’harmonie
Samedi 4 juin 2016
Le paysage a disparu. Là-haut, là-haut où un employé ne voulait pas nous laisser monter en raison de la faiblesse apparente de notre destrier motorisé alors qu’on avait déjà gravi la route, là-haut ils ont supprimé les scories d’une société de loisirs qui rêvait de neige. En cherchant la définition de scorie, parce que je confonds alors un autre mot oublié, et en trouvant parmi des versions plus volcaniques la « Connaissance résiduelle d’un paradigme de pensée tombé en désuétude« , je trouve que c’est parfait, et je le laisse. Ils ont supprimé ce qu’il restait d’une station de sport d’hiver, pourtant les enfants pourraient glisser sur l’herbe. Souvenez-vous de l’endroit découvert le 19 octobre 2014, fantômes et pendule arrêtée, le tout photographié trop brièvement en ajoutant cette phrase si courte qu’on n’en tient pas assez compte : « Il faudra revenir. »
Mardi 7 juin 2016
Ah ! Te revoilà !
Vendredi 10 juin 2016
N’ai pas écrit les jours précédent. Besoin de temps ? Besoin de se rappeler qu’il faut écrire ? qu’il faut s’extirper des autres vagues, du travail par exemple, de l’apprentissage du japonais bien sûr ? Hier il n’a pas plu ; aujourd’hui, les yeux sont secs dans la maison-lumière que viennent voir de temps en temps quelques curieux. Cette fois il est Américain, origine locale peut-être mais je ne pose pas la question, étudiant, sans âge, presque sans genre, pas sans gêne et donc je suis bref puisque qu’il n’insiste pas : il faut filer chez R, puis dîner divinement bien avec K et N, et finir là où l’on vient aussi en curieux, mais où… comment dire… c’est la lumière qui sent cette odeur ?
Samedi 11 juin 2016
La voiture jaune s’arrête. Un couple en descend. C’est monsieur qui conduit, habillé de couleurs rosâtres. Elle, loin des demi-teintes de monsieur, porte une robe Mondrian, carrés blancs lumineux sous le soleil de juin, carré jaune parfaitement assorti à la voiture qui évoque elle aussi les années 60 — une Simca 1000 ?
Ils jettent un œil, font un aller-retour bref et discret, et l’arrière-plan donne un air champêtre parfait à cette scène légère et surprenante.
Puis des couleurs plus ternes, c’est à dire plus « terre », avec même des gris qu’on n’imaginait pas.
Dimanche 12 juin 2016
Lundi 13 juin 2016
Alors le fait divers – un de plus – aperçu hier avant de se coucher devient autre chose, une attaque sanglante contre une minorité qui aimerait bien y croire, à l’universalisme. Ici je cherche les mots, ils sont nombreux, ils se bousculent, et les voici remplacés par un peu de beauté, celle de Guimard et du hasard d’un arc-en-ciel.
Mardi 14 juin 2016
Tu pourrais faire du jardinage en même temps que du japonais… Du jardiponais…
L’homme dans la petite boutique, un pas de porte, me dit qu’il va vérifier le prix. Il fait partie de ces commerçants où l’on va de temps en temps, et qui en France ont disparu depuis longtemps : il vend du charbon de bois. Il n’est pas impossible qu’il vende d’autres combustibles, mais il me faudra vérifier la prochaine fois, chercher un indice, oser demander peut-être…
Juste avant, j’ai photographié la façade de la boutique d’à-côté ; il me semble que je ne l’avais jamais remarquée, avec son étrange arc jaune. Je te disais justement, dimanche, alors que nous nous y promenions, qu’il me fallait photographier les façades après-guerre qui, tôt ou tard, disparaîtront avec les autres, plus anciennes encore. La désuétude, et la beauté parfois, de ces alignements aux lignes typiques des années 50 à 70 – ces rondeurs, ces polygones -, sont remplacées par des baraques standardisés sans charme ni allure, et l’on a beau se projeter dans l’avenir, on imagine mal qu’on les regardera dans 40 ans avec un sourire nostalgique.
Juste avant encore, quelques mètres plus loin, j’avais photographié une maison. En bois cette fois. Optimiste, j’avais regardé le squelette qui restait et je me suis dit qu’elle n’était peut-être qu’en réfection, mais je n’y croyais pas. Fataliste, j’essaye de penser que les Japonais ont raison, de faire table rase, si régulièrement, mais je n’y parviens pas.
Et que la lumière était belle, à 18h14.
Mercredi 15 juin 2016
Vendredi 17 juin 2016
Le bus les ramène de l’école primaire. Vêtements clairs, cartable marron, chapeau de paille pour les filles. Je les filme ; des scènes courtes. Quelques photos aussi, même si, vous l’avez constaté les jours précédents, les couleurs ne sont pas très belles : le petit objet téléphonique est sans conteste si pratique que j’en renie certains principes.
Soudain, l’une à peine descendue, trois d’entre elles changent de place dans une sorte de ballet délicieux, dont une qui finit debout à regarder tendrement le seul garçon du groupe. Cela dure quelques secondes, c’est si rapide, peut-être quatre, et c’est d’un ravissement qui m’enchante. Puis m’attriste : je n’ai pas filmé.
Samedi 18 juin 2016
Non ! On n’ouvre pas les huîtres avec un marteau !
Dimanche 19 juin 2016
Il pleut. L’oiseau est mort. Il a heurté l’une des vitres, laissant une trace de plumes là-haut et rappelant celui, de la même espèce, photographié le 26 juin de l’an dernier. Rappelant aussi cette phrase d’Audiberti dans la nouvelle Le Vivier, citée dans ce journal le 18 janvier 2005 — journal disparu me direz-vous, alors la voici :
« Les lettres d’amour, c’est à soi qu’on les écrit, pour les lire en les écrivant. Quand les lettres d’amour parviennent, l’oiseau est mort, quatorze couteaux à fromage de banalités dans le poitrail« .
Lundi 20 juin 2016
Bientôt 17h. Je viens de tourner dans le quartier pour chercher une façade photogénique, un coin de rue typique ou atypique, des géométries, le visage de ce coin de ville. Alors parce qu’il y a ce soleil et ces enfants qui jouent, je reste là, dans ce parc, à les regarder. Il y a deux ou trois mamans aussi. Un papa plus tard, l’enfant trottinant avec hésitation. Regarder. Les semaines filent et j’ai l’impression de ne plus beaucoup employer ce verbe et ses synonymes. C’est sûrement faux, c’est juste une impression, ou plutôt ce sont les gens que je ne regarde plus, plus beaucoup, un peu moins, je ne sais pas. Pouvoir les photographier plus discrètement ou les filmer transforme sûrement mon attention ; l’emploi du temps aussi, peut-être.
Alors il y a cet homme qui vient s’asseoir, là-bas. Il fume. La soixantaine, pantalon sombre, tee-shirt clair. Il tremble. Solitude probable, pauvreté envisageable, tristesse apparente ; il vient peut-être les regarder jouer chaque jour à la même heure. Entre lui et moi, cet hippopotame rieur. Plus loin les mouvements de la balançoire.
Mardi 21 juin 2016
Un bruit étrange. Je sors. Le bruit de la pluie. Pourtant il ne pleut pas. Le son vient d’en face, des maisons là-bas, derrière le champ en jachères. Il pleut là-bas. Et puis voilà, ça s’abat, violemment, quelques minutes. Énormes gouttes bruyantes sur le toit, le nôtre cette fois. Je me dis que j’ai bien fait de me presser au retour des courses, quelques légumes dans le panier du vélo et 700 yens de fleurs, dont deux boules d’hydrangea un peu shina-shina offertes. Parce qu’ici – l’ai-je déjà évoqué ? – les fleuristes vous offrent des fleurs. Un peu passées peut-être, plus vraiment vendables, parfois magnifiques, mais ajoutées au bouquet dans un franc sourire. Franc comme cette pluie.
Jeudi 23 juin 2016
L’oiseau est figé, droit sur ses pattes, par terre. Il n’est pas mort, ce qui serait surprenant vue la position ; tu me dis qu’il cligne des yeux. Je m’approche, il se laisse attraper. Peut-être sonné par un choc dans la vitre. Quelle autre explication ? Il s’envole, s’agrippe au crépis de la maison d’à-côté, situation d’équilibriste. Un coup d’œil plus tard, il est reparti, rejoignant ici mes chroniques volatiles.
Vendredi 24 juin 2016
Les particularités des corps nus dans les bains publics ont déjà fait l’objet d’un petit texte publié, de rares témoignages dans ce journal, de sourires, d’étonnement, de questions ou de remarques ici ou là. Sans conteste (et sans équivoque), cela pourrait faire l’objet d’une chronique régulière, tant le corps humain, quand on l’observe à tous les âges comme c’est le cas dans ces lieux, est fascinant. Certes, il suffit d’aller à la plage ou dans un vestiaire, répondrez-vous. Mais non. Car débarrassé des attributs vestimentaires des plages et piscines appelées « textiles » par les naturistes, et surtout objet d’attention particulière dans les lieux où l’on se lave (et frotte, récure, ponce, rase, etc.) voire où on lave l’autre, le corps n’échappe à rien. On est également loin du vestiaire de sport où se laver est une étape indispensable et rapide. Et puis au milieu des autres, on est – en tout cas quand on a 42 ans – face à ce corps minuscule et agile que l’on a été, et face à ce corps âgé, à nouveau glabre et difficile à habiller en des gestes lents, que l’on sera dans des décennies.
Bref… On avait pu observer, récemment, un pubis taillé en rectangle, d’une taille entre le ticket de métro et la carte bancaire. Ce vendredi, revoici — car on l’avait déjà vu, il y a bien longtemps — celui qui se rase tout le corps… sauf un petit triangle, d’environ 4cm de côté. Mais 5 jours plus tard, j’ai oublié dans quel sens il pointait. (Et ça, forcément, ça fait sourire).
Samedi 25 juin 2016
Ils s’appellent Adéiscas, Adelfin, Adhémar, Alysime, Amynthe, Arsive, etc. Elles s’appellent Zaïda, Zélia (comme mon arrière-grand-mère), Zélida, Zélisca, Zénobie, Zéphirine, Zercile, Zulima, etc. Ils sont nos ancêtres aux prénoms improbables, d’une poésie aux consonances parfois pharmaceutiques ou exotiques… et font le ravissement des généalogistes, et le mien en ce samedi matin.
Mercredi 29 juin 2016
Jeudi 30 juin 2016
Après l’agacement vertigineux de la séance précédente chez le coiffeur, il s’agissait d’en trouver un autre. J’ai donc choisi le salon pour son nom, « tête », et pour son côté un peu chic entraînant un prix plutôt choc. Ce petit exercice de conversation, avec un employé (heureusement ou malheureusement ?) pas très bavard et semblant ignorer ce que voulait dire tête, permettait de vérifier la tristement lente évolution de mes capacités linguistiques, exercice complété le soir même par une conférence dans la même langue, F parlant heureusement 1/ en commentant un diaporama de projets architecturaux dont je connaissais la teneur 2/ lentement et distinctement, même si cela ne suffit bien évidemment pas. Mais j’aurai au moins révisé le mot hashira (poteau), c’est toujours ça.
Vendredi 1er juillet 2016
Désespérer (en voyant le montage de l’interview), demander (qu’elle ne soit pas diffusée), déjeuner (avec A), dépenser (pour un pantalon, et pourtant il fait trop chaud), déplorer (l’obligation d’acheter une montre à 500 yens pour l’examen de dimanche), découvrir (que la petite musique stridente pour la Gion matsuri est de retour dans les rues), de-nouvelles-têtes-rencontrer.
Dimanche 3 juillet 2016
Crayon HB, gomme, salle 410, 12h15, elle déballe le paquet rose pâle qui contient les documents d’examen. Au coin supérieur gauche de la si petite table (coudes dans le vide), mon numéro 260240239. Quinze minutes à attendre. Le stress retombe un peu, mais pourquoi stresser ? Et de quel stress parle-t-on ? Celui généré par d’autres éléments qui n’ont rien à voir avec cet examen de japonais, ou par le départ en vacances ? Bref… La climatisation fait un léger effet et le garçon devant moi a gardé son coupe-vent malgré un short rose bonbon aux motifs de de flamands – qui eux, pour le coup, sont noirs. A ma gauche, une blonde, obèse, crispée. A ma droite, un Thaïlandais souriant puisque l’on se sourira à l’issue de la deuxième partie. Devant le bâtiment, la foule (jeune et non japonaise) était impressionnante, ramenant Kyoto à l’un de ses aspects : une ville universitaire attirant l’étudiant étranger pour un semestre, deux, une expérience, une vie…
Épreuve (agaçante) de kanjis et vocabulaire. Épreuve (éprouvante) de grammaire et lecture. Et épreuve d’écoute qui donne presque envie d’embrasser son voisin tellement c’est simple (enfin moins éprouvant, quoi…). Et puis voilà. Tu m’attends, voiture de location anthracite, on file. Deux heures de route, un coût de péage qui ferait baver de joie les autoroutiers français et l’hôtel chic pas cher (merci les offres promotionnelles) juste à l’entrée de Shikoku.
Cinquième étage, le bain, dont une partie est extérieure, domine un horizon océanique et pluvieux. Un instrumental de « I am sailing » de Rod Stewart berce l’ambiance d’embruns. En bas l’océan et le bruit des vagues. Plus tard « la » musique de Titanic, mais même l’insupportable est supportable. Plus tard, éclater de rire en lisant Echenoz. Lire enfin. Un roman. En français.
Lundi 4 juillet 2016
Physiquement il est impeccable, ce que Tausk, chacun tenant de sa mère, est moins.
Jean Echenoz ; Envoyée spéciale
Vers le sud. Route, montagnes, paysages homogènes, parfois une plaine forcément habitée et cultivée — pas de vide ici, il faut combler le rien, rendre utile le moindre lopin, le petit jardin — aires d’autoroute. C’est aussi ça le Japon, les aires d’autoroute, venez voir. Et puis les côtes, l’immensité de l’horizon, la couleur, la lumière. Le village, enfin, et la maison, spartiate. Trois commerces nous permettent de nous familiariser avec l’accent local transformant les questions des personnes âgées en un gloubiboulga exotique… mais sans réponse possible de notre part. Nuno, c’est le nom du bourg, ce ne sont que quelques rues, bordées de maisons parfois délabrées. On ne sait pas s’il règne un peu de tristesse, beaucoup de pauvreté, une simplicité de port de pêche vivant de peu… un mélange de tout cela sûrement.
À quelques kilomètres, on trouve une plage. Deux familles, dont l’une d’elles est couverte comme les Japonais le sont souvent, des pieds à la tête, pour se baigner. Mais nous, nous retrouvons la sensation (pas totalement agréable) du sable sur la peau avec une joie indescriptible. Ailleurs qu’ici j’écris « L’océan est pacifique, le reste du monde tellement moins. » cherchant à partager un peu de ce bonheur malgré… malgré quoi ?… malgré tout.
Mardi 5 juillet 2016
Nuit trop chaude, et au réveil, température déjà élevée. La confiture est décevante mais le bain du matin dans cette eau limpide fait oublier tout ça. Un peu plus loin, une centre commercial immense, et toujours le vert des rizières, le ciel bleu, les herbes brûlées, strates colorées troublées par l’envie d’un café ; cette habitude reprise depuis quelques temps chaque matin semble s’être transformée en addiction. Lors du bain de 17h on cherche à comparer la couleur de l’eau avec celle du matin ou de la veille ; mais tu connais ma mémoire courte…
Mercredi 6 juillet 2016
Partir dans l’autre sens et longer la côte. Aller de surprise en surprise, encore. Beauté des paysages, immensité d’une plage où quelques surfeurs vont et viennent, petit café, traces d’autrefois, herbes envahissantes, rouilles, délabrement, bizarrerie architecturale, roches ondulant sous le vent, aquarium autrefois futuriste où l’on regarde danser les poissons, absence de restaurant ou de supérette, kitscherie charmante d’un boui-boui où l’on peut enfin déjeuner, eau encore plus limpide où s’amuse une jeunesse rieuse, pâte au goût d’agrumes sur un bord de route, réponse incompréhensible (« Mishoka » ou quelque chose comme ça) d’une femme sans sourire à qui tu demandais « combien ça coûte » et en rire encore.
Jeudi 7 juillet 2016
Évidemment, la désertification rurale évoquée dans ce séjour à Shikoku n’est pas totalement inéluctable. Ainsi, étape est faite à Kamiyama où un projet né il y a 5 ans fait vivre un village via restructurations architecturales, espaces de co-working, « hôtel » très joliment dessiné, restaurant français avec produits uniquement locaux, etc. On y croise un jeune Tokyoïte qui voulait de la campagne, un développeur, quelques artistes, des polyglottes, une imprimante 3D, que sais-je encore, j’ai oublié, et surtout une joie d’être là, beaucoup d’espoir, un cadre de vie, des valeurs, d’autres besoins… En France, il y aurait forcément un blaireau pour traiter immédiatement cet endroit de projet bobo, et le blaireau n’aurait pas idée de l’ambiance de fête sur la place du village ce soir, hasard de notre calendrier.
(J’aurais pu aussi parlé de la question du panorama, via la vitre d’un café et la baie de la chambre…)
Vendredi 8 juillet 2016
Une version instrumentale de Copacabana virevolte dans les rayons du Seven/Eleven. En passant avec mes 3 kilos de sucre à la caisse, la femme me dit un truc avec le verbe « fabriquer » donc je souris et confirme : c’est pour faire de la confiture. Je ne précise pas les fruits (abricots et agrumes) car j’ignore comment on dit, et je ne lui précise pas non plus la provenance, à tort peut-être, peut-être qu’elle est de là-bas, peut-être qu’elle m’aurait dit, elle aussi, mishoka ou un truc comme ça et que j’aurais ri, enfin voilà, merci, je sors et monte sur mon vélo en chantonnant… Her name was Lolaaaa, she was a shooowgiiiirl… Nous voilà de retour, avec quelques plantes mortes de soif.
Samedi 9 juillet 2016
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Au fait, je vous ai parlé du ciel étoilé dans le ciel de Nuno ?
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Lundi 11 juillet 2016
Mardi 12 juillet 2016
Les taches professionnelles de ce mardi ne nécessitent pas une attention profonde – euphémisme. Alors ce mardi j’écoute la radio, non, pas la radio locale, oh je sais il le faudrait, mais la radio française, logo violacé me permettant de passer de Duras à Proust via l’élasticité du cerveau. Bien sûr par moment je ne l’écoute pas vraiment, il y a des voix, devant moi ou plus loin là-bas, ça cause. Tiens d’ailleurs, de quoi ça cause ?
Mercredi 13 article 2016
Jeudi 14 juillet 2016
« Tu as vu comme il a plu cet après-midi ?« . Non je n’ai pas vu car il n’a pas plus à la maison ; dommage, ça aurait peut-être évité que C fasse du jardinage désherbage version Attila… Mais peut-être sont-ce les plantes qui ont fui…
Il n’a pas plu, mais je regardais, au loin, le ciel gris, alors que je partais vers l’Institut, en m’interrogeant sur l’absence de parapluie et de perspicacité.
Lundi 18 juillet 2016
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Mardi 19 juillet 2016
Mercredi 20 juillet 2016
Jeudi 21 juillet 2016
Enfin, tout ce temps qu’on roule, beauté du monde orange des villes dans la nuit mal défaite, la masse si pesante de toutes choses de ciment autour de ceux qui y vivent, et dont le train indique la trace sans qu’eux-mêmes se montrent (une fenêtre ouvert sur une pièce vide).
François Bon ; Paysage fer
Nous rentrons. Kyoto nocturne. Mon appareil photo, doté d’un nouvel objectif 35mm qui changera ici (et ailleurs ?) mon regard et mon témoignage sur la ville et le monde, est rangé dans le coffre du scooter. Soudain, pourtant, une image à saisir. L’homme, bien habillé comme un cadre d’agence immobilière, chemise bleu clair, pantalon de costume plus sombre assorti à la cravate, tient un balai ; nous sommes au Japon et donc il nettoie le parking en rez-de-chaussée du bâtiment qui jouxte l’agence. L’éclairage est parfait, inondant l’homme de tous les côtés. Et puis il me regarde, pas longtemps, et lève le bras, et le balai, pour enlever peut-être une toile d’araignée là. Le feu passe au vert.
Alors je devrais m’arrêter là. Je devrais ne pas raconter ce qui s’est passé avant et laisser les photos être, comme tu avais dit justement « la part absente du récit ». Mais ce serait omettre la passionnante – quoi qu’un peu rapide, un peu courte – visite de la terrasse de la gare de Kyoto avec deux architectes m’éveillant un peu sur le lieu dont je me moque toujours un peu facilement.
Samedi 23 juillet 2016
On évoquait récemment la désertification rurale et les initiatives prises ici ou là pour contrer le phénomène et son inéluctabilité. Nous voilà donc invités à 1h30 de route de Kyoto – une route chauffée par le moteur du van -, à Sasayama, pour découvrir un coin de campagne, s’attabler joyeusement et questionner sérieusement la possibilité d’autre chose en matière de qualité des produits (ramassés ou cultivés alentours), variétés de tomates ou soupe de maïs… ou goût du saké… ou goût du saké… ou goût du saké…
Dimanche 24 juillet 2016
Mardi 26 juillet 2016
Mercredi 27 juillet 2016
Au moment de partir de chez lui, il nous tend une enveloppe de chez Daimaru. Nous sommes venus nous recueillir devant les cendres de sa femme, et la coutume veut que, pour cela, l’on nous remercie. On nous remercie de nous être déplacés pour cet hommage, coutume respectable, bien sûr, mais tellement étrange pour nous et nos autres habitudes. La question est alors de savoir que faire du chèque-cadeau du grand magasin, et si la coutume « oblige », par respect, à le dépenser, ne serait que dans un objet, des fleurs, une petite chose qui nous fera penser à elle, à son sourire, à cette première fois où je l’ai rencontrée dans son atelier, moment surprenant, magique, un premier partage comme il y en aura d’autres, beaucoup pour toi, quelques-uns pour moi – un concert, et puis ces quelques fruits apportés par son mari récemment, avec ce mot de sa main à elle, pour nous expliquer comment les éplucher, en laissant un peu de blanc ; et donc un vide.
Jeudi 28 juillet 2016
Vendredi 29 juillet 2016
Certes, ce n’est pas agréable le dentiste, mais au moins j’ai appris le verbe tsumaru. (Et donc maintenant, ça ne devrait plus tsumaru).
(Bon je pensais plutôt faire un parallèle entre notre passage à Shimogamo et le film « Andréa » de Natacha Nisic, mais je vous laisse avec cette histoire de dentiste)
Samedi 30 juillet 2016
Habiter au nord de la ville, c’est échapper à la fournaise du centre-ville, et s’échapper facilement vers la fraîcheur de la campagne. Notre destination préférée, Ohara, dont le nom se retrouve souvent ici, conjugue un marché, un petit restaurant, un panorama, quelques temples et plusieurs lieux pour pique-niquer ou se baigner… Alors nous y voilà encore, partageant ce coin de rivière avec, cette fois-ci, un papa et son petit garçon cherchant on ne sait quoi dans la végétation avec leurs épuisettes, peut-être des grenouilles, nombreuses et sautillantes, bien que l’une d’elle fut récemment particulièrement docile, abattue par le soleil ou cachant un prince attendant un baiser.
Lundi 1er août 2016
Être à Kyoto, venir à Kyoto, c’est une évidence, une habitude, une nécessité pour un bon nombre de nos amis. Parfois, même, en France, ils sont nos voisins. Ils étaient nos voisins, devrais-je dire, tellement l’idée de vivre ici est ancrée – j’allais écrire encrée – pour moi. Pourtant le présent d’une géographie française subsiste. Bref, les amis-voisins sont de retour et nous déjeunons – attention, zeugma – dans la joie et ce petit restaurant dont le bananier tend à lui donner, en plus de son appellation étranger (un truc du genre « café Hello bibliotik »), le nom de « banana café ». Alors au banana café,
Et puis lire Annie Ernaux et tiquer sur une phrase ou deux, une généralité un peu trop appuyée par exemple.
Mardi 2 août 2016
Café Bibliotik. Brownie, grammaire et ginger ale en attendant (toi / lui / le rendez-vous). La musique est des années 80, souvenirs d’années de collégien avec ces chansons de Sting qui tournaient en 33 tours et je me demande si le garçon là-bas ne pourrait pas être celui que l’on doit rencontrer. Mais non, me dit-il. Et puis le voilà, lui, jovial, me confondant avec quelqu’un probablement car il m’embrasse – « le bisou », dit-il, imaginez-vous ? – et malgré mon grand étonnement je ne dis rien, je fais comme si, j’imagine peut-être inconsciemment le mettre dans l’embarras, mais c’est idiot, il vient de s’y mettre. Moi qui l’avait trouvé trop familier par courriel, voilà l’acmé de cette familiarité, dû peut-être à l’absence de certains codes – son bon niveau en français ayant été acquis en France avec une petite amie locale – ou dû à une jeunesse d’esprit… Acmé juvénile.
Jeudi 4 août 2016
Instrumental de How deep is your love, et si je pouvais en sourire je sourirais, mais le dentiste préfère que je garde la bouche grande ouverte parce que c’est plutôt « How deep is your dental problem« . C’est donc la mâchoire engourdie que je passe un court moment au sport pour filer ensuite, suffisamment dé(sen)gourdi(e), à notre déjeuner avec J.R., dans ce lieu dont tu m’avais dit le plus grand bien ; regrets d’alors.
Vendredi 5 août 2016
Là-bas, derrière moi, des cris d’enfants en rouge et blanc, stade de base-ball. Ici, le parc d’un quartier pris au hasard sur la loop-line d’Osaka, où je grignote vite fait quelques sushis en me demandant pourquoi je n’ai pas fait une petite pause dans la fraîcheur climatisée d’un boui-boui quelconque. Osaka. Destination plutôt rare, surtout seul, qui m’a accueilli ce matin dans le terrifiant brouhaha des travaux au sud de la gare et dans le bruit d’un garçon aspirant avec sa paille le fond de son caffé-latte tandis que j’attendais S qui, une fois de plus, allait me rendre un service immense en faisant le traducteur chez Nikon, où j’allais donc abandonner mon appareil photo pour quelques heures, le temps de prendre la loop-line, donc, et de m’arrêter au hasard, donc, dans ce quartier sans âme, où courent, donc, tout de même, quelques enfants. Un petit tour et je repars, mais attiré par un passage commerçant, je m’engouffre… et découvre un dédale de petites rues bordées de minuscules échoppes, où la sécurité électrique semble autant à désirer que l’hygiène, l’ensemble générant un aspect charmant et photogénique, donc une certaine frustration pour le photographe sans appareil – mais avec un téléphone permettant tout juste de rapporter quelques souvenirs visuels sans importance.
Et puis le soir, lire cela sur FB :
Il fait beau. Quand on va assez loin en promenade dans la matinée ou dans l’après-midi, on arrive à un endroit où, pendant un moment, on est malgré tout encore content de vivre.
Walter Benjamin
Aimer la coïncidence.
Samedi 6 août 2016
Hier, nous discutions avec S, au hasard de sujets virevoltant comme virevoltent les discussions lors des soirées à la VK, nous discutions de folklore, ou plutôt nous discutions de la présence de traditions « ancestrales » ici au Japon, et de notre regard sur cela, notre regard personnel se posant plutôt sur le spectateur du-dit folklore que sur ce monde dont la sincérité est parfois contestée ou contestable. Le folklore, pour moi, ce fut dès 8 ans quelques danses landaises dans une salle des fêtes de Village Vacances Famille : un groupe de personnes sautant sur des échasses au rythme de je ne sais quels instruments locaux. J’étais alors déjà plutôt curieux, je crois, et si je regardais cela avec un certain étonnement, je crois que j’inspectais surtout cette agitation costumée avec un certain intérêt : je regardais mes semblables… C’est en tout cas l’impression / le souvenir que j’en ai, des décennies plus tard. Bref, sayonara les Landes, nous voici ce soir dans le sanctuaire Imamiya, dans notre quartier, pour une fête, abandonnée depuis 20 ans, et reprise cette année (différemment, enfin bon peu importe…). A cheval entre une « simple » célébration shintoïste et une fête de quartier, ce moment nous ancrait, une fois de plus, dans le sentiment agréable d’être ici, et de faire partie du quartier, nous, malgré tout. Et, cette question du « folklore », je l’oubliais un peu en buvant la deuxième coupe de saké…
(Pour la version longue, ajouter la baignade à Ohara avec les amis et les enfants rieurs)
Dimanche 7 août 2016
Donc :
– mini-clafoutis aux courgettes ;
– soupe de tomates froide ;
– soufflé aux asperges ;
– calamars à l’armoricaine ;
– tarte tatin.
Lundi 8 août 2016
Mardi 9 août 2016
Mercredi 10 août 2016
Elle avait demandé à J ce qu’il pensait de Joël Collado, et pourquoi Laure Adler portait des lunettes de soleil le jour où… Elle avait aussi parlé de sa vision de ce pays, ce Japon qui, pour nous, passe à travers de nombreux filtres, dont celui de la langue, même si nos lectures et nos échanges avec ses habitants nous permettent d’en connaître certaines « particularités ». Elle avait alors imité la voix qu’elle prenait lorsqu’elle travaillait au rayon « spécialisé » d’un vidéo-club… Mais au moment d’appeler un taxi, la voix n’est pas celle, doucereuse, modulée, et encore moins haut-perchée, qu’une femme japonaise emploie habituellement quand elle veut rentrer chez elle. On y entendrait presque du français, on y remarque en tout cas quelque chose d’abrupte.
Vendredi 12 août 2016
Dans sa chemise hawaïenne, il n’a évidemment pas l’aspect habituel des salary-men. Mais l’agence de voyage offre de la liberté aussi à ses employés, qui nagent de surcroît dans une ambiance musicale de circonstance. Cela n’empêche pas, pour autant, un peu de stress, surtout lorsque nous lui demandons un ticket dont il ignore tout.
Mercredi 17 août 2016
Les jours passés sont muets, accumulés, comme les images. Les jours à venir seront muets, bercés par le tatam-tatoum (ou le dosdeskaden) des petits trains locaux dont les lignes frôlent la mer. また らいしゅう!
Jeudi 25 août 2016
21h03. Le train entre en gare de Kyoto. Un train de sénateur, comme dirait La Fontaine, après le départ de Yonago à 11h37 et 6 changements.
Il faudrait raconter les 8 jours précédents, Hamasaka, Matsue, Izumo, Hagi, Yonago, décrits dans un carnet bariolé, le tout entrecoupé des paysages aperçus, doucement, au petit rythme des petits trains locaux.
Vendredi 26 août 2016
Regarder la quantité d’images. Procrastiner.
Samedi 27 août 2016
– On a cuisiné quoi, la dernière fois qu’ils sont venus ?
– Heu… la même chose je crois. Mais ils ont beaucoup aimé.
Lundi 29 août 2016
9h15. Elle court. Le bruit de ses talons apparaît avant sa silhouette à travers les vitres et cette grille légère qui nous sépare de la rie. Puis elle change de rythme. Moi aussi, reprenant celui des jours de travail.
Mardi 30 août 2016
Elle est en train de déposer deux sacs poubelles jaunes – c’est mardi. J’apporte le mien. Un bonjour, un excusez-moi, et elle passe au temps qu’il fait – beau – et à mon niveau de japonais – bon, d’après elle. La conversation qui suit est relativement courte – le peu de temps que je passe par jour à faire du japonais, mon travail, le tien – mais est une petite révolution, puisque après deux ans et deux mois de voisinage, cela ne s’était jamais produit, en raison des relations de voisinage au Japon, de notre niveau linguistique et du fait que l’on n’avait jamais déposé nos poubelles en même temps. La voir de si près me permet de définir un peu plus précisément sa tranche d’âge – 65 ans ? – et de confirmer qu’elle est plus souriante que son mari, même si elle hoche régulièrement la tête à travers la vitre de sa Mercedes lorsqu’elle la gare en marche arrière, glissant la berline dans le petit espace comme le font si bien les Japonais devant leur maison.
Et à propos de locomotion, un petit moment dans le bus :
Mercredi 31 août 2016
– Tu as vu les films Alien ?
– Heu… j’crois pas… c’est celui qui dit « Maison maison » ?
Mais c’est Godzilla que nous étions allés voir, 『シン・ゴジラ』oui oui oui, ben non sans sous-titres, et sans rien comprendre, si ce n’est que pendant les réunions de crise au Japon ça beaucoup et très vite. Et les courgettes étaient énormes, mais ça n’a rien à voir.
Jeudi 1er septembre 2016
Café Hashimoto. 4 clients. La grande table centrale est vide, il faut venir plus tôt pour écouter les hommes parler entre eux en lisant le journal. À côté de moi, deux femmes discutent. La soixantaine, vêtements noirs, mais l’une a des chaussettes en guipure blanche sous ses chaussures en vinyl et l’autre enfilera avant de partir un petit gilet sans manches, léger, blanc aussi. Elles boivent un thé, noir aussi, et la tranche de citron malmenée est posée sur la soucoupe de la tasse anglaise. Ce que je capte de leur conversation, au milieu de l’apprentissage de quelques kanjis, permet de réviser ses formules météorologiques (« il a l’air de faire chaud, dehors ») et capillaires lors d’une tirade où le non-verbal et les interjections de l’interlocutrice laissent à penser que la locutrice n’est pas très contente de son dernier passage chez le coiffeur – qui a tout de même dû lui prendre plusieurs milliers de yens et deux bonnes heures de son temps.
Quelques minutes plus tard, les femmes qui les remplacent sont d’une autre classe sociale, vêtements non coordonnés, coiffure désordonnée, teinture oubliée. Sans s’en plaindre.
Vendredi 2 septembre 2016
Samedi 3 septembre 2016
Il est là-bas ; elle, initiale A, voudrait une photo avec lui, on en rit, « yes i am a fan », elle me demande si je… Lui, c’est la star, vue sur scène parmi 6 autres corps, corps sans tête, corps autres, corps déformés, corps-membres, glissant dans un magnifique environnement noir et blanc, entre ténèbres et lumières, un environnement où l’on décrirait les matières, comment elles partent, viennent et vous surprennent. Mais elle, comme moi, on n’aime pas ça, demander, demander une photo, demander un instant(ané). Et puis il parle avec K, qui l’embrasse de toute sa latinité extravertie et joviale, alors on s’approche, je me présente, il dit ah ok, et il sert la main à A ; geste tellement non japonais entre deux Japonais. Elle repartira donc avec ce souvenir d’un contact et d’une parole brève, son prénom, à peine plus, un rire évidemment.
Dimanche 4 septembre 2016
– T’as jamais fait des mots croisés toi…
– Non, je déteste.
Parce qu’O a pensé à nous, en nous envoyant ce lien, rappelant qu’Internet regorge de trésors, nous voilà écoutant ce que Faulkner pense du Japon, là, dehors, sous les douces – quoi que sonores – stridulations des grillons qui, petit à petit ont remplacé les cymbalisations des cigales… Grillons qui entrent allègrement dans la maison sous nos regards attentionnés, parfois suivi de gros cafards subissant de notre part une légère discrimination au faciès, virés à coup de balais afin de tester leur résistance et notre agilité.
Lundi 5 septembre 2016
Un homme tousse. Je regarde vers la rue. Homme âgé, petit, rond, casquette noire de base-ball sur la tête, chemise blanche, pantalon crème. Il tient son parapluie comme un club de golf, à l’envers, et fait de grands gestes, comme parfois le font les hommes d’un certain âge, mais plutôt secs, devant leur maison, pour s’entraîner dans leurs swings. Il avance, recommence, et puis tourne la tête. Et me voit. Me voit qui le regarde. Ciel couvert, 17h15, la petit lampe est donc allumée à côté de moi, permettant aux passants de voir l’intérieur de la pièce, et donc moi, clairement. Mais je ne sais pas s’il voit mon sourire.
Mardi 6 septembre 2016
Passer trois heures avec Chantal Akerman. Et une heure chez Koolhass mais c’était moins émouvant. Litote.
Jeudi 8 septembre 2016
Tu es loin, cette distance vaguement habituelle entre Kyoto et la capitale. Les nuages et la pluie, aussi, se sont éloignés, me permettant d’enfourcher mon vélo pour aller à Kawaramachi – Marutamachi, dans ce petit magasin de chemises, où je suis sûr de te faire plaisir utilement, même si les doutes s’immiscent toujours lorsqu’il s’agit de choisir, surtout lorsque le col est à boutons.
Vendredi 9 septembre 2016
Et c’est à 15h40 que la musique, venant probablement du lycée de Takagamine, se fait entendre. Un instrumental de « The Locomotion » aux basses (poum poum poum) imposantes, air qui trotte (ou se locomotionne ?) ensuite un moment dans la tête, surgissant par exemple dans les transports en commun ou assis sur cette moquette marron qu’il faudrait vraiment changer.
Dimanche 11 septembre 2016
On pourrait ajouter ci-dessous la gamme colorée et appétissante d’un restaurant d’Ohara, où nous célébrions cette date, la tienne, un peu en retard (15 minutes à peine, un peu optimiste que j’étais sur le temps pour rejoindre le village depuis la maison du samourai où j’avais donc oui pour un thé, l’amitié passant alors, dans mon esprit devant les règles locales de savoir-vivre).
Lundi 12 septembre 2016
Mardi 13 septembre 2016
Sortir les poubelles à 8h19 n’a rien d’agréable, ni de réellement désagréable. Ce serait même plutôt une activité neutre ; mais ici, cela permet de jeter un œil à gauche, vers les montagnes juste là, et à droite, où ce matin le mont Hiei dépasse des nuages. Mais bien sûr, entre lui et moi, il y a les toits, les fils électriques, les antennes et la difficulté d’en faire une image discrète qu’on montrerait ici.
Un peu plus tard, en passant devant le café au rideau baissé, ce café dont le nom oublié le restera à jamais, je repense aux quelques cartons posés devant, un dimanche, signe d’une fermeture définitive dont on imagina alors la raison, et je pense surtout à la dame, courbée derrière son bar, qui nous avait offert du chocolat un 14 février et que j’avais photographiée, photo volée, la dernière fois, ému de voir sa faible personne tirer de cette activité le moyen d’exister encore bel et bien. Il y avait alors, entre elle et moi, les nuages épais d’une impossible communication. Et il y avait là, suspendue, cette idée que j’avais avant de m’installer au Japon, de photographier les vieilles dames qui tiennent des cafés, signes tangibles d’une économie microscopique et d’un moyen de souder ce maillage relationnel fragile. Il y avait ce jour-là, surtout, une immense émotion, qu’aucune image discrète se saurait exprimer.
Vendredi 16 septembre 2016
C. est arrivée un peu plus en retard que moi au lieu de rendez-vous : ayant pédalé très vite, j’avais limité les dégâts, et m’étais donc mis à l’ombre, surveillant le point prévu en sueur. Nous avons déjeuné, sur cette portion un peu ingrate de Marutamachi, dans un petit restaurant charmant et vide – l’horaire était tardif – en parlant de de choses et d’autres, puis, courtoisement poussés dehors par la patronne – l’horaire était tardif – nous sommes allés dans un café, un de ces savoureux cafés années 70 (étagère derrière le bar tout en angles ronds, lampes rigoureuses orange et noires).
Ce n’est qu’au moment de partir qu’elle me dit « oh il faut tout de même que je te raconte pourquoi je suis arrivée en retard« . Elle n’a pas le temps de donner beaucoup de détails que je la coupe : D ! C’était D ? C’était D. Mais, on n’arrive pas en retard dans ces cas-là : on revient d’un autre espace-temps.
Samedi 17 septembre 2016
« Non mais c’est fou, les gens à Paris, ils ont tous des fêtes d’anniversaire. »
La radio – à savoir France Culture – m’accompagne chaque jour en pointillés – de longs pointillés -, depuis deux ou trois semaines, en raison de tâches professionnelles le permettant, et sûrement en raison d’une envie furieuse : écouter les gens parler, apprendre sans y faire attention, oublier ce que j’entends sans m’en faire ombrage. Ainsi aura-t-on vu passer Akerman, Vecchiali, Delphine Seyrig, et même Dalida (ou toi) et tant d’autres voix parlant de choses et d’autres… et ce samedi, Mauriac, voix râpeuse et chroniqueurs précis écoutés d’une oreille tout de même un peu distraite – en raison de tâches professionnelles.
Au fait on dit comme « charrette » en japonais ?
Dimanche 18 septembre 2016
Je crois qu’il pleut vraiment.
Lundi 19 septembre 2016
Sur la table basse, les lectures à venir, Faye, Del Amo, signes visibles de ton retour. Sur la table du déjeuner, des fromages, signes gustatifs de ton retour. Dans l’armoire, la valise, quelques vêtements rangés et l’odeur résistante du fromage, signe odorant de ton retour et de l’insuffisante protection d’un sac plastique.
Mardi 20 septembre 2016
Alors, soudain, la pluie s’arrête. Et le vent. Je pars, pour un court instant seulement, d’une part pour prendre l’air, d’autre part parce que les vases sont moribonds, le contenu du frigo imparfait, le tofu tentant, ton retour attendu. Alors il ne faut pas oublier de regarder le ciel, sur lequel on a tant maugréé jusqu’alors, mais dont le gris se dore.
Jeudi 22 septembre 2016
Elle veut savoir où on achète les plantes, comment, pourquoi… Je bafouille, mon anglais se prend les pieds dans les racines… que dire ? Les interviewes ont pourtant tendance à m’amuser mais l’alignement des pots sur la terrasse ne me semble être un sujet très passionnant malgré l’intérêt que j’y porte quand il s’agit de les aligner et je n’ose pas vraiment lui dire que la sélection lors de l’achat se fait en général… sur le prix… Que dire alors ? Rien, ou si peu, et je sors, lorsque c’est approprié, une des réponses vaguement préparées (la comparaison avec les pots devant les maisons en particulier, mais je doute que ça lui fasse plus de trois lignes dans son article). Je ne te regarde pas, ou si peu, j’ai peur que, dans mon regard, tu lises mon ennui, et lorsque tu parles mon esprit facilement détourné glisse vers le photographe en me demandant ce qu’il va tirer de cette lumière grisounette…
Au moment de partir, le rédacteur en chef, plutôt assorti à la météo, nous offre le dernier numéro, spécial mode. Au fil des pages, les mannequins font tous la tête ; alors mon esprit facilement moqueur en rit.
Vendredi 23 septembre 2016
S’octroyer une pause musicale pour partir aux antipodes, en se disant qu’il faudra y aller puisque l’on y pense depuis longtemps et en se disant qu’il faudra en savoir un peu plus sur ces 2000 réfugiés partis au Chili grâce à Pablo Neruda et dont l’histoire, au hasard d’une interrogation (parce qu’il va bien falloir le nourrir ce livre en cours), s’est affichée sur l’écran… Et découvrir la version d’origine de cette chanson, version tellement plus légère que celle de Mercedes Sosa, tant écoutée pourtant.
Samedi 24 septembre 2016
Lundi 26 septembre 2016
Jeudi 29 septembre 2016
Arcades sur Sanjo. Musique de Un homme et une femme, sans les voix, sans les chabadabada. Je viens de laisser M et P après un déjeuner épatant — retourner dans ce restaurant — et un café charmant — retourner dans ce café —, et viens d’acheter quelques cartes, graphisme délicat et simple. Soudain de dos, le sosie (vêtements et silhouette) de J, dont on avait justement évoqué le nom. Juste après la rivière est boueuse, les pluies sont si fortes depuis quelques jours, mais au bord deux jeunes femmes font des bulles de savon et je regarde la scène en pensant qu’ici il reste des plaisirs simples et légers. Au loin, les montagnes alignées en un dégradé gris-bleu magnifique, et cette couche de nuages.
Au café Bibliotik, un ginger ale, les mots que je chercher à écrire et la musique de Feist qui me fait plaisir malgré l’impression de m’être détaché de ce genre d’écoute. A côté il fume après son déjeuner, tasse à café, grosse montre, éventail sombre. Je crois qu’il pleut à nouveau.
Vendredi 30 septembre 2016
La présence d’amis permet toujours d’aller ailleurs, là où l’on ne va jamais, ou si peu. Après un passage à la VK, le petit sanctuaire là-haut est une destination inévitable : plongé au milieu de la forêt, il offre, peut-être plus que d’autres lieux, le sentiment profond de la frontière entre la ville, qu’on touchait juste avant, et la forêt… Alors, tiens, l’idée me prend de prendre ce chemin, pas emprunté depuis 5 ans, chemin qui s’avère chaotique et donc pas très adapté à ma tenue plutôt citadine ; peut-être est-ce pour cela que le randonneur me sourit tandis que je m’assure auprès de lui de la direction vers Nanzenji. La suite, c’est autant de lieux, autant de surprises (« oh mais on s’est vus là-bas », etc.), de petits moments à raconter, liste interminable noircie sur le carnet.
Mardi 4 octobre 2016
Osaka. Un emploi du temps enfin allégé me permet de revenir dans la cité bouillonnante pour récupérer mon objectif 50mm, joliment réparé. C’est cependant au 35mm que je regarde la ville, du moins une petite portion entre les deux gares d’Osaka et de Shin-Osaka. Entre les deux, le Yodo, fleuve imposant ici son embouchure et sa respiration au milieu de la densité. Entre les deux, une certaine banalité urbaine faite de kombinis et de camions de livraison ; il faudra errer ailleurs pour aimer cette ville. Alors aux alentours de la gare nouvelle, alentours survolés par les ronronnements des avions, je guette les salary-men en chemise blanche, les allures pressées et les contre-jours… histoire d’en aimer les images.
Mercredi 5 octobre 2016
Et, au milieu d’une journée de travail (à faire et refaire ce que les hackers défont), un petit bijou (mais c’est mercredi, maman n’est pas joignable). http://arteradio.com/son/616550/c_est_maman
Jeudi 6 octobre 2016
Voici que je retrouve, en ce jeudi, l’usage du 50mm récupéré mardi. Il faut aller réserver un restaurant, et mon aisance linguistique, fragile, me pousse à me rendre sur place. Fermé : le petit panneau l’indique, la porte qui ne glisse pas le signale également, il est pourtant 13h30, tant pis. Je remonte, sur mon vélo et vers le nord, zeugme. Au hasard des rues, apercevant une figure étrange au bonnet rouge, c’est la curiosité qui me me fait entrer dans ce temple, devant lequel je suis passé si souvent, mais le parking qui le sépare de la rue a sans doute eu l’effet d’un repoussoir, à croire que parfois, les bizarreries ne m’intriguent pas. Le lieu est étrange, on pourrait décrire le soleil qui frappe les statues et les feuilles de lotus là-bas derrière… mais l’on s’arrêtera sur ces formes humaines, émouvantes, restes de peintures, qui ornent deux murs. Et puis, un peu plus au nord, un autre temple, propre, presque parfait, dont le calme fait oublier le bruit provenant de l’avenue ; il y a bien sûr des fleurs fanées dans le cimetière. Les deux lieux sont réunis, dans mes souvenirs encore frais de fin de journée, dans une quiétude surprenante ; et c’est peut-être d’être encore surpris qui me surprend.
Vendredi 7 octobre 2016
Après avoir visité cette jolie maison, nouvelle maison, tatamis noirs et bois clairs, petits détails et grandes idées, on évoque les constructions, poussant comme des champignons, comme celle qu’il y a en face du petit restaurant qui a été sa cantine cette semaine et où le propriétaire l’a donc saluée comme il se doit en entrant. Lobby, poids des promoteurs immobiliers, faible coût, constructions modulaires, facilité d’entretien… n’explique pas totalement le fait que le laid (notion subjective, certes…) de la standardisation plastique l’emporte. Faudrait-il aller chercher du côté de l’indifférence ?
Samedi 8 octobre 2016
Ils repartent, déjà, et puis la journée passe, en attendant la pluie, qui ne viendra que le soir, après la promenade. La vie au Japon, c’est parfois lutter contre l’humidité, râler contre la moisissure qui s’est glissée ici ou là, s’agacer de l’odeur tenace. La vie ici, c’est aller faire un tour, s’arrêter là, sur ce chemin qui sépare le sanctuaire du parking. De chaque côté du chemin, la même chose à manger, des mochis grillés. Et le même ballet des femmes qui y travaillent, interpellant les passants – dont un grand nombre s’arrête – par les phrases de politesse et une manière que l’on trouve parfois un peu insistante : sous des airs souriants, la concurrence est rude et le regard malin.
Dimanche 9 octobre 2016
Poum. Deux oiseaux tombent face à moi, ils viennent de heurter la baie. Deux, batifolant sûrement. Je me précipite. L’un des deux meurt après quelques derniers mouvements de patte. Le deuxième gigote un peu plus, et si toute mon attention ne sert à rien après un tel choc, le voici qui reprend ses esprits, et s’envolera, finalement, seul.
Là-bas, à l’école du quartier, c’est la vie ; demain c’est la journée du sport, et aujourd’hui les familles se réunissent pour courir, jouer… Je regarde ce « spectacle », cette vie de quartier, cette simplicité, cette joie de vivre, ce monde loin du mien et m’amuse surtout de ces courses à deux, parents et enfants (de maternelle ?)… Un peu plus loin, au café, il y a ce garçon de peut-être 18 ans que la mère materne et que le père ignore. Il est onze heures, ils ont commandé des soba, et le silence est rompu par des slurp. (Parler une prochaine fois du si joli temple à côté de l’école, dont la quiétude était rompue par autre chose que des slurp)
Lundi 10 octobre 2016
Mardi 11 octobre 2016
Kurama. Après la montée vers le (si beau) temple – et sa crypte, que j’ai failli manquer – et après le petit resto : le bain.
Au bain, il est souvent question de la pudeur, celle des gens pas habitués, ou de l’absence de pudeur qui surprendrait par exemple l’adolescent français que j’ai été… Voici qu’aujourd’hui, un homme non japonais portait un maillot de bain, faisant fi des habitudes et des instructions notées ici ou là. Et puis… un moment plus tard, est arrivé un garçon qui, il y a quelque temps, n’était pas un garçon. L’absence de pénis, les cicatrices sur la poitrine, le garçon les montrait, ou plutôt ne les cachait pas. Pas de serviette, pas de main ici ou là… Il portait sans doute ce corps après un long chemin vers la liberté d’être soi, là où la pudeur (pour lui en tout cas) n’existe peut-être plus, là où existe la question de s’aimer soi-même et d’être soi-même, de ne pas se cacher…
Bref, je ne vais pas aborder cela de manière plus approfondie… mais l’homme en maillot, déjà un peu anodin – en plus de ne pas respecter les règles – était alors à mes yeux complètement hors du monde, en cachant ses attributs qui ne le rendaient pas plus masculin que l’autre garçon. Le parallèle était, pour ne pas dire fascinant, en tout cas très intéressant. Et tandis que nous nous rhabillions, l’homme au maillot enfilait ses chaussures dans le vestiaire… Peut-être, finalement, se croyait-il ailleurs.
Mercredi 12 octobre 2016
C’est dans l’un de ces pseudo cafés français, répondant au nom de « Délifrance », qu’on les retrouve par hasard, après quelques sms n’ayant pas précisément défini le lieu de rendez-vous près de la gare. Ils reviennent de quelques coins du Japon, ici où là, et puis ils repartiront. Mais reviendront. Eux aussi. Parce que… parce que.
Jeudi 13 octobre 2016
Vendredi 14 octobre 2016
La soirée d’hier avait déjà germano-nippone, avec discours en langue locale, accent d’origine et mixité culinaire. Et nous revoilà, pour un film cette fois, où l’anglais s’immisce aussi, langue universelle ; un film où l’on retiendra surtout les rapports humains, la rencontre et bien sûr la triste réalité des habitants de la région de Fukushima.
NB. Dylan renverse son champagne et Bob l’éponge.
Samedi 15 octobre 2016
La lumière est très basse. Deux bougies. On vient de manger un délicieux gâteau (un wagashi… un kinton pour être précis), de boire un macha servi dans des bols incroyables. Auparavant, voyez-vous il y avait eu un long moment de méditation zazen, une première pour moi… surtout avec un bon gros rhume qui fait renifler…
La lumière est très basse. Et l’on nous propose d’écouter l’eau bouillir…
Lundi 17 octobre 2016
Dans les hauts parleurs :
http://arteradio.com/son/61657945/de_guerre_en_fils_1
Mardi 18 octobre 2016
Ils sont venus dans le quartier, alors nous voilà, eux et moi, pédalant jusque « là-haut », Takagamine, et son petit restaurant de soba… fermé. Au temple Genkoan, la faim commence donc à se faire sentir, et, c’est « en bas » que l’on déjeune, délicieuse simplicité, où l’on parle par exemple de l’Afrique et des lever de soleil sur le désert.
Plus tard, nuit déjà tombée, je cherche les bureaux, car on est invités, mais je ne sais pas trop pourquoi, je ne sais pas trop où c’est – la magie des adresses japonaises… mais finalement m’y voilà, jolis meubles, joli projet d’hôtel, jolis sushis… tout est joli, peut-être trop beau, il y a quelque chose d’un peu étrange, tout de même, dans ces moments où l’on admire les dépenses des autres.
Plus tard, enfin – enfin ! – Carol. Et ce regard qui clôt le film.
Mercredi 19 octobre 2016
Midi trente. Je t’attends. Pointe de Demachiyanagi, lumière belle. Sur les bords de la rivière, le jaune et de rouge ont commencé à s’immiscer dans les arbres. La petite fille joue, des personnes âgées se retrouvent, un couple d’étudiants vient déjeuner et puis elle lit, sa tête à lui sur ses cuisses. Avant moi, sur ce banc, deux dames.
Sur le chemin du retour, d’autres cosmos en pot pour égayer la maison d’un rose plus soutenu. Et puis la pluie, inattendue. Et puis les résultat, tant attendus. 240 ?!
Vendredi 21 octobre 2016
Il arrive en pull multicolore au milieu de la foule neutre (des gris, des gris, des gris, un beige ici, des noirs bien sûr, du bleu marine saupoudré, et moi-même peu éclatant dans ce gilet bordeaux). Le pull est très ample, bien plus que les coupes ajustées des hôtes, même si, dans les rayons de la boutique inaugurée ce soir (inauguration suite à laquelle nous nous retrouvons dans un moment festif qui m’amusera beaucoup), oui donc même si l’on a vu ce soir des coupes larges comme les Japonais(es) en portent avec aisance et élégance. Ses yeux bleus et sa taille aussi se remarquent, indices scandinaves même si je ne connais pas les normes danoises. Voilà plusieurs mois qu’on ne l’a pas vu et l’on parle très vite de se retrouver à la maison pour dîner et lui piquer une nouvelle recette simple à reproduire… mais on reprendrait bien un verre de vin d’abord.
Samedi 22 octobre 2016
Alors on loue une voiture et on part vers là-bas, sud-est du lac, Shigaraki, Iga… parce que l’on t’y attend, parce que l’on aime ce coin, parce que l’on aime retrouver la campagne, voir un autre horizon et ces autres gens, prendre des routes bordées d’arbres à kaki ; le ciel est gris.
Au Miho museum, c’est la même fascination que la dernière fois pour quelques objets de Mésopotamie ou d’Égypte antique, cet œil, cet ibis, ce personnage assis en tailleur, cet œil surtout… ça balaye tout le reste, surtout la grandiloquence du lieu, bien que j’aime particulièrement les jeux de lumière du tunnel par lequel on accède.
Du reste de la journée, on oubliera les sujets à moquerie (la prétention de l’une, les céramiques de l’autre) pour la joliesse de tous les objets que l’on a(urait) envie d’acheter, pour un bon gâteau en feuilletant un magnifique livre de photos, pour deux kilogrammes de champignons achetés dans un marché « bio », pour le joli début d’un film qui ne sera que début, puisque l’on s’endormira.
Dimanche 23 octobre 2016
Having parted with the evening glow
I meet with night.
But the angrier red clouds go nowhere
and just hide in darkness.
I don’t say goodnight to the stars
for they always hide in daylight
The baby I once was yet remains
in the center of my growth rings.
No one ever, I think, vanishes.
My dead grandfather grows like wings on my shoulders.
He takes me to places outside of time
along with seeds left by dead flowers.
‘Good-bye’ is a temporary word.
There are some things that bind us together
far deeper than remembrance and memory.
If you believe that, you needn’t look for it.
Shuntaro Tanikawa
La porte était bien sûr ouverte, ils sont là, nous attendent.
Lundi 24 octobre 2016
Temple Manshuin. Elles posent ; la mère et la fille, probablement. C’est le père, probablement, qui prend la photo. La lumière est magnifique, mais avec ce jardin dans le dos, on peut imaginer un contre-jour. À mes pieds, la moquette rouge est frappée par le soleil, et les boiseries ont pris cette teinte rouge elles aussi. Et puis le fils les rejoins. Il pose alors à-côté du père, et je n’y vois qu’une simpliste généralisation des rapports familiaux japonais, effaçant dans mon esprit qu’ils sont peut-être juste heureux d’être ici ensemble.
Mardi 25 octobre 2016
Scène 1. Matin. Marché aux puces.
Je m’accroupis, regarde des tasses, juste comme ça… Le vendeur se lève, me dit que c’est époque Meiji et que ce sont des vues du Mont Fuji. Et il s’approche, prend une tasse, me redit que c’est Fuji san, et pointe du doigt non pas une, mais deux montagnes… Heu… C’est le Mont Fuji, ça ?, je lui demande en souriant. Il tourne la tasse dans tous les sens à la recherche du symbole japonais… et je m’éloigne en riant de l’homme gêné, lui qui avait l’air vraiment sincère et qui n’avait donc jamais dû regarder son lot de près.
Scène 2. Après-midi. Caisse du Fresco.
Elle prend mes trois kilos de sucre posés dans mon panier, en pose deux derrière, et par le mot hitori au milieu d’une phrase en japonais prononcée trop vite, je devine qu’il y a restriction. Cela me semble improbable, alors je lui demande de répéter, puis lui demande pourquoi mais la réponse est incompréhensible et je crois bien qu’elle répète la même chose, encore trop vite. Je dis que je ne comprends pas, en regardant la femme derrière moi, la quarantaine, visage fermé, elle s’en fout, elle veut juste payer ses articles. Alors, comme souvent dans les moments de communication impossible (cf. la scène non racontée, il y a une dizaine de jours, d’un problème d’abonnement à la salle de sport), j’hésite entre en rire ou en pleurer, mais en tout cas, là, à ce moment précis, je déteste tout, tout le monde, ce pays, la personne en face et moi-même. Je retrouve alors un réflexe de franchouillard agacé en lui disant de manière sèche que j’irai donc en acheter dans un autre magasin, hésite à lui demander si c’est la guerre, répète sa phrase d’excuse en la finissant par quelques vagues borborygmes, et paye, malgré tout, parce qu’il y a peut-être une raison.
Scène 3. Soir. Restaurant.
Nous sommes tous les quatre au comptoir. Le cuisinier et sa femme s’affairent, se croisent. K leur dit que c’est comme une danse. Je traduis à peu près. Elle rit. Comme nous rirons souvent, au cours de ce dîner merveilleux, chaleureux, délicieux.
Mercredi 26 octobre 2016
Les histoires comme celles-ci sont pareilles au Nil, elles n’ont pas un commencement. Elles en ont une myriade. Et toutes ces sources engendrent des rus qui se jettent, l’un après l’autre, dans le cours principal du récit – le grand fleuve.
Prenons une de ces sources. Nous sommes à la mi-décembre 1977, la nuit tombe sur Niigata. Naoko Tanabe, collégienne de treize ans, revient de son cours de badminton. Les rues qu’elle emprunte ne sont guère passantes : ses parents habitent un quartier résidentiel de demeures à un étage.
Eric Faye ; Éclipses japonaises
Alors, tandis que je pèle les fruits pour les recouvrir de sucre tout en écoutant pour la énième fois ces fichues leçons Assimil pas du tout assimilées, j’ai comme une envie de montrer ça, cette couleur orange des kakis et des mikan… Alors je me dis que c’est peut-être l’occasion de retrouver ce compte Instagram sur lequel traînent quatre malheureuses photos, d’autant plus malheureuses qu’il y a cette vieille dame peut-être décédée, que c’est peut-être l’occasion de mieux connaître ce réseau et ses usages… Mais finalement, on n’y voit pas la confiture.
Jeudi 27 octobre 2016
J’avais appelé la veille pour prendre rendez-vous. La voix était rapide, l’anglais bancal, les propos presque incohérents, mes réponses n’avaient pas le temps d’être prononcées mais le tout était plutôt folklorique et j’avais plutôt ri en raccrochant, quoi qu’un peu inquiet tout de même, mais pour une consultation dermatologique je ne risquais pas grand chose… M’y voilà donc à 10 heures, cabinet Ono dans l’immeuble Ono, tout est Ono probablement, et dans l’entrée blanchâtre les chaussons sont bien alignés dans les casiers ; j’en choisis une paire à motifs verts. Derrière le comptoir d’accueil, deux jeunes femmes, communication quasi muette, puisque moi-même j’ai comme un peu perdu mon latin. Salle d’attente. Et la voilà. Elle passe dans un sens, démarche rapide et brusque, me dit d’attendre. La voix d’hier. C’était elle : le médecin. La suite est surréaliste, de sa bouche sort un mélange d’anglais et de japonais improbable, pondu dans un débit improbable, elle est improbable, elle me fait physiquement penser à cette femme méchante dans un James Bond… bref… je repars tout de même avec 2 tubes de pommade et (seulement) 1110 yens en moins.
La suite est constellée de scènes à raconter ou de lieux à décrire : le petit café sans charme, la librairie avec charme, la jeune fille sage qui change de place dans le métro (parce que les deux autres en face ont le visage couvert de piercings ?), le soleil couchant et la prière à Kurodani. La suite se termine par le spectacle de Luis Garay à Kyoto Experiment, spectacle pour lequel nous assistons à la « couturière », mais la couturière n’a pas dû être débordée, car il n’y pas beaucoup de danseurs habillés. Moi qui fait souvent l’impasse ici sur les spectacles / conférences / concerts auxquels nous assistons, cela me démange tout de même de décrire ce « El lugar imposible », lieu impossible sans décor (lignes blanches au sol), quelque chose peut-être du Paradis ou de l’Enfer, lieu où règnent les corps, mouvements, contorsions, contournements, mouvements lents, mouvements cycliques, ping-pong, aller-retours, regards fixes, regards absents, et en définitive un moment déroutant où les postures et la fascination balayent l’imposture crainte au début. Alors, essuyer ses chaussures, tapoter son bas de pantalon et repartir sans savoir.
Vendredi 28 octobre 2016
Le film du soir : そこのみにて光輝く (dont on dira le plus grand bien quand on en parlera).
Samedi 29 octobre 2016
Ils partiront demain, les voilà donc à déjeuner, duo inséparable… jusque dans les chaussettes à l’envers… mais dont la différence se fera sur le goût pour les trottoirs. Non pas ceux des villes, mais ceux des tartes.
Le film du soir : オカンの嫁入り, dont on dira moins de bien…
Dimanche 30 octobre 2016
Les dessins sont sages, animaliers, amusants ici ou là ; bestiaire aquarellé où les hasards de la matière proposent des pelages inédits. L’auteur, revu récemment au hasard d’une soirée, est un visage croisé de temps en temps avec qui les conversations tournent court, une référence de ta résidence ici il y a cinq ans, et l’un des rares hors du placard, ce qui est à noter – et donc je le note. Le dernier dessin vu, au moment de partir, c’est à dire le premier accroché mais que je n’avais pas vu en rentrant et qui est aussi celui du carton de l’exposition, rappelle les visages torturés de ce recueil que je regarde toujours avec intérêt à Ivry. Mais c’est un lapin, pastille rouge en bas à droite pour signaler la joie de l’auteur.
Lundi 31 octobre 2016
Ils sont de passage, eux que je pense n’avoir jamais vus et que tu as eu la bonne idée d’inviter à dîner. Bien sûr, la conversation s’immisce à un moment donné sur les lieux à voir, et sur Nara, qu’ils ont prévu d’aller visiter. Nara, l’ancienne capitale, ne fait pas partie de notre to-see-list (malgré le joli souvenir du parc, dès que l’on s’éloigne un peu des meutes de daims) et les amis ont vraiment visité la ville nous en ont rapporté le témoignage de temples bien trop envahis de touristes ou le peu d’intérêt en dehors du gigantisme de certains lieux. Les voilà donc attentifs à nos conseils de lieux calmes, éloignés des foules, et leur envie d’un peu de campagne prend forme.
Mardi 1er novembre 2016
Écrire. L’ouvrage est en attente depuis des années, souvenez-vous de la chambre en Bretagne où il avait vu le jour, entrecoupé de la lecture de La Recherche et de bains de mer un peu frais. L’ouvrage progresse depuis quand une idée est notée, qu’un souvenir revient. Rien que sporadique. Rien que quelques pages. Depuis hier, une étape est franchie : les photographies, sources de la suite du récit, sont copiées sur la tablette. Il y a alors la vague mise en place d’un protocole d’écriture, qui bien sûr se heurtera à la réalité. Et l’idée d’un rythme imposé, qui bien sûr se heurtera à la réalité.
Vers 13h30, il faut donc penser à laisser le clavier et à manger. Puis, vers 15h, puisque il fait encore assez beau, il faut penser à prendre l’air, et aller voir dans le quartier ce qui offrirait quelques photographies, sources d’un autre récit, celui du quotidien, narré ici maintenant ou ailleurs à l’avenir.
Dehors, 15h20, c’est l’heure de la sortie d’école, joyeuse et colorée comme des cartables vifs. Et puisque les nuits sont fraîches, le camion distribuant le fioul est en tournée, petite chanson dans les rues et bip bip bip en reculant.
Mercredi 2 novembre 2016
Retrouver les tonnes poussées-tirées-cumulées à la salle de sport. Retrouver Kurodani pour y enregistrer les prières du soir (mais il faudra recommencer). Découvrir qu’il y a un deuxième rayon pour apprendre le japonais à la librairie de Bal. Découvrir enfin Forum et y goûter une bière légère et locale. Choisir un restaurant de ramen après avoir compris qu’on ne voulait pas de nos têtes d’Occidentaux au comptoir. Choisir ?
Regarder un bout du film(酒井家のしあわせ) débuté la veille et arrêté ce soir avant la fin parce que bof on comprend rien laisse tomber cette histoire de famille avec le mot « bonheur » dans le titre.
Jeudi 3 novembre 2016
Une idéologie du clivage et de l’aspiration petite-bourgeoise à un statut supérieur conduit le travailleur intellectuel à considérer les classes laborieuses avec arrogance, cynisme, mépris, et une forme de peur. Les artistes, en dépit de leur romantisme et de leur propension à l’encanaillement, n’échappent pas à cette règle.
Alan Sekula, Défaire le Modernisme
Le jour de la culture est un jour férié qui nous emporte dans une liste à la Prévert de lieux vus et moments vécus, liste pas aussi longue que la queue pour visiter le Palais du Ninna-ji, mais tout de même, on y trouve un magasin de mochis, un hôpital temporairement déserté par l’amie au bras cassé que nous venions voir, un temple jamais visité et sus-nommé, un restaurant de sushis, un fleuriste dont on avait tant entendu parler, jouxté par un petit café-boutique tellement « kyotoïte » qu’on se demande si les serveuses ne sont pas recrutées chez des bonnes-sœurs et duquel on sort pour féliciter le fleuriste pour sa jolie boutique (fleuriste garant donc sa voiture à point nommé / fleuriste dont la coupe de cheveux ne pouvait être oubliée depuis cette même soirée avec cuistot danois à pull multicolore et artiste animalo-aquarelliste / fleuriste faisant donc courbette et sourire en retour de mes félicitations) et un sanctuaire où l’on célèbre on ne sait quoi et où le prêtre shinto suit la procession assis dans une décapotable.
Samedi 5 novembre 2016
Elle porte une blouse marron clair, aux rayures plus foncées et son teint hâlé contredit plutôt l’image habituelle des patients dans les hôpitaux. De la petite cafétéria où les autres patientes font surtout un passage (lent) à la machine à glace pour remplir leur sac, le Mont Hiei domine l’horizon. En contrebas, la rivière bordée de cerisiers dont les feuilles rouges s’éparpillent de plus en plus. Elle nous confirme que, oui, c’est joli Takao, surtout à la saison des érables qui rougissent.
Alors nous voilà au milieu des montagnes et des couleurs, car Takao est tellement près… Au milieu des Japonais, aussi, puisque c’est la saison où on les retrouve en-dessous de chaque érable : l’impermanence, etc.
Et s’étonner (encore) des patates vendues à la pièce et (déjà) d’un sapin de Noël bleuté devant un immeuble.
Dimanche 6 novembre 2016
Avoir une invitée péruvienne à déjeuner = comprendre qu’on est totalement ignare en géographie = se dire qu’il va falloir y mettre les pieds, un jour, de l’autre côté.
Le film du soir (plutôt joli, sachant prendre son temps) : 群青
Lundi 7 novembre 2016
C’est au cinéma que l’on va voir le film du soir. Dans la salle, moyenne d’âge 17 ans, comme sur l’écran.
Mercredi 9 novembre 2016
Décalage horaire américano-nippon oblige, la journée passe l’œil rivé sur les courbes de chance que Clinton ou Trump soit élu(e). Il est tôt lorsque la ligne bleue démocrate commence à chuter, j’entame alors le repassage de quelques vêtements, et cette déclivité transforme alors un intérêt pour ces élections en une obsession, une immense tristesse voire un effroi à l’idée que l’Amérique soit dirigée par ce type, même si l’idée d’une Hillary ne faisait pas sortir les confettis.
Mais c’est dans un commentaire sur Facebook que s’aggrave, non pas mon obsession, mais mon effroi, effroi dû à la verbalisation de la haine de l’autre, verbalisation toute trumpienne s’étalant là sous des prétextes de liberté d’opinion pour une vaine histoire de photo de nu censurée sur ce réseau social. À un commentaire insultant et déplacé, j’ose répondre un commentaire agacé, et me voilà traité de censeur par un individu qui confond liberté d’opinion et liberté de tout exprimer, vraiment tout exprimer, tout, surtout des propos inconvenables, haineux, de préférence exagérés et donc erronés, voire simplement idiots après que l’individu en question a lu ce journal.
Évidemment, il est bon de dire qu’il ne faut rien répondre à ce genre de médiocres crachats provenant de paranoïaques aux œillères brunes, mais je crains que ce qui était une minorité silencieuse avant l’avènement des réseaux sociaux et des commentaires dans la presse en ligne ne devienne trop bruyante et s’impose. L’auto-censure, directe conséquence du respect dont nous devons tous faire preuve, est semble-t-il une notion ignorée par cette partie de la population…
C’est donc agacé que j’arrive chez C, bras plâtré mais radieuse, qui nous raconte sa journée avec le Dalai-lama, ce dernier conseillant à chacun de chercher l’amour qu’il a au fond de lui, pour s’aimer lui-même et donc aimer les autres. Y en a qui vont devoir creuser…
Du 10 au 27 novembre 2016
Mardi 29 novembre 2016
Le premier bonheur du jour, comme chantait Françoise Hardy, n’est pas un rayon de soleil (qui s’enroule sur ta main, etc.) mais les lignes colorées au-dessus de la terre, là-bas vers le nord, tandis que l’on survole la nuit.
Le deuxième bonheur, c’est la visite d’un hôtel ouvrant ses portes le 1er décembre. Pourquoi bonheur ? Parce que le lieu, constitué de 10 maisons anciennes, parvient à sauver, ces 10 maisons, tandis que le reste de la ville se transforme, se plastifie, s’uniformise. Le touriste lambda, ne franchissant pas les portes, profitera seulement des façades sauvegardées conjuguées à la modernité d’un portail de métal, mais le touriste moins lambda (et aisé) profitera de la jolie conjugaison entre ancien et moderne, dont on nous rebat les oreilles avec le Japon, certes, mais qui permet de sauver ici ce petit bout de patrimoine vernaculaire. Au milieu de cette conjugaison, les fleurs de chez Mitate, les plantes sélectionnées par Seijun Nishihata, le graphisme de Kazuya Takaoka et les « monochromes » photographiques de Taisuke Koyama.
Le troisième bonheur, c’est de retrouver son lit à 20h.
Mercredi 30 novembre 2016
Bords de la rivière, entre Kitayama et Kitaoji, détour sans pareil pour aller à la salle de sport. Je compare les couleurs avec celles d’il y a trois semaines, le ciel s’est un peu éteint et le marron l’emporte désormais. Soudain au loin, un immanquable kimono aux motifs et couleurs d’automne ; elle pose à côté de son futur mari vêtu de noir. L’assistante (vêtue de noir) se démène tandis que le photographe (vêtu de noir) leur fait prendre la pose : lorsque je passe à côté le futur tend le bras vers l’ouest, un éventail dans la main…
Salle de sport. Un homme a fait un malaise il y a quelques minutes, mais puisque l’on s’affaire autour de lui, et que de toute façon je ne vois pas en quoi je pourrais être utile, je poursuis mes activités et compare les kilos poussés / tirés / soulevés avec ceux d’il y a trois semaines, et… comment dire… le ciel s’est un peu éteint ? Soudain regardant à nouveau vers l’homme, je vois qu’il est entouré de deux personnes en uniforme et immanquablement, malgré l’inquiétante immobilité du sexagénaire (assis), je souris. La scène n’est pas drôle, me direz-vous, mais les uniformes, teinte crème évoquant un vieux costard des années 70 ou quelque chose d’Europe de l’Est à l’époque soviétique, sont portés par une espèce de couple à la Laurel et Hardel, ou à la Dubout, bref : une petite grosse et un grand maigre… surmontés d’une casquette disproportionnée. Je tente bien sûr de cacher ce sourire idiot, mais cela devient difficile lorsque arrive le brancard porté par… des hommes casqués, version casque de chantier, voyez-vous ?
C’est lorsque l’homme s’assied sur le brancard, visage figé et raideur encore plus inquiétante, que mon sourire retombe.
Jeudi 1er décembre 2016
Aveuglé par cette impression de m’être arraché à un mal qui jusque-là m’avait semblé incurable, j’oubliai quelque temps la résistance du corps. Je n’avais pas envisagé qu’il ne suffisait par de vouloir changer, de mentir sur soi, pour que le mensonge devienne vérité.
Édouard Louis ; En finir avec Eddy Bellegueule
Dimanche 4 décembre 2016
Il est toujours vertigineux de voir à quel point les corps photographiés du passé, peut-être plus que ceux en action et en situation devant nous, se présentent immédiatement au regard comme des corps sociaux, des corps de classe. Et de constater à quel point également la photographie comme « souvenir », en ramenant un individu – moi, en l’occurrence – à son passé familial, l’ancre dans son passé social. La sphère du privé, et même de l’intime, telle qu’elle ressurgit dans de vieux clichés, nous réinscrit dans la case du monde social d’où nous venons, dans des lieux marqués par l’appartenance de classe, dans une topographie où ce qui nous semble ressortir au relations les plus fondamentalement personnelles nous situe dans une histoire et une géographie collectives (comme si la généalogie individuelle était inséparable d’une archéologie ou d’une topologie sociales que chacun porte en soi comme l’une de ses vérités les plus profondes, si ce n’est la plus consciente).
Didier Eribon ; Retour à Reims
Lundi 5 décembre 2016
Au milieu des vidéos de vacances, de ceci ou de cela, vidéos qui prennent trop de place et qu’il faut effacer, il y a soudain celle qu’on avait oubliée, prise vite fait dans l’unique but d’en faire un pense-bête, sur laquelle on distingue rien, mais où une voix, étrangement nasillarde, peut-être enrhumée, vraisemblablement déformée par l’enregistrement, dit quelques phrases sur l’amoureux de ma grand-mère, avant mon grand-père et remplacé par celui-ci à une époque où, à un moment, il fallait bien finir par se marier. Il y a toujours alors, dans ces histoires, la question en suspens : qui serions-nous si… ?
Mardi 6 décembre 2016
Alors que la calligraphie que je pratiquais autrefois n’était que décorative, celle qui vient d’entrer dans ma vie, et qui illustrera certains mardis soirs, est bien autre chose que de la calligraphie. Il n’est finalement pas question de savoir tracer correctement, il est plutôt question de comprendre l’essence même de cette pratique : l’origine des caractères, la profondeur de leur sens… Un kanji est bien plus qu’un kanji. Et ce soir, l’oiseau tracé était, en prévision de la nouvelle année, un porte-bonheur que l’on offrira. Il s’agit ensuite (tout de suite, quasiment), de se laisser aller. Laisser la main s’envoler avec l’oiseau…
Mais, de manière plus basique, c’est aussi un cours de japonais où l’on évitera au maximum l’usage de l’anglais, un cours d’histoire qui rappelle s’il en est besoin que le Japon ne serait rien (ou autre chose) sans la Chine, et finalement un cours de sociologie, où l’on découvre par soi-même (ce qui confirme divers témoignages) que le professeur japonais est forcément élogieux : l’oiseau, même massacré, engendrera des gazouillis flatteurs. À ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie…
Mercredi 7 décembre 2016
Il s’agit alors de sourire. Non pas moi, mais C, dans mon viseur. La lumière décline joliment, presque trop fortement puisque presque à l’horizon, éblouissante. L’arrière-plan est de moins en moins rouge puisque passent les jours et tombent les feuilles, mais l’on trouve quelques recoins colorés. Il s’agit alors d’arriver à la faire sourire, dire quelques bêtises, ou plutôt quelques phrases qui ne génèreront pas ces éclats de rire qu’elle n’aime pas trop sur les images et qui moi me conviennent pour leur fantaisie, leur joie, leur éclat, leur naturel. Avec ou sans écharpe ?
Le soir, conférence d’Arnaud Vaulerin autour de son livre (La Désolation), paru il y a plusieurs mois en France et récemment traduit au Japon. Il revient sur ce qu’en France on appelle simplement « Fukushima », comme on dit « Tchernobyl », comme si les sonorités étrangères projetaient le drame ailleurs, derrière les milliers de kilomètres et les syllabes. Pourtant nous sommes tous concernés, tous, pas seulement ces hommes jetables dont Arnaud Vaulerin chercha le témoignage. Hommes jetables : terme terrible mais qui dit tout ce qu’on ne veut pas dire, ce qu’ils (responsables avec un grand R) ne veulent pas dire et ne veulent pas qu’ils disent. Parce qu’hommes jetables et poussés au silence.
Jeudi 8 décembre 2016
Nous attendons, donc nous discutons. Elle a le même discours que la plupart des Japonais qui ont, pendant plusieurs années, quitté leur pays. On lui fait parfois remarquer sa façon de parler, sa franchise, son comportement : elle n’est plus comme eux et elle oscille donc entre indifférence et agacement. Elle me parle de son neveu homosexuel à Tokyo, des rapports familiaux, des gens de Kyoto… Les gens… Ils sont nombreux, un peu plus tard, autour du grand sapin de Noël qui décore la gare, ou sur les marches qui clignotent. Je cherche à les attraper dans la lumière, avant de m’embarquer dans cette gare dont je découvre la photogénie nocturne, une photogénie que je capterai maladroitement : il faudra y revenir.
Vendredi 9 décembre 2016
Les chansons de Noël ont envahi rues et magasins depuis un certain temps déjà. Sous les arcades de Sanjo, alors que je crois aller à ta rencontre mais que tu t’es garé ailleurs, une reprise de Last Christmas par une voix féminine me fait sourire. Elle ne sera pas la seule, durant toute cette saison, à exercer sur moi une tension des muscles zygomatiques, surtout si la musique est accompagnée du costume (Père-Noël, Rennes, etc.) d’un vendeur. Bref.
Nous nous retrouvons finalement comme prévu chez Inoda, où la serveuse un peu raide mais forcément souriante n’a pas pour consigne de porter un costume de rennes. Une boisson et zou, direction le cinéma pour voir Koto (Vieille capitale). Cette carte postale pénible, bourrée de clichés sur Kyoto et Paris, et même colorisée ici ou là pour offrir par exemple aux montagnes d’Arashiyama des teintes d’automne saturées, est tellement caricaturale que je te chuchotte « C’est sponsorisé par la ville de Kyoto ? » juste avant que le maire ne passe en figurant haut-de-gamme.
À cela s’ajoutant une incompréhension totale de l’histoire, nous sortons agacés de cette séance… un agacement finissant en fou rire lorsque l’on apprend que la même actrice joue les rôles de deux sœurs jumelles (ce qui dit, comme cela, n’est pas forcément drôle).
Dimanche 11 décembre 2016
Elles rient. Dans mon dos. Nous venons de passer devant elles, car nous marchons plus vite, et elles éclatent de rire. Non pas qu’elles se moquent, mais de mon sac à dos dépassent 20 cm d’une brassée de fanes de carotte, panache vert. Un peu plus tôt nous avions souri : une femme, qu’on nommera Sisyphe, balayait les feuilles dégringolant de la forêt.
Le film du soir : 岸辺の旅
Lundi 12 décembre 2016
Le film du soir : Borobudur
Mercredi 14 décembre 2016
Odeur de thé fumé, je n’ai pas le temps de décrypter le menu que J arrive déjà avec la minute d’avance qu’il lui plaît de respecter. En t’attendant, nous parlons surtout de mes projets et de mes activités actuelles, ce CV, ces envies, ces interrogations, ce retour. Et puis te voilà, et rapidement, avant que ne soit servi le déjeuner, il nous ouvre et déroule son carnet de pèlerinage, le troisième je crois. Les calligraphies qui s’étendent par-dessus les tampons rouges sont splendides et j’imagine, en les voyant, libérer mes traits lors du prochain cours.
Odeur de café, je me suis arrêté chez Hashimoto. Autour de la table centrale, trois vieux messieurs, conversations incompréhensibles. Au milieu, une composition spéciale Noël, dont la description pourrait prendre plusieurs page. Elle penche.
Jeudi 15 décembre 2016
Au milieu des rayonnages, tu avais choisi, par hasard, une série qui nous accompagne à un petit rythme depuis ce week-end : 僕の歩く道. Le personnage principal, un autiste âgé d’une trentaine d’années, a le niveau intellectuel d’un enfant (de 10 ans, nous précise Internet), et est sujet à de multiples craintes et tics. Le plaisir à regarder cette série, c’est tout d’abord bêtement parce que les conversations entre lui et les autres, articulées et lentes, nous sont plus facilement compréhensibles, à supposer qu’il ne parle pas avec son grand-frère, ce dernier ayant un débit et une diction hors de notre portée. Mais l’autre plaisir, c’est l’attachement à ce personnage touchant, évoluant et dépassant ses limites grâce à son nouveau travail dans un zoo. Les personnages autour de lui évoluent en même temps, comme ce jeune homme censé lui expliquer le travail, passant d’un agacement certain à une attention profonde et humble. Ce type de personnage me semble être à l’image de l’intégration des handicapés dans ce pays, où tout est pensé par exemple pour les aveugles (les signaux sonores ici ou là, les plans en braille dans les parcs…), les sourds (des sous-titres dans tous les programmes télé…) ou les handicapés moteurs (ascenseurs dans le métro…) et où ils sont, en conséquence, une minorité bien visible.
Samedi 17 décembre 2016
Où il sera question de wagashi, de fantômes, de silence. Et de camps de concentration.
Lundi 19 décembre 2016
Il est vêtu d’un survêtement en matière synthétique brillant sous les néons du supermarché. Je tends l’oreille pour savoir ce qu’il dit à la caissière et poursuivre mon apprentissage empirique de la langue et de ses usages. Contrairement à la plupart des personnes, il répond à la caissière qui lui pose les deux habituelles questions relatives à la carte du magasin (qu’il n’a pas) et aux sacs en plastique (dont il n’a pas besoin). Et surtout, il la remercie. Vous allez me dire que c’est normal, mais non, ici ça ne l’est pas, pour des raisons de rapports sociaux dont on discutera le soir même avec D après qu’il nous aura annoncé, entre deux verres de saké, son mariage avec A.
Mardi 20 décembre 2016
L’idée d’exposer à Kyoto avant de revenir en France traine toujours, mais si l’envie est là, la mise en place est plus compliquée car il faut trouver un lieu. Me voilà parti pour en visiter un, potentiel m’a-t-on dit, mais il n’en est rien, car les travaux à venir ou en cours ne permettent pas d’imaginer, là, tout de suite, un possible. On rêvera donc de revenir en 2018 pour quelque chose d’abouti. Mais on amorcera plutôt, plus raisonnable surtout, plus difficile peut-être quelque chose en France.
Le soir, faire des fu.
Mercredi 21 décembre 2016
Je fais face à un rayonnage de petits gâteaux appétissants, au milieu desquels mes yeux fixent des « yakiimo » m’évoquant la série que l’on regarde actuellement. Ton appel déplace mon regard et les choses à faire dans les minutes qui vont suivre : nous devons nous retrouver là, au coin de Teramachi et de Oike, dans quelques minutes. J’ai donc le temps, et tu me le confirmes, d’aller à la boutique d’à-côté, acheter quelques cartes de saison, et reviens devant les petits gâteaux. Je n’en prends qu’un, car je me dis que tu n’aimeras pas, je paye, pars, avance un peu, et mords dans l’objet du désir. Délicieux. Demi-tour : il faut que tu goûtes ça.
Jeudi 22 décembre 2016
Acheter des carottes ailleurs qu’au supermarché est un acte simple, il suffit de demander, là-bas, chez Higuchi san, agriculteur-star vendant aussi sur son pas de porte, un pas de porte qui se prolonge en une ruelle boueuse au bout de laquelle l’on s’affaire à trier, nettoyer, ficeler, emballer des tas de légumes. En vouloir un kilo est déjà plus compliqué, parce qu’alors on vous regarde étonné, même s’il y a une balance juste derrière, et vous précisez donc « Mmmm… 15? » en hésitant forcément sur le numérateur à utiliser dans cette fichue langue où vous ne direz pas la même chose si vous voulez dix petits lapins, dix cailloux ou dix saucisses… Les avoir avec les fanes est plus difficile, puisque malgré mon « Les fanes c’est bien » (trop timide, sans doute), les voici qui les coupent, et ignorent autant mes paroles que cet ingrédient que tu souhaitais ajouter aux rondelles.
Vendredi 23 décembre 2016
Et c’est ainsi que je retournai au même endroit, acheter des carottes avec les fanes.
Dimanche 25 décembre 2016
Soudain, me reviennent en mémoire les photos prises ce même jour, il y a cinq ans, au même endroit : les puces. C’était la même lumière, mais les passant et les vendeurs étaient bien plus emmitouflés et j’étais encore (mais ne le suis-je pas toujours ?) dans l’excitation de la découverte de ce grand inconnu qu’est le Japon ; et je n’avais pas acheté mon premier suzuri.
Le film du soir : le dernier Kore Eda et une nouvelle et énième histoire de famille décomposée, mal composée, recomposée… et sans sous-titres anglais ou français dans le DVD malgré son passage à Cannes.
Lundi 26 décembre 2016
Alors l’on pleure la mort d’une pop-star, punaisée à l’époque de son duo sur le mur de la chambre de mes sœurs, et accompagnant en solo quelques semestres de lycée avec l’un de ses albums, écouté en boucle ; c’était l’époque des cassettes achetées ou offertes avec parcimonie ; c’était avant la découverte enthousiasmante d’autres genres de musique et avant les achats compulsifs de CD.
Mais je ne pleure pas la mort des célébrités ; il y a tant d’autres souffrances à pleurer. Je ne pleure pas non plus ces années ; il y a eu tant de bonheurs depuis.
Et puis la journée passe : glace au thé vert (malgré l’hiver), miso au yuzu dans une charmante petite boutique d’un autre temps, thé chez D&A, et puis le film du soir, le prochain film de Franssou Prenant, objet dont le montage son me demande un long moment d’adaptation.
Mardi 27 décembre 2016
C’est à Nisshiki, le marché de Kyoto, que se fait notre sortie du jour, histoire de humer, goûter, regarder, car tout cela vaut bien un paysage. Au milieu de la foule de touristes, quelques locaux bien sûr, surtout chez le fleuriste où les envies se font fortes et se terminent pour nous dans d’élégants et frêles chrysanthèmes, les bras déjà chargés d’une pauvre bête et d’un kilo de châtaignes (pelées dans un efficace raclement mécanique, merci). Ta curiosité gustative plus forte que la mienne, tu t’arrêtes ici ou là. « Tu ne goûtes pas ?« , me demandes-tu. Je ne pense pas à te répondre que je me nourris de l’ambiance et que j’observe mes contemporains et leur attitude joyeuse dans cette longue et étroite caverne d’Ali Baba.
Le film du soir, « セイジ -陸の魚 » , nous confirme qu’il y a vraiment autre chose à voir que Kore-eda dans le cinéma contemporain japonais.
Vendredi 30 décembre 2016
Elle cogne à la fenêtre, forcément souriante, et me tend – après que j’ai ouvert – trois branches ponctuées de petites boules de pâte de riz, provenant de chez Mitate. Elle apporte également du fil, moitié blanc, moitié rouge, pour lier les branches, en faisant bien attention d’utiliser les deux couleurs. La petitesse des branches, quelque soucis de compréhension et ma maladresse ralentissent un peu la manœuvre, et elle repart aussi vite qu’elle était arrivée, me laissant avec un porte-bonheur de plus en cette période bourrée d’habitudes, symboles et autres superstitions.
Samedi 31 décembre 2016
La photographie montrerait l’ambiance embuée d’un onsen. Une nappe de lumière proviendrait du plafond, tel un signe divin, et l’on mettrait un certain temps à voir qu’il y a là un escalier en colimaçon perçant le plafond, sans savoir qu’il mène à une terrasse ouverte avec quatre petites baignoires remplies d’eau à environ 46 degrés. Dans la pénombre due au contrejour, on distinguerait cependant assez distinctement, sur la droite de l’image prise en format portrait, un corps, debout, de profil, pâle, musclé, fessier rebondi, d’environ 1m72, de peut-être 26 ans, ruisselant sous une douche. La chevelure, retombant jusqu’en bas du cou, ne laisserait pas imaginer l’énorme boule frisée d’une quarantaine de centimètres de diamètre qu’elle était quelques minutes plus tôt. Le spectateur de la photographie devinerait, par quelques reflets, qu’il y a entre lui et la scène une vitre, celle qui sépare le vestiaire du bain. Un léger flou brouillerait un peu l’image.
Dimanche 1er janvier 2017
L’une des (nombreuses) coutumes locales, pour le nouvel an, est de faire la queue. Hier soir, pour sonner un coup de cloches dans un temple. Aujourd’hui, pour une prière au sanctuaire, l’achat d’omikuji, d’autres prières encore. Pour l’une comme pour l’autre, nous restons spectateurs (ou auditeurs), n’étant acteurs que pour le premier bain de l’année au sento, coutume beaucoup moins courue, mais beaucoup plus humide.
Lundi 2 janvier 2017
La fiche Wikipédia sur le Nouvel an japonais précise qu’à cette période, les petits garçons jouent au cerf-volant et les petites filles aux raquettes. Cette généralisation semblant provenir d’un livre d’images français des années 50, a sa réponse toute empirique et personnelle lorsque nous allons sur les bords de la rivière, après avoir acheté un café dans un konbini pour le boire en regardant Hiei san : tout le monde fait du cerf-volant et les raquettes semblent avoir été remises au placard pour ce jour familial.
Au retour vers la maison, l’avenue Kitaoji est étonnamment vide, la quasi totalité des rideaux métalliques étant baissés. L’ambiance est alors propice à un poil de folie toute japonaise pour notre carte de vœux annuelle. Mais c’est surtout l’effervescence chez les voisines, une effervescence de cours de cuisine qui se transmet jusque chez nous en raison de l’intérêt porté sur notre four. Et une effervescence en bouche et toute en saveurs françaises le soir-même.
Mercredi 4 janvier 2017
Shimogamo. La foule est là pour un improbable match de « foot » typique de l’époque Heian, il y a un millier d’années environ. C’est une forêt de bras, avec au bout un appareil photo ou un téléphone portable, qui est le spectacle principal pour moi, toujours autant interrogatif sur cette présence de l’Histoire frisant le folklore, même si, un peu au fond du sanctuaire, le petit bras d’eau est un recoin calme où l’on vient humidifier des papiers sur lesquels, je suppose, apparaissent des vœux et quelques chose de gracieux dans l’ambiance générale.
Le film du soir, モヒカン故郷に帰る, choisi dans les rayonnages en raison de l’acteur principal, Ryuhei Matsuda, vu ici ou là (et même à 15 ans chez Mishima pour un premier rôle sulfureux dans Taboo), passe de l’habituelle question des relations entre les générations (le jeune punk galérant à Tokyo retournant, avec sa copine enceinte, sur l’île où vivent ses parents) à des scènes plutôt burlesques pour se terminer dans un humour étonnamment noir lors de la mort du père. Rafraichissant.
Jeudi 5 janvier 2017
Dans la tentative d’explorer le Japon dans ses recoins sociologiques, les séries télévisées nous apportent quelques éléments. La série avec un autiste pour personnage principal, commentée récemment ici-même, a eu deux séries « parallèles » (sans aucun lien scénaristique) avec quelques acteurs en commun et surtout le même acteur principal (de surcroît star d’un boys-band local fêtant rien moins que ses 25 ans d’existence cette année, et gagnant un peu d’argent avec sa tête dans les rayons des pharmacies).
Nous voilà navigant actuellement entre les deux autres séries, l’une avec un professeur n’ayant plus que 10 mois à vivre (où l’on baigne, entre autres, dans l’univers codé des relations entre collègues et celui des relations étrangement paternalistes prof-élève), l’autre avec un homme quitté par sa femme et se retrouvant face à la réalité d’être père d’une enfant de 5 ans, une enfant dont il ne s’était jamais occupé, bouffé par le travail. Cette réalité, malgré des caractères vraisemblablement trop appuyés pour permettre bien sûr au héros d’évoluer dans le bon sens en une dizaine d’épisodes, est bien plus réaliste, dans cette société tendanciellement coupée en deux, que l’idée que les petites filles jouent aux raquettes pour la nouvelle année. D’ailleurs, la petite fille joue de l’harmonica.
Le mot du jour : 履歴書 (りれきしょ). CV.
Vendredi 6 janvier 2017
M’éloignant de la caisse du loueur de DVD, me voici cherchant ma clé de vélo, dont le tintement de la clochette qui y est accroché facilite en général sa recherche. À l’air interrogatif de la vendeuse qui me voit secouer mon sac et mon blouson, je réponds simplement « clé de vélo ». Elle se rue alors vers les rayonnages, et se met carrément à quatre pattes pour chercher la chose. Embarrassé, ne sachant quoi dire pour l’arrêter, je lui bredouille que je reviendrai (imaginant bêtement que cela suffirait à arrêter les recherches)…
À peine sorti du magasin, je trouve la clé dans ma poche arrière. J’hésite un instant mais retourne tout de même la rassurer et la remercier. Bien m’en avait pris, car elle était encore le nez au ras du sol ! Rassurée lorsque je lui montre le petit objet, elle exprime sa grande joie par l’immuable « YOKATTA » local et… histoire de bien vous faire prendre conscience de la notion de service au Japon, s’excuse. Et s’excusera encore. De quoi ? Allez savoir…
Samedi 7 janvier 2017
– Ah oui la 9ème symphonie, c’est un vrai phénomène ici, on ne sait pas pourquoi hein… Et puis alors ils la jouent toujours en hiver, pourtant elle n’a rien à voir avec l’hiver…
– C’est comme les fraises quoi…
Plus tard, loin des fraises, au Kyoto Art Center, après que l’on a admiré l’éclatement d’un aquarium, Maya nous parle de son grand-père. Si son prénom, Maya, est bien de là-bas, avec tout l’imagerie précolombienne qu’il porte, son nom, Watanabe, rappelle une autre histoire, plus récente. Ce qu’elle évoque date de la guerre, lorsque les personnes originaires du Japon, au Pérou dans son cas, se sont retrouvées stigmatisées, internées, maltraitées, et qu’il s’est retrouvé privé de son passeport et autres documents et traces, laissant ainsi ses descendants sans réponses à certaines questions. Le sujet rejoint l’article lu avec intérêt et émotion il y a quelques jours, ou le travail sur les Japonais en Nouvelle-Calédonie de Mutsumi TSUDA. Le sujet, de surcroît, rappellera nos histoires personnelles et les feuillets annotés encore sous la pile.
Dimanche 8 janvier 2017
« Et donc toi tu écris ? »
Le film du soir : かもめ食堂, léger comme peuvent l’être les films japonais dont le sujet parle d’un lieu de restauration, saupoudré d’une bonne dose de Kaurismaki. Délicieux.
Lundi 9 janvier 2017
La petite fille a bien grandi depuis la dernière fois, et Madoka nous avait prévenus qu’elle parlait dorénavant beaucoup. Mais la petite fille, timide, n’a pas dit un mot durant le déjeuner. Moi, quelques-uns à ma portée, plus tard, après la pluie, entre le dessert et l’arc-en-ciel. J’ai alors pointé alors du doigt un chat, un nuage ou Kiki la petite sorcière ; la petite fille a répété, souriant à sa mère.
Le film du soir : マザーウォーター (soit Mother Water)
Mardi 10 janvier 2017
Mercredi 11 janvier 2017
À peine assis, dans ce café où je pense lire, deux voix s’élèvent. L’une dans un anglais impeccable digne de la Reine Elizabeth mais au lieu d’un improbable bibi mauve, l’homme porte un pansement sur l’œil gauche. L’autre voix est plus hésitante, le garçon est Japonais et tend une somme d’argent ; vous avez compris comme moi, c’est l’élève. Une jeune femme s’approche, salue le professeur, s’assied entre eux et moi en attendant probablement son tour, mais interroge l’homme qui explique, toujours dans un anglais parfaitement articulé, que l’œil est enflé, qu’il tombe sous le poids et que c’est horrible à voir, réalité médicale tout de même difficile à s’imaginer et qui me fait douter… Could you repeat please ?
Une prochaine fois, on décrira donc plutôt le désastre écologique des prospectus distribués dans chaque boîte à lettres en prévision du marathon du 19 février.
Jeudi 12 janvier 2017
Mitate. J’hésite, compare les prix et les possibilités de composition. Le petit garçon sort de l’arrière-boutique avec dans les bras, accrochée par une sangle passant derrière le cou, une boîte comme celle qu’avaient autrefois les ouvreuses de cinéma. La boîte contient 24 boules de papier froissé, toutes de teintes différentes et claires, et un cône, en papier lui aussi. Je ris. Timide donc muet il n’annonce pas « Crèmes glacées ! Bonbons ! » et répond à mon bonjour et à mes questions par un sourire. Le temps d’hésiter encore, le voilà dehors, mimant avec maman une dégustation couleur pastel.
Mercredi 18 janvier 2017
Jeudi 19 janvier 2017
Soudain, au contact des mains sur mon cou, je pense à Jean Rochefort dans Le Mari de la coiffeuse. Il s’agit de ne pas rire, il me serait impossible d’expliquer pourquoi. Quoi que, peut-être, en réfléchissant, en prenant mon temps.
Savoir expliquer. Justement… Expliquer ce que l’on fait, comment on le fait. Ne pas savoir, là, soudain, parce que c’est bêtement la première fois que l’on me pose la question, et que… heu… ben…
Et ne pas pouvoir expliquer pourquoi cette alarme stridente s’est mise à sortir de mon téléphone à la salle de sport. En rire, malgré tout.
Vendredi 20 janvier 2017
Ils sont assis à ma gauche. Entre eux, 1 pizza, 1 assiette de riz, 2 plats de spaghettis, 1 gratin, 1 steak et son accompagnement, 5 ailes de poulets frites. Ils sont pourtant seulement deux, insolents de leur jeunesse affamée.
Le film du soir : Little Forest, espèce de docu-fiction culinaire rigoureux et délicat dont on pourrait facilement dire le plus grand bien… mais on ne parle pas la bouche pleine.
Samedi 21 janvier 2017
Ouvrir un livre au hasard. Lire un paragraphe au hasard. Rire. L’emprunter.
Regarder des photos d’intérieurs de cuisines. Trouver cela vraiment bien, ne serait-ce que pour la sincérité qui se dégage du texte qui les accompagne. Pouvoir en parler avec l’auteur.
Dimanche 22 janvier 2017
Nous étions venus par curiosité, promenade dominicale et cycliste pour découvrir ce petit marché proposant principalement de l’artisanat dont on partira avec un petit couteau en bois et deux énormes yuzus. Soudain, elle nous fait la surprise d’être là, au milieu des stands. et derrière le sien (huile essentielle de lavande de Provence ou thé bio local). Elle est toujours aussi souriante, joie de vivre provenant probablement d’une réelle simplicité de vie, d’un mari moine bouddhiste et de jours qui coulent, ainsi. Comme ce petit ruisseau, juste-là.
Lundi 23 janvier 2017
Moralité : ne plus choisir de série avec des infirmières hystériques et des yakuzas surexcités qui émettent des sortes de borborygmes à la place d’un japonais articulé et châtié.
Mardi 24 janvier 2017
Alors elle me demande mon parcours, et s’étonne des détours, des rebonds, des virages. Les années qui s’entassent, dans les souvenirs et sur mon CV, lui font prononcer l’adjectif adaptable tandis qu’une crème au sésame noir me fait défaillir. Le café est en revanche trop léger, mais je reviendrai dans cette adresse qu’elle apprécie.
Mercredi 25 janvier 2017
C’est au bout du parcours, là où, une fois précédente, j’avais hésité sur l’achat d’un objet en paille, ce type d’objet qui sert je crois à recueillir les mauvaises herbes que l’on arrache, oui c’est là que je les ai rencontrés. Ils venaient d’acheter des chevalets de koto, magnifiques, laqués, noirs et beiges mais ne savaient pas ce qu’ils allaient en faire.
C’est à la fin de mon parcours, là où l’on admire les pruniers qui commencent à fleurir, qu’il y avait un spectacle. Les gens riaient. Moi aussi, un peu. Jusqu’à ce que le singe montre son visage triste.
Jeudi 26 janvier 2016
Vendredi 27 janvier 2017
« On redémarre. Attention. » Ces paroles, prononcées par le chauffeur de bus, me rappellent que je devais, il y a quelques jours, décrire ici comment un autre chauffeur, dans le bus 北8, nous prévenait de faire bien attention en descendant en raison de la neige. Car le chauffeur de bus s’exprime, ici, en complément de la voix de synthèse (parfois anglaise, aux arrêts stratégiques) pour annoncer les stations, prévenir que l’on tourne. Prévenant, attentionné, aidant les handicapés en fauteuil à monter et à se caler au bon endroit, le chauffeur de bus local est là, bien là, même si quelques exceptions n’attendent pas que mamie se soit assise pour redémarrer… lentement. Sa voix, parfois, m’empêche de me concentrer sur ma lecture, et je me plais alors plutôt à regarder à travers la vitre, pour découvrir ce soir, ô surprise, sur un trajet pris des dizaines de fois, un vidéo-club (aux néons multicolores bien visibles à cette heure-ci) répondant au nom de « Vidéo America » et une boulangerie (française, bien entendue) appelée « L’Étranger », référence littéraire pour le moins étonnante.
J’aurais pu m’arrêter là, et passer au jour suivant, mais il ne faudrait pas oublier, au café Bibliotic, la photogénie de ce jeune couple, baigné par une lumière provenant surtout de deux petits abat-jour dont le pluriel entraîne évidemment un moment d’hésitation. Derrière eux un mur orange, autour un éclairage joliment diffus et pour ainsi dire parfait, puisque que le garçon est entièrement vêtu de noir, porte d’imposantes lunettes de vue de la même couleur et une chevelure à la frange tout aussi corbeau. Parfait parce que son visage s’éclaire au milieu de cette masse sombre dès qu’il relève la tête, beau comme un Caravage.
Samedi 28 janvier 2017
Et me voilà, mine de rien, avec l’envie de dire au vendeur de ichigo daifuku (des gâteaux à la fraise) que son sweat-shirt Star Wars est super, tellement je suis surpris qu’il porte ce genre de vêtement.
Le film du soir dont on a oublié le titre : l’histoire d’une femme morte qui revient mais qui a tout oublié et donc son mari lui raconte comment ils sont tombés amoureux mais à la fin elle disparait à nouveau et il lit son journal intime qu’il a découvert et alors on a droit à la même histoire encore.
Dimanche 29 janvier 2017
On s’étonnera alors que je et surtout que tu ne sois jamais allé de ce côté, là, si l’on remonte. On grimpe alors, maisons neuves et anciennes, logements vétustes et habitations chic, mixité sociale au milieu des singes.
Le film du soir : ペコロスの母に会いに行く
Lundi 30 janvier 2017
Elles me voient à travers la vitre qui donne sur le côté est, me font signe, approchent, font le tour. Je baisse la radio, une émission sur les lotissements après celle sur la Retirada. J’ouvre ce qui n’est pas la porte d’entrée, mais une des baies vitrées, afin d’habituer à nos usages ce nouveau visage, que l’on va me présenter, je le sais. On se salue, elle me tend sa carte, je file chercher la mienne, je bafouille les phrases d’usage et découvre son nom : 松下. Matsushita, c’est-à-dire Sous les pins. Je pense alors au bord de la mer ; le temps est printanier aujourd’hui.
Mardi 31 janvier 2017
« Vous êtes seul aujourd’hui. » dit-il en me souriant, phrase de connivence. Il est presque midi, les clients vont et viennent ; j’ai connu le café plus calme. Mains froides, j’essaye d’écrire, de décrire, l’homme qui entre avec cette doudoune vert pomme, la femme qui s’installe à côté de moi et sera rejointe par une amie après avoir échangé quelques paroles et un éclat de rire avec la doudoune et après avoir versé dans son café 2 cL de lait. Elle dit « C’est bon » après sa première gorgée, ils disent tellement souvent « c’est bon », surtout dans les films, oishii, oishii. Elle a aussi commandé un toast, version japonaise, très épais, moelleux et recouvert de matière grasse (beurre et/ou fromage fondu). Je remarque alors, entreposés derrière les moulins à café, des parapluies, une vingtaine au moins, oubliés par les clients peut-être. Couleurs variées, hauteurs variables, certains emballés dans du plastique. 12h32, l’odeur du tabac : un homme en costume fume en lisant le journal.
Plus tard, à la radio, une femme parle du Japon et lit un passage de Tanizaki, de cet Éloge de l’ombre, encore et encore. Elle a quelques minutes et parle d’un Japon de sanctuaires, de temples, de rêverie délicate, qui n’est pas le mien. Qui est dans le mien, on le croise bien sûr, c’est si facile et agréable de le trouver, de s’y glisser, d’y respirer, d’y méditer. Alors elle m’agace, avec sa énième citation de ce livre récemment re-traduit et à nouveau re-re-re-cité. Alors je rebondis sur une autre émission, le même sujet pourtant, Tanizaki encore à la fin, pourtant… Mais cette fois, dans ces mêmes lieux racontés par une journaliste et ceux qui l’accompagnent, c’est le réel cette fois, comme celui d’un sanctuaire où rient des jeunes femmes en quête d’un vœu. Et je souris.
Mercredi 1er février 2017
Café Hisui. Je m’assieds sans trop réfléchir à la place, la même que la dernière fois, la plupart des tables sont prises. Rapidement le froid se fait ressentir, je jette un œil alentour, un petit chauffage de l’autre côté et puis… Et puis surtout la porte en face de moi. Le café est léger, pas cher certes, mais léger, voire pas bon. Je note des petites choses entre deux phrases de grammaire. Je note en particulier que nous sommes le 1er février, que dans trois mois exactement tout cela sera fini, et me demande combien de photographies j’aurais empilées sur Instagram.
Salle de sport. Sur cette machine face à l’entrée, pas de problème de chauffage ni de courant d’air, et je pousse une cinquantaine de kilos de fonte en observant les habitudes et le nombre assez important de personnes qui entrent sans dire bonjour au personnel derrière le comptoir. Le contraste est saisissant avec le fond de la salle, où les « merci » sont dégainés par le prof tapant dans la main des participants qui à la queue-leu-leu sortent de son cours. Pas très japonais tout ça, pourrait-on dire, si l’on tombait dans le piège des généralités sociologiques.
Jeudi 2 février 2017
Et, parce que le (très relatif) hasard a fait apparaître le visage de la voisine sur une jaquette de film, nous voici embarqués dans un navet américano-japonaise d’une ampleur inédite dont on taira le nom (du film et de la voisine), d’autant que l’on pourrait plutôt parler des émissions de radio sur Gaudi ou Haussmann, avec le risque, cependant, de moins faire sourire le lecteur.
Vendredi 3 février 2017
Tu n’as jamais vu la terrasse de la gare de Kyoto. Et pourtant. Pourtant, elle offre un autre regard sur ce lieu, que je trouve toujours ingrat, lourd, trop ponctué ici et là de machins, de rondeurs, de trucs…La visite, un jour d’automne, avec B et S et leur regard précis sur l’endroit, me l’a fait voir un peu autrement, mais la première impression, vous savez…
Alors on se retrouve là-haut, après que j’ai fait un tour dans les étages inférieurs, en particulier le sous-sol et sa foule à large majorité féminine, sa foule et ses couleurs, ses odeurs, ses tentations… Mais c’est ailleurs que les papilles exploseront, une nourriture moins fine, une ambiance moins bourgeoise : le sanctuaire de Yoshida parce que c’est Setsubun et qu’on doit chasser les démons (et remplir les estomacs). Oh bien sûr l’ambiance est joyeuse, on goûte ceci et cela, et pourtant la voici, là où l’on obtient un bol de tofu contre quelques centaines de yens et un ticket rouge. Elle est seule. Jeune aussi. Seule au milieu de tous ces gens joyeux entre amis, en couple, en famille. Elle est seule et triste, je trouve. Alors moi aussi, soudain.
Dimanche 5 février 2017
Il suffirait de considérer ce moi trempé jusqu’aux os, qui affronte la grisaille infinie piquée de pointes d’argent comme une silhouette qui ne serait pas moi, pour faire un poème qu’on lirait comme un haïku. C’est lorsque j’aurai oublié le moi présent et que j’aurai un regard purement objectif qu’enfin devenu figure picturale j’entrerai en parfaite harmonie avec le paysage naturel. À l’instant où je me soucierai de la pluie et me préoccuperai de la fatigue de mes jambes, je cesserai d’être le personnage d’un poème ou la figure d’un tableau. Je ne serai plus qu’un citadin mal dégrossi. Mes yeux ne verront plus le déplacement des nuées et des brouillards. Mon cœur ne sera plus sensible à la chute des pétales ni au chant des oiseaux. Et puis je comprendrai moins bien la beauté de ce moi qui s’aventure tout seul dans les montagnes du printemps avec mélancolie. J’ai commencé à marcher en baissant mon chapeau. Ensuite, j’ai avancé en fixant mon regard sur mes pieds. Enfin, j’avais une démarche craintive, le dos rond et les bras croisés. La pluie agitait autour de moi les arbres à perte de vue et menaçait le voyageur solitaire de tous côtés. Je suis allé un peu trop loin dans l’impassibilité.
Natsumé Sôseki ; Oreillers d’herbe
La série du soir : 変身 (Henshin)
Lundi 6 février 2017
Alors il me demande d’où vient cette brume.
Jeudi 9 février 2017
Une gare s’il faut situer, laquelle n’importe il est tôt, sept heures un peu plus, c’est nuit encore. Avant la gare il y a eu un couloir déjà, lui venant du métro les gens dans le même sens tous ou presque, qui arrivent sur Paris. Lui contre la foule, remontant. Puis couloir un autre, à angle droit l’escalier mécanique, qui marche c’est change aujourd’hui, le descend à la salle, vase carré souterrain où les files se croisent une presse se divisent, des masses, un désordre pourtant quantifié par bouffées, l’ordre d’arrivée des trains.
François Bon, Sortie d’usine
Je suis plongé dans la relecture de mon dossier artistique envoyé il y a quelques mois, pour m’en inspirer et envoyer autre chose, des images surtout, et pour peut-être me voir sélectionné. Parfois de la rue, par-dessus le bruit de la circulation s’extirpe la petite chanson du vendeur de pétrole ambulant. La lumière est basse, mais suffisante, elle provient des grandes fenêtres aux huisseries métalliques de cette bibliothèque où je ne viens pas assez souvent. Du ciel gris tombe une neige fragile qui disparait dès le contact avec le sol. Sur quelques feuillages plus accueillants, elle peut éventuellement résister. Soudain, il arrive, je l’avais déjà salué là-bas au fond, toujours la même place, et clic, il allume. Violence lumineuse, c’est si fort que je manque de dire quelque chose.
La suite est à l’image des livres que j’ai entassés devant moi : des lectures sur le Japon (Bouvier, Butor qui cite Voltaire, la mythologie locale, une recette de cuisine etc.) puisque être ici, c’est chercher encore et encore à connaître et comprendre cet ici. Et puis il y a ce premier paragraphe, recopié ci-avant, une claque qui donne envie d’emprunter l’ouvrage et même dans le bus j’en lis quelques pages absorbé. La France me manque pour cela : retrouver la lecture, le rythme de la lecture, les habitudes de la lecture, parce qu’ici je n’ai pas trop l’esprit à ça. Et comme bientôt il faudra revenir, je cherche des satisfactions. C’en est une.
Les fleurs du jours : 西洋桜草
Vendredi 10 février 2017
Pour une fois, descendre à Higashiyama, faire le détour par la petite rivière, longer ce canal, avec derrière moi les nuages flamboyants, dont la photogénie s’arrête lors de la prise de vue à cause de tout ce qu’il y a entre eux et moi. Derrière la roue pastel du zoo, l’horizon dévoile deux montagnes plus blanches, trop loin elles aussi pour le moindre cliché. Avec la nuit, leurs voisines et toute la ville s’enneigeront également, alors on part, le même tour, toujours. Mais cette fois, sous nos pas, le crounch crounch des flocons.
Samedi 11 février 2017
Dimanche 12 février 2017
Le lieu est un souvenir, il faisait chaud mais surtout on se rappelle les hortensias bleus. J’ai en mémoire cette photo prise à travers les sudare. C’était donc en juillet. Juillet 2012, oui c’est cela. Nous y allons, tu te rappelles l’endroit précisément, moi pas ; c’est toi qui conduisais, alors…
Février aujourd’hui, il fait très froid et il n’y a pas de fleurs. Pas de restaurant non plus. Fermé. Abandon triste, que l’on espère juste saisonnier. Mais l’état de la barraque nous laisse peu d’espoir. Le Japon est là, aussi, dans le bois pourri d’une bâtisse délaissée au pied du mont Hiei. On rejoint alors, frigorifiés par le vent, la ville dense et sa circulation. Arrêt dans ce boui-boui entre Kawabata et la Takano où l’essentiel est que le plat soit chaud. Et puis ce petit garçon, joyeux de ce repas dominical.
Le film du soir : 思い出のマーニー
Lundi 13 février 2017
Regarder les images, hésiter, choisir, douter. Alors aller au sport pour respirer. Te retrouver au café B, prendre une bière pour se désaltérer et puis les voilà.
La nouvelle série du soir : Mother. Avec un pluriel sous-entendu.
Mardi 14 février 2017
Premier envoi vers la France : 14,2 kg de livres, vêtements, objets. Ils voyageront en surface, c’est à dire par la mer, et arriveront à destination on ne sais pas quand : dans 2 ou 3 mois.
Deuxième envoi vers la France : 3 séries de 36, 28 et 20 photographies. Par Internet bien sûr. Réponse on ne sait pas quand, en mai… dans 2 ou 3 mois, quoi…
Et puis, comme on est le 14 février, les ichigo daifuku ont une forme de cœur et Y apporte un petit cadeau au professeur de calligraphie. Le mot du jour : 福縁, un de ces mots qui évoque le bonheur, tente-t-on de m’expliquer. Mais à tracer, c’était pas un cadeau…
Jeudi 16 février 2017
Tu m’as emmené dans ta cantine, que tu avais vaguement décrite en commençant par les prix, mais la surprise reste de taille en entrant dans ce boui-boui où ça sent la crasse avant que le nez ne s’habitue et que trois ouvriers n’allument une clope. Tu me proposes de m’asseoir en tournant le dos à l’aquarium afin de profiter du spectacle, des visages, des fauteuils déchirés… Des nishin sobas avalés plutôt rapidement et nous voilà repartis, toi vers le cœur de la ville, moi préférant retourner à pieds à la VK via les chemins arborés, sans savoir pourquoi j’ai la chanson Something stupid qui me vient à l’esprit sur cette pente où étaient autrefois tractés les bateaux de marchandises ; j’ai oublié les paroles.
Vendredi 17 février 2017
Il ne reste quasiment rien dans les tarifs abordables (et transportables) : un prunier plus vraiment fleuri et trois forsythias drôlement perchés. Je choisis l’un d’eux, qui sera prochainement jaune malgré son air mort, et un pot, là-bas, verni de bleu. Après un dialogue tout aussi tordu que le bonsaï sélectionné, le petit monsieur aux cheveux blancs, patient et souriant, emporte le tout… et me voici devant un cours de rempotage gratuit, et vas-y qu’il grattouille… Mais pour les chatouilles, c’était plus tard, lors du récital pianotant et grivois de M.
Samedi 18 février 2017
De cette promenade, oui la même, on rapportera alors quelques fruits, transformés le jour même en une confiture certes un peu amère.
D’une autre, moins banale puisque inédite, non pas à pieds mais en deux-roues motorisé, on rapportera le prospectus d’un charmant restaurant — il faut venir à l’automne, dit-elle. Dans la même rue, la surprise d’un sanctuaire en béton et d’une autre construction aux hublots jaunes. Et puis des yeux, comme deux traits noirs cinglant le visage d’un garçon nu.
Le film du soir : 無伴奏
Dimanche 19 février 2017
Je te retrouve au soleil après avoir fait ressembler ce dimanche à un autre jour : ranger, travailler, nettoyer, japoner, tirer-inspirer-pousser-expirer (ou l’inverse, c’est selon) et s’épuiser (à comprendre cette histoire de numéro pour annuler mon abonnement à partir d’avril). Direction l’antiquaire de Kitaoji dori, pas mis les pieds depuis des lustres et toujours un bric-à-brac malgré un léger effort dans le rangement. Deux plats plus tard, c’est magasin de bricolage, quatre cartons, un rouleau de scotch et trois pots de crocus, c’est la saison n’est-ce-pas et la terrasse est un peu triste. 26 kilos de cartons encore plus tard, la bibliothèque Ikea couleur bleu canard, assortie à ces lunettes que je ne porte plus vraiment et à ce pull malheureusement déchiré au coude gauche à cause probablement d’un frottement quotidien et intensif sur le bord de la table — précisons alors que j’avais prévu de le repriser ce dimanche car je l’aime trop pour le jeter —, la bibliothèque, donc, est plus légère, et l’on note deux cases encore encombrées par des — ou mes, pourrait-on dire pour insister — livres de japonais et de graphisme, et un nombre de pages sélectionnées qu’il faudra encore scanner pour alléger les valises — voire les esprits. Esprits qui, malgré une phrase aussi longue, s’embarquèrent au Chili après un « Oh ben zut on n’a pas vu les amis de K » lors de la promenade nocturne, parce qu’il y a toujours cette histoire de grand-père et d’exil à raconter et qu’elle pourrait peut-être se terminer là-bas. (Et puisque l’on parle d’un grand-père, voir le hasard du calendrier.)
Lundi 20 février 2017
Le film du soir, Picnic, nous embarque chez les fous, mais nous en fait ressortir presque aussi sec, en suivant trois personnages fuir en grimpant sur le mur de l’asile. Léger et sombre, comme les plumes de corbeaux qui voltigent ici ou là.
Mercredi 22 février 2017
Le film du soir : Undo. Pas très attachant.
Jeudi 23 février 2017
Imadegawa, café mémère, petits rideaux, plantounettes, un tableau immense accroché au mur qui nous plonge dans un Venise brumeux aux couleurs passées, tandis qu’en face de moi c’est un poster de Mucha. Je me pose 15 minutes dans cette navigation matinale d’un point à l’autre de la ville pour récupérer ma carte de sécu, repartie à son point d’expédition en novembre, puis pour obtenir le remboursement des frais engagés une semaine plus tôt. Le Japon reste, sous ses aspects fichtrement bureaucratiques, le pays de la simplicité administrative, et surtout celui d’une réelle tranquillité d’esprit : jamais ce ne sera de votre faute, ni trop tard, ni ceci ni cela, bien sûr on s’excuse à votre place, et vous récupérez sans soucis quelques milliers de yens que vous pouvez aller dépenser à la librairie en de nouveaux livres pour continuer apprendre cette fichue langue puisque finalement, ça ne se passe pas si mal que ça.
Vendredi 24 février 2017
Franchir l’entrée du campus, regarder passer quelques étudiants, là-bas d’autres rient à l’entrée d’un bâtiment des années 30. Respirer, sourire d’être là, pour autre chose qu’une simple promenade.
Samedi 25 février 2017
Dimanche 26 février 2017
Funagata. La lumière est forte, le voile de brume la diffuse, éblouissante, transformant les couleurs en demi-teintes : les toits bleus sont devenus fades, le building jaune du pressing est noyé dans le reste. Deux garçons, sportifs dans le rythme et la tenue vestimentaire, nous rejoignent, plutôt silencieux. Vient le moment de la photo souvenir, que je propose de faire, aveuglément. Leur jeunesse rejoint justement mes lectures du soir, après le dîner joyeux entre voisins, sur les relations élèves-enseignants au Japon et les niveaux de langage dans les blogs dans ce même pays. Comprendre cet ici, disais-je…
Lundi 27 février 2017
Midi. La jeunesse est à casquette, les pâtes aux aubergines.
Le film du soir : Shigatsu monogatari.
Mardi 28 février 2017
Une des premières leçons de la méthode Assimil raconte l’histoire d’un homme qui demande à un ami s’il est facile d’ouvrir un compte en banque au Japon et qui, le lendemain, n’ayant plus un sou en poche, annule ce projet, parce que chez Assimil, on aime bien les chutes humoristiques.
Le point commun avec cette journée, ce n’est pas l’état de mes poches, mais l’ouverture d’un compte en banque, et la simplicité — pour un résident. Il suffit d’aller à la poste, de préférence accompagné d’une amie amusant pour papoter durant les dix minutes d’attente, et de repartir. Avec ou sans sous en poche.
Mercredi 1er mars 2017
Sur le chemin vers la cascade, A m’avait parlé de la polyphonie, c’est-à-dire des voix, en soi, qui ont déjà dit les mêmes choses. L’enregistreur me permettait de ne rien oublier, alors je n’avais qu’à écouter, léger.
Et puis nous y voilà. Impression douce, certains sont debout, d’autres assis sur des pierres. Une autre polyphonie. Je me recule, c’est visuellement très informel, et c’est là que se creuse la discussion : on arrive, on respire… et on entame une analyse, des besoins, qu’autour d’une table on n’oserait pas forcément aborder, peut-être par craindre de dire une évidence ou de faire une digression.
Je pense alors à cette scène du film de Joao Pedro Rodrigues, Mourir comme un homme, où les personnages s’arrêtent dans une clairière, c’est la nuit, et ils écoutent une musique, comme le spectateur du film. Peut-être que tout est construit autour de cette scène comme est construite cette journée. Peut-être que je creuserai cette idée, ça ferait une jolie conclusion.
Jeudi 2 mars 2017
Le café de l’IF ouvre trop tard pour satisfaire mon besoin de café, alors je repars là où tu m’as déposé, mais dépasse le carrefour vers le nord, marche à peine, il y a ce petit café, vous voyez, ce genre kyotoïte, une autre époque, figée comme un vieux sucrier en plastique… Il y a la radio, une étagère pleine de mangas au fond, et le patron, soixante-trois ans peut-être, porte un sweat-shirt noir avec « Pazzo company international » en lettres blanches dans le dos. Un client entre juste derrière moi, il fumera bien sûr, et fera de grand slurp en buvant son café, tandis que quelques kanjis occuperont le temps entre descriptions.
Vendredi 3 mars 2017
Je m’approche du comptoir, dépose la note sur laquelle est noté le prix de mon café, et commande des grains de café en me prenant les pieds dans le tapis linguistique et demandant donc des edamame. Rougissant, je me reprends en riant, peut-être n’a-t-il pas entendu, peut-être que derrière moi, non plus, ces deux Occidentaux, venus séparément mais partageant une taille bien au-dessus de la moyenne locale, n’ont pas entendu. L’un, allure fringante de retraité, avait échangé quelques mots avec un autre client dans une langue diluée sans anicroches dans un joli accent anglo-saxon et l’autre, la trentaine prochaine, avait commandé avec peu d’assurance et une forte articulation un café avec du lait avant de s’asseoir et d’ouvrir un livre. Et je crois que c’est en repartant que j’achète des carottes.
L’après-midi, puisque la langue est une obsession de ce journal et de tous les jours, on découvrira le plaisir – alors que l’on craignait de s’ennuyer fermement – d’écouter une conférence sur la traduction d’une phrase du man’yoshû (et plus largement sur l’homonymie des mots japonais).
Samedi 4 mars 2017
Le tour est habituel, mais la compagnie ne l’est pas et le temps, printanier, non plus. Lors du déjeuner qui suit, R nous parle d’un lieu, magique, dit-elle. L’endroit a déjà évoqué par C, un jour de pluie durant une balade où j’étais peu attentif, et nous voilà y filant. Nous découvrons alors quelques rues agréables et donc, au milieu des bois de Yoshida, un havre de paix avec vue sur la ville baignée de lumière. Alors, dans un fauteuil aussi moelleux que le cheese-cake que je déguste par petites bouchées, Philippe Bonnin me parle des ombres perçues à travers les sudare.
Dimanche 5 mars 2017
Alors le petit garçon, qui la veille avait fait de la glace au chocolat sur sa mezzanine sans que ses parents ne s’en inquiètent au début, frappe à la porte pour un échange de jouet. La situation peut vous paraître incongrue, puisque nous sommes adultes. Certes.
Le film du soir : Love Letter. Bof.
Lundi 6 mars 2017
– Et donc heu, si vous nous achetez ça, ça, ça, ça et ça, ça fait ?
– 5200 yens.
– Et si vous emportez tout ?
– 13000 yens. À nous payer.
Mardi 7 mars 2017
Soudain la neige, envisagée par la météo sans qu’on y ait cru. La neige, version tempête qui s’abat brusquement. Alors je patiente un peu, regarde l’heure qui avance, m’impatiente enfin et prends ce parapluie que j’oublierai donc là-bas.
Là-bas, c’est une exposition de poupées, sujet qui m’inspire plutôt de l’indifférence voire des soupirs, et pourtant nous voici, enfantins peut-être, respectueux de l’invitation sûrement, curieux simplement, devant cet art bien local, ces mimiques inspirées et ces kimonos miniatures. Curieux surtout quand on nous explique que la toute première, réalisée dans les années 20, est une prostituée dans une scène d’apostasie, le pied avançant timidement vers ce que l’on suppose être une figure.
Mercredi 8 mars 2017
Gling gling, fais-je avec ma sonnette, insistant. Un gling-gling qui pourrait évoquer le trilililili du passage à niveau que, quelques minutes plus tôt, une petite grande-mère pliée en deux avait bravé en traversant malgré tout, le plié en deux lui permettant sans difficulté de passer alors sous la barrière baissée et ne l’empêchant pas de relever la tête de me sourire en me remerciant même si je n’avais pas fait grand chose à part esquisse le geste de l’aider. Gling gling, donc, Ils tournent la tête et les voilà surpris de me voir. Nous allons au même endroit, parce que FXR y a rendez-vous et que notre curiosité l’accompagne. Alors on respire le papier et le bois, la colle et l’autrefois.
Le film du soir : où des enfants se demandent si, vu d’en haut, un feu d’artifice est rond ou plat.
Jeudi 9 mars 2017
Et me voilà, alors, interrogé par la police. (Qui, sauf erreur, veut juste savoir si j’habite ici et qui me fait donc remplir un petite formulaire rose pour pouvoir me joindre s’il y a un tremblement de terre)
Vendredi 10 mars 2017
Samedi 11 mars 2017
Lundi 13 mars 2017
C’est alors que l’oiseau se pose sur le bord du pot, et vient picorer une fleur si sucrée de camélia. Journée fleurie, journée fleuriste, puisque passe le papa (accompagné) du petit garçon aux fausses boules de glace et puisque je signale au jardinier (qui a passé 10 minutes juste à côté, sans s’en inquiéter) que le kumquat est mort. Le voilà coupé (l’arbre) et plus tard il pleuvra, raccourcissant le rafraîchissement au bord de la rivière.
Mardi 14 mars 2017
Je suis un peu en retard, quelques minutes. Pas le temps de m’installer, je le vois qui va chercher quelque chose, et s’approche avec un sac en papier. À l’intérieur, non pas un cadeau, mais des cadeaux, encore, tampon avec mon prénom en kanjis (有能), de la pâte et tout le matériel pour apposer mon sceau. Il pourrait accompagner le slogan « Plaisir d’offrir » tant éclatent son sourire et son excitation à me montrer comment utiliser tout cela correctement. Joie de recevoir, donc, immense.
Mercredi 15 mars 2017
Vent. Voici un vélo à terre, des poubelles renversées, une écharpe bleue dans un buisson vert, les cheveux d’une femme blonde qui flottent, les sudare qui gigotent, les kakemonos roses d’Omiya qui battent, les petties drapeaux sur Kitaooji qui ondulent, cet homme qui penche la tête, un foulard turquoise sur le trottoir gris et cette petite goutte de pluie venue se glisser du côté intérieur du verre droit de mes lunettes.
Dimanche 19 mars 2017
La rivière est animée, alors forcément je repense aux premiers jours, juillet 2017, la chaleur en moins : une joueuse de flûte, des sportifs bien sûr, la joie chez eux, un peu moins chez moi, le cœur déjà pincé puisque, si je repense aux premiers jours à présent ce sont les derniers et que la table ronde est emballée depuis le matin, prête à glisser sur les océans comme un radeau de vernis orange. À propos de vernis, c’est plutôt rouge aux pieds de J.
Mardi 21 mars 2017
Chercher dans les archives, récentes certes, deux ans à peine. Relire, compléter, préciser, trouver ça pas mal… alors oser le renvoyer.
Mercredi 22 mars 2017
Dans la tête, la musique de cette série regardée depuis quelques jours et au sujet de laquelle je pensais émettre, lundi, une critique sur ce personnage pour lequel (j’en frémis d’écrire cela) visage qui fait peur = terroriste = arabe. La musique dans la tête et autour, ô surprise du calendrier, les dorures, boiseries et vermillons habituellement derrière les grands murs du parc impérial.
Jeudi 23 mars 2017
Je ferme les yeux. On me demande à quoi je pense, alors que j’essaye juste de me concentrer sur le goût du fromage que K vient de rapporter de France. Je crois que c’est là que l’on commence à rire, à imaginer de l’encens au parmesan et des séances de méditation fromagère.
Peut-être qu’avant on avait évoqué Arashiyama, où les photos dans la forêt de bambous sont décidément destinées à être floues et où nous étions allés pour rayer, sur la « Liste des choses à faire et à voir avant de partir », le nom de cette villa d’un acteur célèbre de l’entre deux guerres, villa dont on ne verra rien puisque c’est le jardin que l’on visite.
Vendredi 24 mars 2017
Il est monté quelques stations plus tôt, et puisque il descend, le chauffeur du bus nous demande d’attendre à nouveau, puis se lève, détache le fauteuil roulant, installe ce qu’il faut entre le bus et le trottoir… et voici, accourant à nouveau, le chauffeur du bus qui nous suit, pour aider. Je regarde la scène en pensant à la France, à la visibilité des handicapés, lorsque passe, sur le trottoir, un aveugle, jolie coïncidence enfonçant le clou de mes pensées.
Et voici qu’à la salle de sport, dans l’indifférence générale, et presque sans émotions de ma part, je me retournai, regardai cet endroit et soufflai entre mes lèvres un sayonara fataliste (que les lecteurs réguliers auront déjà lu le dimanche 19, mais c’était une erreur).
Samedi 25 mars 2017
Soudain dans le champ d’en face, le ballet étrange d’une lumière dans la nuit. Il semblerait qu’on désherbe aussi de nuit, ici.
Dans le vase, l’iris qui rabougrit.
Dimanche 26 mars 2017
Lundi 27 mars 2017
Aller chez Yodobashi pour annuler nos contrats de téléphone… mais il faudra le faire le dernier jour. (???)
Aller à la gare pour acheter des billets de train… mais il faudra le faire le jour-même. (???)
Aller n’importe où et entendre « kashikomarimashita », « kashikomarimashita », « kashikomarimashita », « kashikomarimashita », « kashikomarimashita », « kashikomarimashita », « kashikomarimashita », « kashikomarimashita ». (!!!)
Vendredi 31 mars 2017
Sur la « Liste des choses à faire et à voir avant de partir », nous voici rayant la Villa Katsura, visitée donc un dernier matin de mars, peut-être en quelque sorte un dernier jour d’hiver, puisque ciel bas qu’on pourrait dire maussade et qui finira tellement menaçant qu’il pleuvra un peu plus tard. La Villa Katsura, j’en dirais beaucoup plus si je n’avais pas observé les visiteurs et ce guide, imper bleu pétrole et chapeau, parapluie au coin du bras, humour au coin de la bouche. La Villa Katsura, j’en dirais beaucoup plus s’il était dans mes habitudes de m’arrêter sur ce genre de description d’une autre époque, alors que finalement, cette cafétéria où nous nous sommes arrêtés après pour un café serait plus à même de satisfaire mon goût de la description, avec en premier plan la serveuse nous désignant le coin des soupes puisque, je vous l’ai dit, c’était une cafétéria, fermée uniquement de 5h à 7h, tant pis pour les lève-tôt.
Samedi 1er avril 2017
最後の月. Et ce n’est pas une blague.
Dimanche 2 avril 2017
Les derniers jours, Lutz Bassmann les passa comme nous tous, entre la vie et la mort. Une odeur de pourri stagnait dans la cellule, qui ne venait pas de son occupant, encore que celui-ci fût à l’article de et se négligeât, mais du dehors.
Antoine Volodine ; Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze
Je lis ces premières lignes et les suivantes, cela me plait, d’autant que sa présence a récemment éclairé par deux fois son travail, un éclairage peut-être dû à la couleur des yeux, à l’humour pétillant, à l’homme brillant (vous notez le champ lexical, hein ?). Je referme l’ouvrage, le retourne, ignore ce qui est écrit sur la quatrième et décolle délicatement la petite étiquette de 2020 yens, qui arrache malgré tout la peau du livre, dorénavant négligé du dehors
Lundi 3 avril 2017
Soudain, c’est l’effroi et la tristesse. Elles ne sont plus là. Les photographies, épinglées sur le panneau d’information du sanctuaire, ont été retirées ; il ne reste plus rien, rien qu’un fond verdâtre. Il me reste une ou deux images, prises au téléphone portable, et le souvenir de ces tirages aux couleurs irréelles ayant subi l’humidité, le gel, l’été, l’hiver, la lumière passant par dessus les cyprès, le vent s’infiltrant derrière les vitres coulissantes en plexiglas et le regard étonné des passants.
Mercredi 5 avril 2017
Soudain un vide de plus : le canapé est parti, grimpé sur une petite voiture bleue conduite par un jeune homme avec une serviette sur la tête. Alors c’est la journée que l’on remplit après avoir retrouvé CetE, par un axolotl dans l’aquarium d’un boui-boui, par la visite du Oba-in et du Kohrin-in, par un arrêt improvisé chez D, par le marchand de shoyu et cette balade dont on ne se lasse pas…
Au retour, de la fumée, c’est l’activité qui reprend dans le champ d’en face, jauni parce que saupoudré récemment d’on ne sait quoi ; demain ils laboureront pour faire pousser du maïs me dit le jeune homme dont l’activité locale depuis l’an dernier était surtout de venir jeter un œil au champ puis de tapoter sur son téléphone assis dans son immuable camion gris. Je lui précise alors que nous allons bientôt partir, et à mon japonais claudiquant il répond par un mouvement de main rapide et un sayonara dans un sourire radieux.
Vendredi 7 avril 2017
Bus 6. Je pars rejoindre C et E, espérant que le canal longeant Kawaramachi est encore baigné de rose pâle et de badauds photographes. Je tourne le regard, le détachant du petit écran où je viens de consommer quelques kilos octets inutilement grâce à un abonnement qu’il faudra rompre le dernier jour d’utilisation sans trop comprendre par quel esprit rigide et quel process hiérarchique de validation ce type de règle s’est imposé. De l’autre côté de la vitre un peu sale à cause d’une chevelure grasse appuyée récemment, un homme, debout, penche la tête : il dort, ou fait en sorte de. Changement inédit à Omiya et me voilà donc au milieu du rose pâle et des badauds. Moi-même le suis, badaud esbaudi, et ce n’est qu’un beau début. Chabadabada.
Lundi 10 avril 2017
Mardi 11 avril 2017
Il me fallut alors affronter la pluie pour ce rendez-vous de 10h30 au consulat, affronter la pluie et les éclaboussures de sable ; étant un peu en retard, j’avais intérêt à longer les berges de la kamo. Frrrt frrrt frrrt faisait donc sur le chemin du retour le système mécanique du destrier Panasonic, dérangé par quelques grains intempestifs disparus un peu plus tard après un nettoyage en règle.
Mais c’est sur le chemin du retour que vous permettrez que je revienne et que je m’arrête un instant, ignorant comme souvent les usages réglementaires pour passer au présent de narration. Car voyez-vous, Kyoto est actuellement littéralement, totalement, improbablement, héberlument baignée de rose pâle sous l’effort printanier des variétés de cerisiers. Depuis plusieurs jours, j’ai beau n’aborder ce sujet que par touches discrètes, c’est une véritable effusion, irréelle, et le lecteur que vous êtes se trouve alors surpris : non, je n’ai jamais été à Kyoto en avril et je suis donc, là, pantois : la ville est rose (ô toulouuuuhouuuhouzeeeuuux).
Soudain, donc, chemin du retour, pluie légère qui s’intensifie, tu m’appelles, je m’arrête, je suis passé par le parc impérial où les gravillons détourne l’attention, je te dis qu’il pleut et je décide finalement d’aller plutôt par là-bas après avoir raccroché car le feu est vert — vert car tout n’est pas rose. C’est là que tout commence, parce que ces arbres transforme les rues, et que j’en emprunte une, inédite, bordée de mètres cubes de pétales, pour découvrir vingt mètres plus loin un temple inédit, et donc, sont-ce les fleurs ou l’état imbibé, mais quelle émotion, alors j’y reste, et même dans la salle de prière je prends mon temps, il faut dire que le plafond est splendide, que les couleurs sont fascinantes, qu’il y a une cloche que l’on peut faire sonner et que je ne suis pas très doué, et finalement après tout cela je poursuis ma route et le paragraphe et moi reprenons notre respiration. Autre rue, si souvent empruntée, le regard là encore attiré par les arbres aux couleurs inédites, un sanctuaire, une femme seule sous son parapluie et à l’esprit un sentiment étrange : cette ville que bientôt nous quitterons, cette ville est un mystère.
(Bon ensuite je pourrais vous parler du cardigan fichu à cause du blouson rouge qui a décoloré sous la pluie malgré le vêtement (pas vraiment) imperméable mais ça risque de casser l’ambiance.)
Mercredi 12 avril 2017
Jeudi 13 avril 2017
“There are too many bicycles”, me dit-elle, mais je ne sais pas ce qui m’étonne le plus sur le campus : le nombre de deux roues, l’effervescence de la rentrée, une file d’attente exclusivement masculine ou la présence, là aussi, du rose pâle des cerisiers.
Les bords de la kamogawa, sous un chaleureux ciel bleu cette fois-ci, attirent les visiteurs et mon œil d’un rendez-vous à l’autre. Il y a même des pétales dans les pissotières, me dis-je en souriant de cette phrase sentant l’oxymore.
Samedi 15 avril 2017
Professeur, vous avez une question ?
Dimanche 16 avril 2017
Nous revoilà au point de départ : les voilages sont accrochés, la chambre est à nouveau la chambre, le petit matelas pliant est à même le parquet… Il reste deux semaines, et tant d’inédits, comme un wagashi chez Toraya face au jardin.
Soudain son visage, amaigri, qui raconte peu après sa crise cardiaque de novembre. Dans la salle à côté, des photos d’autrefois, et puis là-bas, au sud, dans les tristes salles de classe qui ne voient plus d’enfants que par la fenêtre, la beauté d’un travail, l’air d’une chanson.
Lundi 17 avril 2017
Bar de l’hôtel Okura. Un café. La musique de fond, recouverte par quelques frottements sur la moquette, de multiples claquements de talons sur le (faux ?) marbre et par les tasses et les soucoupes qui s’entrechoquent, oscille entre Les Parapluies de Cherbourg, un air de berceuse que mes lacunes ne me permettent pas de nommer puis l’improbable instrumental à la flûte de la chanson A Groovy Kind of Love de Phil Collins. Le fauteuil que tu as laissé éloigné de la table en partant entrecoupe le champ de l’image ; je n’ai pas pris mon appareil photo. Elle regarde, comme moi, l’écran de son téléphone portable, sans me viser. Elle regarde peut-être la météo, inquiète, comme moi, qu’il pleuve un peu trop fort.
Mardi 18 avril 2017
…
Mercredi 19 avril 2017
« Her name is Simone, like Simone Signoret. » De l’autre côté de la vitre blanchâtre en raison d’un système électrique magique qui permet de la rendre opaque, Jean Rault raconte de sa voix douce la rencontre avec ses personnages, la genèse, les gens, les regards.
Plus tard A me dit qu’il ne faut pas arrêter ; c’est peut-être la plus belle des motivations. Qui donne même envie de chanter, tiens !
Jeudi 20 avril 2017
Alors, de ce petit restaurant de pâtes, je remonte vers la maison avec en tête le travail à terminer.
Mais c’est le dernier trajet à vélo, alors je ralentis, m’arrête, regarde, retiens, pense à tout cela, à tout ce que je ne verrai plus, plus du même œil en tout cas si un jour peut-être j’emprunte ces mêmes rues.
Lundi 24 avril 2017
Je viens de lui rendre une bonne trentaine de cintres, j’en rigole, elle aussi un peu, me surprenant plutôt. Avant de franchir la porte, je me retourne, lui dis que c’est la dernière fois, que je rentre en France. Alors, soudain, au milieu d’une phrase incompréhensible, elle m’offre un grand sourire, encore plus à l’opposé de son austérité habituelle d’employée de pressing.
Mardi 25 avril 2017
Alors on entre, en baissant la tête. Levant les yeux, nous sommes surpris par l’immensité et la vétusté de cette maison qui accueille dorénavant ce frigo, cette machine, ces fauteuils, ces boîtes de rangement qui ne sont plus les nôtres. Au plafond, le néon clignote, signe lumineux d’un habitat que l’on dira spartiate et où l’on cherche les prises et le bonheur du couple. La future femme de F, qu’il nous présente comme gêné, sans articuler est là ; mais on le sait timide. On nous a dit qu’elle l’est aussi, d’ailleurs, à peine un petit cadeau glissé entre les mains, on ne la reverra pas.
Mercredi 26 avril 2017
Évidemment la mariée était belle. Et nous flattés. Flattés d’être les seuls personnes hors de la famille. Honorés d’être donc un peu de la famille. Heureux aussi, d’un point de vue plus ethnologique et curieux, de vivre un mariage shinto dans ce sanctuaire, si beau, un peu le nôtre d’ailleurs, jolie occasion de lui dire au-revoir.
Jeudi 27 avril 2017
Dans le carnet, les jours sont silencieux depuis le 18 avril mais ici je leur cherche un fantôme, une expression. Parce que les mots n’ont pas le temps. Ils n’ont sûrement pas non plus la force d’exprimer ce qu’il y a à dire. Ils n’ont peut-être pas non plus envie de l’exprimer. C’est toujours un peu malvenu, de pleurer sur son sort quand on a été si chanceux.
Les mots devraient donc exprimer plutôt ici tout l’amour donné par nos amis, ceux qu’on a laissés en France depuis trois ans et ceux qui, ici, depuis des jours et des semaines nous donnent signes et étreintes en nous disant qu’on va leur manquer.
Vendredi 28 avril 2017
La fête est finie. Ils ont décroché les tentures rouges et blanches. Quelques fleurs subsistent sur les cerisiers derrière le portail. Je remonte sur mon vélo après ce dernier café, ce dernier coup d’œil sur le jardin et la glycine qui commence à y fleurir, cette dernière discussion avec « la dame du café » à qui j’ai essayé d’expliquer que la pivoine serait mieux en pleine terre et qui m’a remercié lorsque je lui ai demandé si je pouvais la photographier. Portrait serré et vue plus large avec la fleur à côté d’elle, elle rejoint ainsi les autres commerçants de Takagamine dont le visage est ainsi conservé dans un grand éclat ou un demi-sourire gêné : la mamie marchande de légumes, la dame de chez Higuchi san, le vendeur de bonzaï, le pépé à mochis et bien évidemment la boulangère.
Moi aussi je les remercie, ils ont été, au fil des mois, par leur amabilité rassurante, leur accueil qui dépassait les formules toutes faites, leur simplicité, un lien inestimable avec ce pays.
Juste avant, j’étais retourné dans ce petite temple découvert la veille, caché au bout du chemin barré d’une chaîne. Le charme du presque rien s’y imposait et je souhaitais conserver une image du lieu qui m’appelait à revenir : mon quartier avait donc encore de belles surprises, cachées derrière les bagnoles abandonnées par les moines.
L’après-midi, c’est dans un autre temple où je n’étais jamais allé, le Todaiji, immense, que je viens me recueillir un moment. Des êtres dorés, puis des oiseaux dans une autre salle, surplombe notre présence. Je repense à ces trois années, les images défilent, accompagnées par ces êtres flottants guidant mon prochain envol après cette migration. Dehors des cris, autour le bruit des sacs en plastique dans lesquels sont déposées les chaussures et devant moi le frottement régulier du balai sur le tatami.
Enfin, même s’il y a tant d’autres choses à dire, à décrire, à rappeler, à ne pas oublier, comme cette jeunesse éclatante en uniforme scolaire sur le parvis de la gare faisant des selfies à outrance dans un chaud soleil et une joie rafraichissante, enfin le sanctuaire près de la Villa Kujoyama atteint une dernière fois après avoir gravi le petit chemin tant fleuri d’iris shaga. Le chant des grenouilles ici, le bruit de l’eau là-haut et un corbeau qui s’éloigne et croasse. La lumière est si belle à travers les feuillages ; comment ne pas pleurer ?
Samedi 29 avril 2017
En ce moment, j’ai des Japonaises venues faire de la varape à Fontainebleau.
Partir.
Il y a les gens. Il y a les gens, les amis, les visages, on s’en éloigne mais on se verra bientôt ou dans un an, s’appellera, s’écrira, on se dit pour se rassurer que ce sera juste différent, surtout quand on se donne rendez-vous dans le même avion lundi ou à Paris dans 8, 15 ou 33 jours.
Il y a la maison, quittée aujourd’hui à reculons. Il y a cette maison dans laquelle je m’étais tellement senti chez moi, peut-être plus qu’ailleurs, plus que jamais. Avec elle, je n’ai plus rendez-vous.
Dimanche 30 avril 2017
Eux aussi, ils se détournent. La maison-thé, la maison-fête dit au-revoir à ses amis. Et ce n’est déjà plus comme avant, dit-elle.
Ce dernier jour est pourtant, un peu, comme les 1059 qui l’ont précédé depuis ce 30 mai 2014 où nous avons eu la clé de notre maison : la rivière, une expo photo dans un lieu fascinant, une petite fille au prénom estival, un boui-boui pour déjeuner avec un improbable programme à la télé, du saké, une tablée. Le Japon, en somme.
Mardi 2 mai 2017
« Tu regarderas les gens », m’as-tu dit. Mais j’ai glissé l’été 80 de Duras dans mon sac, pas vraiment choisi par hasard, et voici que je le lis. Premier trajet en métro depuis novembre dernier et surtout premier trajet en métro de cette « nouvelle » vie française, mais je ne regarde pas les gens. Je lis. Je n’ai pas besoin, plus besoin de regarder les gens comme je le faisais à Kyoto pour ne pas les oublier, pour les étudier. Je n’en ai même pas envie. Je veux lire. Je veux lire Duras, ça, comme quelque chose de fondamental, lire ces chroniques, ce regard sur le monde et sur la plage où le petit garçon pleure et qu’elle nous laisse le temps de comprendre pourquoi il pleure : parce que la beauté de la mer.
Je ne veux pas regarder les gens, car je veux leur parler. Car je peux enfin leur parler. Je ne suis plus témoin timide d’une langue mal apprise et mal maîtrisée. Je peux blaguer avec le vendeur de frigo de chez Darty, avec la caissière de Carrefour.
Et peut-être que je lis pour ignorer ce qui se passe autour, les sièges en skaï bleu de la ligne 7, les affiches publicitaires idiotes, et me croire encore là-bas.
Jeudi 4 mai 2017
Ça va le déballage horaire ?
Jeudi 1er juin 2017
Un mois. Après tous ces mots et toutes ces images, le silence s’est imposé. Comment revenir et poursuivre la construction de ce journal, comme ça, l’air de rien ? Alors je prends mes distances. Je cherche peut-être à regarder autrement le temps qui passe, je cherche peut-être à m’exprimer autrement, mais je ne sais pas si cela est possible. Les images aussi s’offrent en pointillé dans le viseur ; elles sont parties respirer l’air de la campagne, elles ont ignoré la ville retrouvée.
Le Japon est loin. La France est là mais à travers un filtre. Le regard sur mon pays s’exprime en privé, dans quelques messages, dans les conversations, il fournit son lot d’interrogations, d’introspection, d’étonnements, d’agacements, de manques, de joies, de retrouvailles. Images, odeurs, goûts, bruits, coûts, habitudes, attitudes, images en mouvement sur l’écran, visages connus, horizons revus, et puis les gens, les gens qu’on ne connait pas qui parlent tout autour. Revenir est un virage. Bien plus étrange, peut-être plus raide que celui qui s’est produit il y a trois ans en arrivant là-bas. En bas de ma fenêtre, il y a le tumulte de la ville, la circulation, les clients qui sortent du supermarché, les éboueurs mais je regarde au-delà. On me demande si ce n’est pas trop dur. Non, ce n’est pas trop dur, c’est autre chose, c’est une fumée, une autre enveloppe.
Le Japon est loin mais il ne peut pas être absent : Kaori Ito sur scène, ces stands au Grand Palais, des films sur petit ou grand écran (Chris Marker, Mizogushi, Sayonara, Sword art online…), cette amie que l’on verra demain, bien sûr les évocations dans les conversations, bien sûr les échanges brefs avec ceux qui sont là-bas, ce gâteau au yuzu pour mon anniversaire et les enfants asiatiques dans le métro qui m’y raccrochent aussi dans un grand embrassement du continent oriental.
Depuis quelques jours, c’est aussi le franchissement d’une nouvelle année et le franchissement d’une ligne inédite ; autour de moi il y a l’indicible.
Jeudi 15 juin 2017
Alors elle cite Annie Ernaux, et je lui réponds que je la connais très bien. Comme si l’auteur, à tant offrir son intimité, était une intime. Je me reprends, précise que c’est l’œuvre que je connais très bien, surtout les références à la photographie, La Honte, L’Usage de la photo lu la première fois en Italie et je revois le livre posé sur le lit là-haut. La photographie donc, puisque c’est de cela que l’on parlera, de photographie, celle qui accompagne les mots, celle qui nourrit les mots, qui les remplace ou les déplace. Celle qui nourrit les souvenirs, les remplace ou les transforme. Et puisque l’on parle de mots, ici voici les miens, trois heures plus tard. Le ciel rougeoyant est devenu ardoise, le rideau a été tiré de l’autre côté du mur et un rire déborde du film que tu regardes. À ma gauche, le désespoir d’un livre d’exercices de japonais ; à ma droite l’air mécanique d’un ventilateur.
Jeudi 29 juin 2017
Sur l’écran 16/9 Samsung aux couleurs étrangement délavées, la carte de l’Île-de-France est parsemée de marqueurs : l’une de mes missions en cours va m’entraîner ici ou là, autour de Paris ou intra-muros. Je ne sais pas encore ce que je photographierai, je ne sais pas encore que je m’étonnerai ou m’agacerai de constructions dorées, colorées, biscornues, vaines, fascinantes, inaccessibles, immenses, avec bien sûr parfois ni étonnement ni fascination, juste de l’indifférence, l’œil dans le viseur et puis c’est tout. Je ne sais pas encore non plus que je bougonnerai de ces façades de palaces gâchées par des véhicules noirs et rutilants – et l’on pourrait alors parler du Japon, où les voitures ne polluent pas (visuellement) les rues, sauf quand leur chauffeur pratique l’un des sports nationaux : le stationnement en double-file.
Le retour en France est donc décidément un voyage incessant, plus loin que la petite couronne parisienne, puisque récemment on glissa vers Fontainebleau, on s’embarqua pour Tours et l’on s’emballa pour Nantes, l’amitié nous faisant pousser des ailes, des ailes ou des ailerons puisque enfin nous nageâmes dans cet océan étonnement chaud sur cette côte pornicaise que je découvris. Enfin l’océan !
Lundi 3 juillet 2017
Que peut on raconter d’intéressant ou d’utile ? Ce qui nous est arrivé ou bien est arrivé à tout le monde, ou bien à nous seuls ; dans le premier cas ce n’est pas neuf et dans le second cela demeure incompréhensible. Si j’écris ce que je ressens, c’est parce qu’ainsi je diminue la fièvre de ressentir. Ce que je confesse n’a pas d’intérêt. Je fais des paysages de ce que j’éprouve.
Fernando Pessoa ; Le Livre de l’intranquillité
Je regardais accroupi les tranches, les titres, en bas à gauche, par là. Il y avait celui là, un peu plus gros. et il y avait ce nom qui évoquait les derniers jours au Japon, ce nom portugais. Il y a eu cette expression « journal intime » sur la quatrième de couverture et comme une conséquence le regret de tous ces espaces vides sur ce journal-ci, vides des mots de Pierre Michon par exemple, puisque les mots sont toujours là autour de moi, lus. Lus mais tus. Je rouvre alors ici la bouche et redéploie les jours après cette journée à marcher, marcher encore dans Paris, Paris multiple, riche, pauvre et snob, discrète et aguicheuse entre les arrière-cours où ça gazouille à peine et la place Vendôme où ça zoome à tout va. Sur la couverture du livre, Pessoa, donc ; il marche. Mais il semble que c’est l’hiver.
Mardi 4 juillet 2017
Mardi 25 juillet 2017
Il y a des chansons. Des chansons qu’on écoute un jour plus attentivement. Autrement. Elles disent soudain quelque chose par-dessus les nappes. Je vis avec certaines d’entre elles, elles ont pointé un virage, une perte, ainsi ne puis-je plus les écouter comme avant ce jour de novembre, ce jour de mai.
Nous sommes en juillet et certains vont à la plage regarder l’océan. De quelle couleur est leur horizon ?
Mercredi 26 juillet 2017
Métro. Son appel m’étonne. Je décroche. Il me dit « Oui c’est XG ». Il me dit donc son nom. Le vrai. L’autre. Pas celui sur Facebook. Je n’ose alors pas réagir en entendant ce nom de famille, rare et donc retenu depuis les années ; nos derniers échanges à propos de RK datent de 2009. Il souhaite me parler de ces images japonaises regardées hier et que j’ai « aimées » aujourd’hui mais puisque dans le métro, j’écourte la conversation.
Nous la reprenons plus tard dans un moyen de transport pas encore parti en destination de Thomery, étonnés de cette coïncidence. Mais puisque l’on démarre à nouveau, j’écourte la conversation. Qu’il faudra reprendre.
Jeudi 27 juillet 2017
Sur l’écran, les dates du séminaire du BAL. Elles imposent une présence, la mienne, à un moment donné, les 23 et 24 octobre et en un lieu, à Paris. Le thème : « L’image, sans l’homme. » Je lis le titre, j’y vois le sens qu’ils ne voulaient sûrement pas donner.
Alors, puisque un peu plus tôt j’ai longuement parlé du projet à C lors de notre marche dans les petites rues écrues de Thomery et sous le manteau vert de la forêt de Fontainebleau, puisque ainsi que je me suis convaincu – ne l’étais-donc je donc pas déjà ? – du besoin d’y aller et qu’elle m’a convaincu encore plus, me voici cherchant quelques dates, celle du départ là-bas et du retour sans destination. Et me voici m’envolant, car le désert me tend les bras, le Pacifique m’appelle, et mon hispanité m’embarque comme l’exil, autrefois, pour d’autres. Tu seras alors aux antipodes, où les regards sont en amande mais tout aussi noirs. Cela ressemble à une coïncidence géographique mais c’est bien plus, c’est au-delà et cela pourrait devenir un autre livre. Antípodas.
« Écrire, c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit. »
Marguerite Duras, Écrire
Vendredi 28 juillet 2017
On s’était promis de travailler encore après le dîner : les journées sont studieuses. Celle-ci s’était cependant terminée en une session de bricolage inattendue ; le portail ne coince plus, la douche ne s’effondre plus. Mais au moment du dessert, malgré un cake décevant, la conversation s’envole et se creuse. Oxymore ?
Samedi 29 juillet 2017
Dimanche 30 juillet 2017
Le hasard, après quelques jours passés chez C, d’une émission sur la traduction et ses mystères, sa beauté, son effacement. Et soudain Claude François ; parce que My Way ce n’est pas Comme d’habitude. Rien n’est plus comme d’habitude. Alors plus tard, 3ème partie de l’émission, la voix de Frank Sinatra envahit la petite cuisine. Les premiers mots m’emmènent ailleurs, par-dessus les toits du 20e arrondissement, pensant au way : le chemin et la manière.